l’individu minoritaire

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Durant la première moitié des années 1990, en France, la rhétorique républicaine renvoyait tout discours minoritaire dans l’enfer politique d’un communautarisme réputé étranger à notre culture. La République, nous expliquait-on, ne connaissait, et surtout ne reconnaissait pas les communautés. Sans doute les appartenances de groupe n’étaient-elles pas nécessairement niées, occultées ou réprimées. Du moins n’avaient-elles pas droit de cité - elles n’existaient ni ne devaient exister politiquement. Bien sûr, on pouvait être, et même se dire, femme ou gay, breton ou arabe, tout comme, dans la tradition républicaine, il est possible d’être juif ou musulman, tant que ces appartenances restent confinées dans la sphère privée. La laïcité servait ainsi de paradigme : les identités étaient légitimes, et même leur affirmation, à condition de n’être pas au principe d’une revendication, autrement dit, d’une politisation. C’est que la sphère publique ne tolérait aucune médiation entre la nation et le citoyen, dont nulle communauté ne devait troubler le face-à-face.

Ce modèle national d’une culture politique qu’on disait héritée de la Révolution prenait alors tout son sens par contraste avec les Etats-Unis : « l’Amérique » était censée se fragmenter en communautés « ghettoïsées », sous l’effet conjugué du féminisme et du mouvement homosexuel, de la politique des races et de l’ethnicité. Comme la laïcité pour la France, le multiculturalisme servait ainsi de paradigme pour penser la culture politique américaine dans son ensemble. Cette vulgate s’imposait d’autant plus aisément dans le débat public français qu’elle reprenait les termes de la polémique contre le « politiquement correct » qu’au début de cette même décennie les conservateurs engageaient de l’autre côté de l’Atlantique. Ce que j’ai proposé d’appeler « l’épouvantail américain » [1] se comprenait pourtant moins par rapport aux Etats-Unis qu’en référence à la France. Dans la rhétorique républicaine, « penser l’Amérique », c’était rendre impensable chez nous toute politique minoritaire, condamnée à n’être jamais qu’une politique identitaire, fatalement étrangère à notre culture.

Sans doute ce culturalisme n’allait-il pas sans ambiguïté, puisqu’il revenait, pour conjurer le changement, à invoquer une culture supposée immuable. Ainsi, le multiculturalisme était-il vraiment le principe fondateur des Etats-Unis, toujours déjà inscrit dans leur histoire, ou bien au contraire cette inquiétante innovation ne venait-elle pas, depuis peu, ébranler la nation américaine ? Mais on s’accommodait d’autant mieux de cette ambiguïté qu’elle trouvait sa contrepartie sur le versant français : la tradition républicaine suffisait-elle vraiment à proscrire de notre culture tout communautarisme, ou bien au contraire « l’américanisation » politique nous menaçait-elle aussi ? Bref, le culturalisme avait pour vocation de rendre impensable une évolution redoutée : comme toujours, il servait de rempart contre l’histoire.

Dans ce cas, le déni de l’histoire redoublait d’ailleurs. En effet, le culturalisme de cette rhétorique, renvoyant l’alternative politique actuelle à un contraste national immémorial, permettait aussi d’en faire oublier la construction, alors toute fraîche. Rappelons-le, « l’Amérique » n’a pas toujours été chez nous la patrie du communautarisme ; dans la vulgate intellectuelle antérieure, c’était au contraire le pays de l’individualisme. Avec Tocqueville, les libéraux français des années 1980, moins soucieux de république que de démocratie, loin de dénoncer la culture politique américaine, s’en réclamaient du reste, dans le but revendiqué de finir, c’est-à-dire d’en finir avec la Révolution française. Et s’il fallait s’inquiéter d’un péril démocratique, il n’était pas question de l’aller chercher dans les minorités, mais dans la majorité ; non pas dans la revendication d’une différence, mais dans l’indifférence hédoniste ; non pas dans la fragmentation communautariste, mais dans le conformisme individualiste. Ce ne sont pas seulement les transformations de la société, mais aussi les avatars de la rhétorique, qui s’effacent ainsi au début des années 1990.

C’est à un autre renversement rhétorique que nous assistons aujourd’hui. On pourrait sans doute le faire remonter à 1997 : c’est alors que, la gauche revenant au pouvoir, PaCS et parité sont engagés à l’initiative de la nouvelle majorité [2]. A l’évidence, la politique minoritaire, qu’il s’agisse des homosexuels ou des femmes, ne peut plus dès lors se confondre avec une politique identitaire. Aux républicains, les partisans des deux réformes empruntent en effet l’universalisme : le nouveau statut du couple n’est pas réservé aux homosexuels, et la nouvelle définition de la représentation politique ne suppose aucunement que les femmes représentent leur sexe. En même temps, le partage républicain entre les sphères publique et privée s’en trouve ébranlé : la parité n’est pas sans incidence sur l’organisation de la vie domestique, et le PaCS propose une reconnaissance sociale à des formes de la vie intime. Bref, l’alternative rhétorique des cultures politiques républicaine et communautariste devient inopérante.

C’est pourquoi, dans un premier temps, on a vu émerger une rhétorique éphémère. Contre le PaCS et la parité, il n’était plus possible de se réclamer de principes républicains sans paraître se contredire : comment invoquer l’égalité sans combattre la discrimination ? C’est pourquoi certains ont invoqué des arguments qu’on pourrait dire « méta-politiques », en l’absence de principes politiques cohérents sur lesquels s’appuyer : tous les discours sur « l’ordre symbolique », mêlant les références anthropologiques et psychanalytiques, restent incompréhensibles si l’on oublie la contrainte qui explique leur émergence. Bien qu’elle vise des minorités, la logique anti-discriminatoire qui sous-tend les deux réformes est clairement universaliste : comment s’y opposer dans les termes de la rhétorique républicaine ? A défaut de valeurs politiques, ce sont donc des vérités supposées scientifiques que l’on a d’abord tenté d’opposer à la nouvelle politique minoritaire : un temps, il ne fut question que de structures anthropologiques ou psychiques.

Ce temps est révolu. La rhétorique fondée sur l’expertise en sciences humaines a vécu, du moins dans le registre anti-minoritaire : naguère en vogue, elle semble déjà datée. Qui s’en réclame encore aujourd’hui ? La voici reléguée au magasin des curiosités de l’histoire intellectuelle. La raison de ce rapide discrédit est assez simple. Avec l’actualité, l’impensable est devenu pensable. Mieux : le succès conjugué du PaCS et de la parité a pu donner le sentiment d’une évolution nécessaire - en quelque sorte, un sens de l’histoire. L’opinion, les médias, et bientôt les politiques ne se sont-ils pas convertis ? Qui conteste encore aujourd’hui l’une ou l’autre des deux réformes ? Dans ce contexte, les intellectuels, s’ils refusent de se laisser taxer de conservatisme, fût-il de gauche, n’ont guère le choix qu’entre le ralliement à l’esprit du temps, et l’invention d’une nouvelle rhétorique pour contrecarrer la politique minoritaire.

Comment conférer à la rhétorique anti-minoritaire les couleurs d’une gauche progressiste, tout en ralliant bien au-delà, comme ce fut le cas pour la rhétorique républicaine ? Il ne suffit pas, comme ce fut le cas pendant les batailles croisées du PaCS et de la parité, de jouer le féminisme contre le mouvement homosexuel. C’est de nouveau, comme aux beaux jours républicains, le discours minoritaire dans son principe qui est visé, et non telle ou telle de ses composantes. Mais faute de pouvoir engager la bataille sur le terrain de l’égalité, et de la discrimination, la rhétorique anti-minoritaire pourrait bien mener le combat en termes de liberté - opposant la norme, garante de cohésion sociale, à la tentation libertaire, définie comme asociale. Et c’est ici qu’on voit comment fonctionne la rhétorique, qui recycle des formes anciennes à des fins nouvelles.

Aujourd’hui en effet, comme pour renouer avec les années 1980 (premier recyclage), c’est autour de l’individualisme que s’élabore une nouvelle rhétorique. Dans la formulation qui s’ébauche sous nos yeux, la norme majoritaire ne s’oppose plus à la fragmentation communautariste, mais à l’anomie individualiste : c’est que le narcissisme minoritaire, drapé dans le langage politique des droits, donnerait à l’individualisme contemporain son expression la plus extrême. La critique morale de l’égoïsme rejoint ainsi la critique sociale de l’individualisme. Qu’on songe aux récents débats sur l’avortement (« la femme qui ne veut pas sacrifier ses vacances »), ou sur l’Assistance Médicale à la Procréation (réduire la femme au rôle de « ventre », ou l’homme à la fonction d’« étalon ») : c’est l’intérêt supérieur de la société qui est toujours invoqué face aux égoïsmes individuels. Il ne s’agit d’ailleurs pas des femmes, des gays ou des lesbiennes, mais de la femme, ou de l’homosexuel : le politique se dit ainsi dans le registre psychologique.

Le rappel à l’ordre social passe donc aujourd’hui par la dénonciation d’un désir excessif, non plus d’égalité, mais de liberté : on a glissé des passions démocratiques à la dérive individualiste. Mais on retrouve cette fois (second recyclage) la référence américaine chère à la rhétorique républicaine des années 1990. L’éphémère rhétorique méta-politique de l’ordre symbolique délaissait le contraste transatlantique : c’est qu’elle n’appuyait pas tant son autorité sur notre culture que sur la culture. En revanche, la nouvelle rhétorique anti-minoritaire peut aisément reprendre à son compte la figure de « l’épouvantail américain » : en basculant du communautarisme à l’individualisme, n’est-ce pas toujours « l’Amérique » qu’on retrouve ? Sans doute les cultures politiques française et américaine n’apparaissent-elles plus irréductiblement étrangères l’une à l’autre, comme c’était le cas dans la rhétorique républicaine : du moins la différence est-elle de degré, sinon de nature, la première préservant des excès de la seconde.

Pourquoi renouer ainsi avec l’anti-américanisme ? C’est qu’alors le libertaire peut être présenté comme libéral. Autrement dit, la critique morale de l’égoïsme rejoint la critique du libéralisme économique : la cohésion sociale n’est-elle pas menacée par le jeu du marché, qui n’est jamais que l’expression du désir de consommation des individus ? On comprend l’importance stratégique de la dénonciation du libéralisme : la critique anti-minoritaire veut ainsi se positionner clairement à gauche, quitte à faire alliance avec les critiques du capitalisme. Nous voici bien loin des années 1980, et même 1990 : alors qu’autour de 1989 le libéralisme politique faisait alliance avec le républicanisme [3], on voit dix ans plus tard les républicains tenter de faire alliance avec les critiques de la mondialisation. Il est efficace de dépeindre les mouvements minoritaires comme les jouets du libéralisme économique : qu’il s’agisse d’immigration ou de bio-éthique, la revendication « libertaire » ne fait-elle pas le jeu du marché, en traitant le travailleur ou le corps comme des marchandises « libres » ?

Mais la commodité ne le cède en rien à l’efficacité : faute de prendre en compte les déterminations économiques, les revendications minoritaires ne prêtent-elles pas effectivement le flanc à la critique, en considérant les droits des individus de manière désincarnée ? La gauche « culturelle » ne fait-elle pas effectivement l’impasse, dans bien des cas, sur le « social », au double sens de « lien social » et d’« inégalités sociales » ? Il devient ainsi possible à ses adversaires d’enrôler les arguments économiques sous la bannière de la critique morale, d’autant plus qu’il est facile de renvoyer les porte-parole des minorités, femmes ou homosexuels en particulier, à leurs privilèges de classe, en opposant la bourgeoisie minoritaire aux damnés de la terre. La rhétorique anti-minoritaire peut ainsi jouer de l’opposition entre deux gauches - l’ancienne et la nouvelle, l’une bien française, et l’autre réputée « américaine » ; la première, sensible aux enjeux économiques, et la seconde, porteuse des mouvements culturels ; la gauche des rapports de classe et de l’exploitation, et la gauche des minorités et de la domination. Tandis que la première retrouve toujours l’économique en dernière instance, ce n’est qu’en dernier recours que la seconde parle jamais d’économie.

Sans doute l’alliance contre-nature, autour de la rhétorique anti-minoritaire, des critiques du marché et des garants de l’ordre, se rejoignant dans la défense de la cohésion sociale, ne fait-elle aujourd’hui que s’ébaucher. C’est d’ailleurs pourquoi il convient de la penser de manière urgente, afin d’y faire obstacle. Il revient donc à la gauche minoritaire de penser l’articulation des enjeux minoritaires non seulement entre eux, mais aussi avec les enjeux de classe. Pour ce faire, l’étude des rhétoriques qui lui sont opposées n’est pas inutile. En effet, cette analyse pourrait permettre d’en déjouer les pièges. De même qu’hier, les revendications minoritaires gagnaient à ne pas se couler dans le moule rhétorique de l’opposition entre républicanisme et communautarisme, en se laissant assigner une politique identitaire, de même aujourd’hui, ces mêmes revendications bénéficieraient d’une critique du partage rhétorique entre la gauche égalitaire, préoccupée par la seule exploitation économique, et la gauche libertaire, attentive uniquement à la domination que subissent les minorités.

C’est dire que les rhétoriques qu’il convient d’examiner ne se limitent pas à celles des adversaires. En effet, lorsque les rhétoriques s’affrontent, et l’esquisse historique proposée ici tente de l’illustrer, c’est l’affrontement qui définit ensemble, inséparablement et par contraste, les rhétoriques adverses. On le voit bien dans les métamorphoses du racisme et de l’anti-racisme : c’est ainsi qu’aux Etats-Unis, depuis quelques années, renversant des rôles impartis depuis longtemps, le conservatisme a pu reprendre à son compte l’universalisme « color-blind », et même la rhétorique de classe, pour mieux s’opposer aux politiques d’affirmative action défendues par la gauche, ainsi taxée de différencialisme, et soupçonnée de privilégier la bourgeoisie.

Autrement dit, si l’une se définit par rapport à l’autre, plutôt que de se laisser assigner une définition en creux, c’est-à-dire en réaction, il est à l’évidence préférable de renverser les rôles : mieux vaut poser les termes que de se les voir imposer. En cela, comme toujours, les batailles politiques sont aussi des batailles pour définir les représentations. Et qui parvient à définir les termes du débat en a déjà déterminé, avec le périmètre, sinon l’issue, du moins la forme. Il ne s’agit pas d’embrasser ni de répudier « l’individualisme », non plus qu’hier « le communautarisme ». Aujourd’hui, plutôt que de se laisser enfermer dans un débat stérile, dont la rhétorique anti-minoritaire définirait les termes (pour ou contre la norme ; pour la cohésion sociale, ou pour les droits des individus ; contre le marché, ou contre la morale), il convient plutôt de formuler une rhétorique minoritaire fondée, ni sur le rejet, ni sur l’acceptation, mais sur la définition d’une norme démocratique - constituée non seulement par l’exigence d’égalité, mais aussi par le désir de liberté. Il importe donc de repenser les normes, tout à la fois ce qu’elles imposent (à l’aune de l’égalité), et la manière dont elles s’imposent (à l’aune de la liberté). Résister à la rhétorique anti-minoritaire aurait ainsi contribué à définir une rhétorique, mais aussi une politique minoritaires.

Notes

[1Voir « L’épouvantail américain : penser la discrimination française », « Feuilleton du minoritaire » dans le dossier « Les femmes », Vacarme, 4 & 5, septembre - novembre 1997, pp. 66-68.

[2Voir le chapitre que j’ai rédigé avec Michel Feher, « Parité et PaCS : anatomie politique d’un rapport », in Au-delà du PaCS, dir. Daniel Borrillo, Eric Fassin, Marcela Iacub, PUF 1999, pp. 13-43.

[3Sur ce point, et plus généralement sur l’analyse du libéralisme français, je renvoie à mon texte : « Good Cop, Bad Cop. Modèle et contre-modèle américains dans le discours libéral français depuis les années 1980 », dont la version française a paru dans Raisons Politiques, 1, février 2001, pp. 77-87 (dossier : « Le moment tocquevillien » ; voir également dans ce dossier l’entretien avec Pierre Rosanvallon).