Vacarme 57 / Cahier

Peuple pédé poème en souvenir de Pier Paolo Pasolini et des autres

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Quel a pu être ce lien entre la poésie, le communisme et le désir de jeunes bourgeois pour des paysans et des ouvriers ? La métaphore peut-elle transformer le monde pour le rendre partageable et conforme à son désir ? En somme, le but de toute poésie est-il de baiser ?

Dans Who is me, sous-titré en guise de réponse immédiate : Poeta delle ceneri = je suis un poète des cendres, Pier Paolo Pasolini explique comment il est devenu marxiste : tout commence avec lui, l’encore jeune poète, assis au bord de petits étangs, soleil et brume latine, roseaux, pendant que les fils des paysans — ils ont son âge ou à peine moins — se baignent innocemment. Nus, je suppose. Et puis ils mettent un foulard rouge autour du cou et ils marchent jusqu’à la ville et le poète cendreux les accompagne : et c’est fait, toute la conscience politique vient de fondre sur lui, il y a des humiliés, il marche avec eux, il est marxiste.

Il est peu probable que Curzio Malaparte ait eu Pasolini pour cible lorsqu’il écrivit les chapitres 4 & 5 de La Peau. En 1949, Pasolini avait encore très peu publié. Mais les cibles étaient des gens comme lui : des gens comme lui qui suivaient le rire des jeunes hommes et en faisaient de la politique. Malaparte, dans le goût apocalyptique qui le caractérise, décrit brillamment la scène suivante : c’est 1943, les Alliés viennent de débarquer en Sicile, des dizaines et des dizaines d’invertis franchissent, dans le froid, le danger, les lignes allemandes — marchent dans la neige profonde et entre les obus — pour rejoindre la fraîcheur, l’odeur de chiot de l’armée américaine. Coincés pendant des mois au sud de l’Italie, ils profitent de la misère, baisent avec des pauvres, deviennent communistes. Ce n’est sans doute pas la vérité factuelle, mais c’est une sorte de vérité théorique. Si ça n’a pas eu lieu, les invertis en rêvèrent. Sur les liens exacts du communisme et de l’homosexualité, la position de Malaparte est relativement instable au cours de ces deux chapitres. Parfois, il suppose que le communisme est un simple masque : « ils appelaient communisme leur marxisme homosexuel. » Bien sûr, ça ne lui fait pas plaisir. Malaparte craint qu’un « Plan Quinquennal de l’Homosexualité » ne soit en œuvre pour saper les bases libérales de l’Europe. Mais ailleurs, il se révèle bien plus intuitif : il perçoit que l’inversion sexuelle pourrait être « une initiation indispensable aux idées communistes » ou, dit-il aussi au jeune et (nous assure-t-il) splendidissime prince converti à Marx avec lequel il converse, « vous croyez que devenir pédérastes est une façon comme une autre de devenir communistes. » Malaparte pressent que l’érotique et la politique sont des espaces qui communiquent, et qu’il n’y a pas de décision politique qui ne soit, aussi, aussitôt, une décision érotique — et l’inverse. Malaparte n’y croit pas — comme quand on dit, ébahi par l’énormité de la chose : je n’y crois pas —, il ne veut pas y croire, il trouve ça pas sérieux et tout : mais il a compris quelque chose de très puissant : il existe un lien étrange entre l’homosexualité et le souci du peuple. Un lien qu’il appelle souffrance, mais je ne suis pas sûr que le mot souffrance soit le mieux adapté.

Dans son Ode à Walt Whitman, écrite en 1929-30, non publiée de son vivant, Lorca semble d’abord venir à l’aide de Malaparte. Il imagine un groupes de pédales (maricas) se ruant sur un homme qui est le principe viril par excellence, quelque chose comme l’armée de coton propre américain : du coup : félineries, ondulations, miaulements, fourberies, tremblements : grand théâtre nerveux des folles. Le même efféminement général que dans La Peau. On a un peu honte de les voir se contorsionner sur les trottoirs. Tout se complique, pourtant, quand on sait que le principe viril de l’Ode, sur lequel les maricas se ruent, s’appelle Walt Whitman qui est un autre nom de pédé. J’ai lu 56 fois au moins le poème de Lorca, et je ne garantis pas de le comprendre. Selon mon hypothèse actuelle, Whitman incarne cette homosexualité qui se tient, je cite, « parmi les montagnes de charbon, les réclames et les chemins de fer. » Bref, avec les ouvriers dans une ville où qui ne travaille pas se voit garantir le cercueil. À ces ouvriers, Whitman-selon-Lorca offre le pouvoir transformatif, métamorphique, de la poésie : il devient fleuve et il devient argile et neige et il devient gazelle. Il se mue en ce paysage grandiose pour les accueillir. Il est la Promesse — que Lorca appelle « le royaume de l’épi » où, j’imagine, toute faim s’achève. Grâce à la poésie, dans ce paradis-là, il y a plein de tout partout : miel & lait, miracle & abondance. Mais rien n’est simple, car ces ouvriers justement — nous avertit Lorca dès le début du poème — ne semblent pas réellement courir après ce genre de décor : « aucun ne voulait être le fleuve » et « aucun n’aimait les grandes feuilles » et « aucun la langue bleue de la plage. » Si bien qu’on se retrouve, à la fin du poème, face à un triangle irréconciliable, et tragique : les maricas qui sont l’homosexualité en tant que désir maladif et affolé ; Whitman qui est l’homosexualité en tant que poème, beaucoup plus noble que la première parce qu’elle ne se contente pas de se glisser, dès qu’elle peut, « entre les jambes des chauffeurs », mais qu’elle change littéralement le monde : et, enfin, les ouvriers, qui de toute façon s’en foutent. La situation est une impasse. « Duerme, no queda nada / Dors, il ne reste rien » est le dernier conseil de Lorca à Whitman. L’hypothèse d’une alliance purement poétique avec les ouvriers est vaine.

C’est aussi 1929-30. Dans une lettre à un ami, qu’il envoie de La Havane — sa famille possédait une résidence secondaire sur une petite île proche de Cuba — Hart Crane est d’une franchise désarmante, je traduis : « Peut-être as-tu expérimenté le charme singulier d’une longue conversation avec des señoritas et seulement douze mots en commun pour vous comprendre. Je fais allusion à A…, jeune marin cubain… que j’ai rencontré un soir après l’Alhambra, dans le Jardin central. Immaculé, ardent, et délicatement retenu — j’ai beaucoup appris de l’amour, que je ne savais pas qui existait. Quelles relations délicates peuvent fleurir auprès des humbles — il est difficile d’exagérer. » Il faudrait aller à La Havane, j’imagine, pour comprendre le vent doux de quoi qui s’accomplit, aussi, dans ces phrases. Il faudrait fréquenter ce jardin qui doit continuer comme avant, avec peut-être le même toujours pareil marin. Crane fut toute sa brève vie beaucoup trop apolitique et la poésie de Crane beaucoup trop emphatique, boursouflée, amphigourique — je suis désolé de le dire comme ça — pour que le constat innocent de cette lettre trouve un réel écho dans ses poèmes, sauf une fois et ça suffit. Le poème s’appelle Episode of Hands, et comme il me semble qu’il n’a jamais été traduit, je le fais ici :

L’Épisode des mains

L’intérêt inespéré le fit rougir.
Soudain il sembla oublier la douleur, —
accepta, — et tendit
Un doigt entre les autres.

La chair saignait, et une flèche de soleil
Scintillant & s’éteignant parmi les roues,
Tombait doucement, chaudement, dans la blessure
profonde

Et comme les doigts du fils du patron de l’usine
Qui connaissait une prise pour les livres et le tennis
Et une autre prise pour l’acier et le cuir, —
Comme ses doigts secs, osseux, enroulaient la gaze
Autour du lit épais de la blessure,
Ses propres mains lui semblèrent
Des ailes de papillon
Changeantes dans la lumière sur les champs de l’été.

Les cals et les croûtes, — si nombreux dans la main
Large et profonde déposée dans la sienne, — paraissaient merveilleux.
Ils étaient les taches d’un jeu de poneys sauvages, —
Des touffes de vert nouveau brisant un sol solide.

Et les bruits de l’usine et les pensées de l’usine
Furent bannis de lui par cette main plus large,
Plus calme déposée dans la sienne avec le soleil dessus.
Et alors que le bandage était noué serré
Les deux hommes se sourirent dans les yeux.

Hart Crane était fils de patron d’usine. Peut-être ce poème est-il autobiographique mais c’est sans importance. Ce qu’on y entend : la même puissance de métamorphose déjà à l’œuvre chez Lorca. Parce que le fils du patron s’occupe de l’ouvrier, alors : l’usine s’annule, et naissent les signes de la nature : poneys, papillons, touffes d’herbe. Comme souvent dans la poésie lyrique, la nature est bonheur et liberté sauvages, et les papillons volètent le plus, et les poneys gambadent le plus, et ils sont forcément et culturellement beaux. Donc cette sollicitude de l’un pour l’autre, du patron à venir pour l’ouvrier qui lui est venu, ouvre le champ des métamorphoses. En cela rien n’a changé depuis Ovide : la poésie produit des miracles. Métamorphose et métaphore sont, bien sûr, la même chose dans deux strates différentes de la réalité : c’est la puissance de libération de l’amour, du désir, du nom qu’on veut et qui est un geste d’union, du communisme si l’on veut au moment où le communisme devient l’évidence même que nous sommes, dans le langage (métaphore) et dans le monde (métamorphose). Dans le poème de Crane, la métamorphose est d’évidence sexuelle où sinon pourquoi la blessure serait-elle traitée, métaphoriquement, de lit épais, profond ? et donc l’issue de secours est sexuelle. Ils se soignent ou ils se caressent. De toute façon, c’est la même chose : le mot français caresse et le mot anglais care (soigner, se soucier) naissent du même besoin avide. Do you care for peanuts  ? demandent les stewards dans les avions. Oui bien sûr. Mais le plus intéressant est de constater que se produit dans cette histoire de mains une sorte de confusion maximale des pronoms personnels : à force d’indécision et d’imprécision volontaires, on n’est jamais complètement sûr de savoir à quel « il » ceci ou cela arrive : les poneys, les papillons, l’explosion herbue. C’est comme un poème d’amour grammatical. Il (l’ouvrier) et il (le patron) sont au fond désormais les mêmes : ils ont le même pronom. Il n’y a qu’un seul sujet sans différence. À cause de l’indéfinition grammaticale, la fraternité aussitôt des gens.

Soit le poème L’Orecchiabile, un titre italien et sa tribu de traductions françaises possibles : Le Facile à retenir, Le Mémorisable, L’air qui demeure dans l’oreille, Le Chantonnant, Persistance du chantonnement, etc. Pasolini, vers 1970 y oppose deux rythmes poétiques : d’un côté, le « rapide et sautillant » qui est le rythme de la bourgeoisie qui est le rythme de la dépense rapide, insouciante, légère, c’est sans importance, l’argent jazzy, il nous restera toujours assez de billets, et même après avoir claqué tout notre fric dans les plus excessifs magasins il nous en miraculeusement restera encore et, de l’autre côté, la « mélodie » faite de trucs entièrement simples, entièrement à portée et naturels et gratuits : « Piova et vento, qualche fior bianco / Pluie et vent, quelque fleur blanche, » donc encore la nature comme solution et qui, ça va de soi, est le seul bien poétique du peuple. Le melodie le cantanno i popoli : les mélodies que chantent les peuples, quelque part dans les ruelles de Rome. Bon, peut-être : simplicité du murmure naturel sur des lèvres égratignées. Mais plus important encore est l’impact de ces deux rythmes de classe sur la bite (cazzo) des poètes : le rapide et sautillant humilie la bite ; la mélodie, en revanche, est le lieu où la bite « faisait mourir de mélancolie. » Sans doute, la formu­lation est-elle un peu mystérieuse : qui meurt au juste ? qui la bite mélodieuse a-t-elle le pouvoir de tuer ? et peut-être faut-il seulement comprendre : moi, à cause de lui — lui et son visage et son chantonnement pendant qu’il travaille tranquillement, doucement, tendrement, avec ses mains pleines d’huile de moteur ou de cirage de chaussure et je ne pourrai jamais habiter dans les mêmes syllabes que son chant et être prononcé par le même souci de sa voix, d’où mélancolie terrifiante, suicidaire, que me provoque la bite, la mienne. Le poème finit par cette sentence trois fois répété : il corpe è col popolo / le corps est avec le peuple. Mais si le corps est avec le peuple ; où est-il dans un poème ? Où êtes-vous ? Dans le rythme ? Et si je croyais (me laissait croire) que le rythme de mes poèmes est une niche possible pour tous tes corps ?

Mélancolique lui aussi invétéré, Constantin Cavafis aimait utiliser des mots anciens hérités de l’époque hellénistique ou du grec byzantin, mais il craignait que plus personne — sauf lui — ne les comprenne. Alors il allait sur les quais du port d’Alexandrie, dit-on, et il demandait aux débardeurs grecs, égypto-grecs, s’ils comprenaient. Et si les jeunes gens en sueur — la canicule, le poids des caisses, le vent insuffisant, l’ordre impitoyable des contremaîtres : plus vite — comprenaient, le mot était validé, il pouvait tenir son rang dans le poème. J’imagine Cavafis cochant oui et barrant non, et j’imagine le regard hésitant et les sourcils dessinés des dockers pensant : encore ce dingue. Est-ce que cette légende est vraie ? Je ne sais pas. Cavafis n’était pas communiste, et ne l’aurait pas été pour tout l’or du monde. Mais il avait besoin de l’accord du peuple et de commercer avec lui. Demander à des visages ruisselants de contresigner ses mots était une solution, mais Cavafis n’est pas idiot, pas la meilleure. En bourgeois convaincu, Cavafis trouve que le meilleur moyen de commerce est la prostitution : il n’a pas tort. A l’inverse de l’idéaliste Lorca, qui parle dans son Ode de boire « avec dégoût l’eau de la prostitution, » Cavafis n’a jamais un jugement déplacé sur la prostitution. Il sait très bien que, dans un coin d’ombre des quais, un thaler ou deux seront plus efficaces, que les plus polis des poèmes — même avec des mots que tu vas comprendre.

Christopher Isherwood serait probablement d’accord. À Berlin, au début des années 30, il couchait surtout avec des pauvres, qui étaient légion, des prostitués occasionnels, des balayeurs, le prolétariat en guenilles d’alors, cf. son autobiographie. Il dit qu’il se sentait plus à l’aise parce qu’il ne couchait pas avec quelqu’un qui était sa classe, son pays, sa conscience, sa morale. Par les pauvres, il s’éloignait de lui-même et surtout des autres lui-même en lui-même, il se libérait de tous les jugements et par exemple de la voix tribunalesque de sa mère. En contrepartie, avec l’argent qu’il leur donnait, Christopher offrait à ses amants miséreux un peu plus d’aisance, des jours de viande, des chemises sans trous et peut-être même chaudes : c’était un commerce à double sens comme toujours le bon commerce. Au frivolement égoïste Isherwood cela suffisait. Bien sûr, il se trouva des gens pour le lui reprocher. Auden, qui était amoureux et jaloux de Christopher — ce qui l’excuse considérablement — le critiqua pour son peu de goût à offrir à ses amants autre chose que de l’argent : mettons une éducation, une conscience, et même mieux : un autre monde. En 1936, dans Spain, Auden fournit son propre credo. Il est vrai qu’il reniera ce poème plus tard mais peu importe ici, parce que c’est pour d’autres raisons. Le poème est divisé en trois temps selon un messianisme amoureux du futur : « hier, l’installation des dynamos et des turbines / la pose des rails dans les déserts coloniaux, » hier, donc, l’édification du capitalisme. Aujourd’hui, la lutte et les pauvres qui revendiquent et réclament : « O montre-nous / Histoire, l’opérateur, / L’organisateur. » Et Demain ! Demain, l’organisateur sera là, le poète. « De-main, la redécouverte de l’amour romantique, » et cette strophe :

« De-main pour les jeunes les poètes explosant comme des bombes,

Les promenades au lac, les semaines de communion parfaite ;

De-main les courses à vélo

À travers les banlieues dans les soirs d’été. Mais au jour d’hui la

lutte. »

C’est Lorca ou Crane ou Pasolini, le rêve du poète en opérateur du changement, le poète qui se fait bombe positive au contraire de celles dévastatrices qui pleuvaient alors sur l’Espagne. Pasolini aussi, par exemple, rêvait à produire des bombes. À la fin d’un poème tardif, où il joue à celui qui réclame un emploi, lui, PPP, le poète désormais sans vocation mais encore entièrement dédié à la vie, se propose de produire des poèmes sur commande c’est-à-dire, dit-il : « des engins, y compris explosifs. » Dans ces bombes positivo-poétiques, qui vont transformer & embellir les choses, explosent le même paysage agreste, utopique, arcadien, le même locus amoenus, que dans n’importe quel rêve de base : des lacs, des baignades, des mains dans les mains, des banlieues qui sont exclusivement le royaume ouvrier, des cris d’oiseaux, l’extrême douceur de l’herbe, ta saleté supérieure ce soir, l’essoufflement au sommet des collines après des courses viriles à vélo, un cri comme j’ai gagné, n’importe quel terrain de foot, un cri comme courage on est presque arrivés, un enjolivement du réel par l’hypothèse amoureuse, une communion consacrée à nos bouches.

Donc : Faut-il travailler à transformer linguistiquement le monde de ceux que l’on désire ou se payer des putes, et modifier économiquement des vies, leur vie, même à la marge : il semble que ce soit une question centrale de la poésie. Peut-être la seule question réellement poétique. Jack Spicer, assez souvent, tente de résoudre la question en posant une égalité, une identité. Ses poèmes, il aime les appeler putains. L’activité linguistique, pour Spicer, pourrait être aussi une activité monétaire. Dans une lettre à Lorca posthume, à Lorca mort je veux dire, à Lorca qui n’est plus qu’un vent d’acacia dans la bouche, Spicer suggère que les choses dans le poème — les choses lyriques de la poésie, les mouettes, la verdeur de l’océan, le poisson — ne sont finalement que des objets à échanger, « monnaie plutôt qu’objets. » À échanger contre : sourires, bruits de conversation, jambes entremêlées dans les bars nocturnes de North Beach, San Francisco, là-bas où il habite. Dans l’économie de Spicer, les poèmes sont donc une monnaie d’échange : ils produisent de l’argent ou de la conversation. Spicer animait des concours de poésie orale dans les bars où il passait ses soirées et que tout le monde — tout le monde qui avait le pronom « il » comme prénom — pouvait venir inventer live. À quoi cela servait-il ? À ramener des clients et à réinventer une ville : « Mais la ville que nous créons dans nos discussions de comptoir et dans nos crises et dans nos frénésies… » etc. La poésie est donc une activité qui, linguistiquement, crée une urbanité politique et sentimentale et économique. Pourtant Spicer est incertain de lui. Dans une autre lettre à Lorca qui, on l’a dit, méprisait la prostitution (qui peut-être se méprisait lui de s’y adonner, qui peut-être s’en voulait d’aller sucer du marin à la chaîne dans les allées de Battery Park et de leur laisser toujours un petit quelque chose en dollars, comme Crane aussi, au fond, se méprisait, à chaque nouveau marin) — dans une autre lettre donc, Spicer trace un distinguo subtil entre les poèmes faciles qui se donnent « facilement » à qui peut les prendre, à qui a les moyens de les prendre, et les poèmes « calmes » qu’il faut séduire avant de coucher avec. On sent que Spicer, au fond, respecte un peu plus les poèmes « calmes » et un peu moins leurs « putes de cousins. » On sent qu’au fond il penche, au moins légèrement, pour l’activisme linguistique (le sexe par la parole) plutôt que pour l’émission monétaire (le sexe par l’argent).

C’est sur l’autre rive des États-Unis. Il s’appelle Frank O’Hara et il est le contemporain presque parfait de Spicer, mêmes environs de naissance et de mort. Dans son manifeste Personism — qu’il est le seul à signer — mais un = tous — il rappelle d’abord ce point de définition essentielle : le but de toute poésie est de baiser. Ce que dit aussi Spicer, par exemple quand il s’adresse à la muse de la poésie : « Parle autant que tu veux, mon cœur, mais après filons au lit. » Ce que répètent en fait tous les poètes, aussi, parce que c’est une vérité de fond. Puis O’Hara en vient aux identifiants formels du personnisme, à comment écrire personniste et devenir membre du mouvement, il explique : « Pour ce qui est de la mesure et des autres questions techniques, c’est juste le sens commun : si on s’achète un pantalon on veut qu’il soit assez moulant pour que tout le monde ait envie de coucher avec nous. » C’est clair : commun et tout le monde et coucher : la poésie vise au don de soi, de son corps à soi, à tous les autres. C’est une prostitution au sens large. Le poème a pour vocation d’être entre deux personnes, plutôt qu’entre deux pages. C’est une prostitution. Quelle différence d’avec Spicer alors ? « En toute modestie, je confesse que cela pourrait être la fin de la littérature telle que nous la connaissons. » Et ailleurs, dans une Ode : « la seule vérité est face à face, le poème dont les mots deviennent ta bouche. » Frank O’Hara est sans doute plus enclin à renoncer à la poésie que son contemporain. Il va jusqu’au bout de l’idée qu’un poème se réalise dans un ah c’est toi, n’importe quel toi bien sûr, des tonnes et des tonnes de toi. Le personnisme, c’est quand il n’y a même plus besoin d’écrire. C’est fait, on a couché ensemble. Le monde a vraiment changé.