Penser contre, penser avec entretien avec Florence Dupont
Qu’est-ce qu’un esprit libre ? Par définition, il est impossible de l’enfermer dans une catégorie qui nierait sa liberté. Mais on peut au moins en concevoir une approche négative : c’est un esprit perpétuellement contre — contre son temps, contre les évidences, contre lui-même, cherchant moins des amis que des ennemis dignes de lui ; et en fuite — on croit le saisir ici et il est déjà là.
Nul doute que Florence Dupont appartient à cette rare lignée de penseurs tant son œuvre latinise et hellénise à coups de marteau comme d’autres philosophaient, faisant voler en éclats les idoles trop vite admises, y compris celles de son propre camp. La tragédie antique ? Elle n’existe pas. La latinité, l’identité romaine ? Une rigolade dépourvue de sens. Homère ? Un peu la même chose que la série Dallas. Aristote ? Le vampire du théâtre occidental. Nietzsche lui-même ? Un métaphysicien qui n’a rien compris à la tragédie grecque.
Mais il faut se méfier. Car dites cela à Florence Dupont et elle vous répondra que vous n’avez rien compris, que la tragédie grecque est un rite communautaire extraordinaire et extraordinairement compliqué ; que la plupart des grands récits romains tournent autour de la question de l’origine ; que l’Iliade et l’Odyssée sont des chants somptueux ; qu’Aristote était un grand philosophe et Nietzsche le découvreur génial du rôle central de la musique et de la danse dans la tragédie. Ne devient pas qui veut le Pappy Boyington des études antiques. Il faut être capable d’y mettre toute son audace et sa patience, ses fureurs héroïques et sa persévérance, son sens de la flèche lapidaire et son goût de la contradiction, son humour et son sérieux. Car il faut bien cela pour redonner le goût du latin et du grec à ceux qui les ont oubliés, et donner des regrets à ceux qui ne les ont jamais étudiés.
Essayons cependant de résumer sa démarche.
Latin. Premier paradoxe, Florence Dupont s’est retrouvée à exercer sa liberté d’esprit en se spécialisant dans l’étude du latin et de la Rome antique. Dans les années 1960, on connaissait mondes plus libres, ne serait-ce que l’hellénistique où Jean-Pierre Vernant et Pierre Vidal-Naquet commençaient à tracer de nouveaux sillons. En même temps, on pourrait se dire qu’il n’était pas idiot d’essayer de faire avec Rome ce que ses devanciers avaient fait avec Athènes. Mais elle va tenter autre chose : moins mettre Athènes à Rome que Rome à Athènes. Ou du latin pour mieux comprendre le grec.
Sus au sens. Si Florence Dupont a un combat, c’est l’extinction de la question du sens. Partout. En mythologie, au théâtre, en poésie. Alors qu’elle traque l’obsession de donner un sens à toute chose, qu’elle s’en prend à toutes les autorités religieuses, académiques, artistiques, politiques qui nous saturent de sens et de faux consensus, Florence Dupont est pourtant extrêmement sensible aux rituels communautaires, Dionysies ou banquets romains, y compris dans leur recherche permanente de consensus. Second paradoxe : aimer le dissensus jusqu’à défendre le consensus contre les dévots du dissensus et de la division.
Rigolade et sérieux. On pourrait se dire enfin que tout l’enjeu est de parvenir à redonner ses droits au plaisir, au jeu, contre tout esprit de sérieux et de pesanteur ; aller même jusqu’à laisser une place au « n’importe quoi », c’est-à-dire à ce qu’on appelle le trivial. Mais là encore, il ne faut pas aller trop vite. Car ces plaisirs et ces jeux sont extrêmement codés, réglés, ritualisés. À ne pas les prendre au sérieux, on les manque encore. C’est sans doute pourquoi Florence Dupont semble sans cesse « redécouvrir le sérieux d’un enfant qui joue ». Nietzsche disait que c’était cela devenir adulte. Troisième paradoxe : le sens du jeu et du plaisir ne se retrouve pas sans « grand sérieux ».
En somme, on pourrait très bien lui appliquer encore d’autres mots de Nietzsche dans le Gai savoir : « Nous autres poseurs de problèmes, problèmes nous-mêmes ». Si ce n’est que Florence Dupont ne serait toujours pas d’accord : puisqu’elle ne se veut surtout pas philosophe, et qu’à d’autres égards, il n’y a pas de problème — faire du latin ce n’est jamais obligatoire, seulement une question de plaisir.
Comment devient-on une latiniste qui ne cesse de bousculer tout ce qu’on croyait savoir de la Rome antique ?
Ce n’était pas un choix. Je crois que je suis devenue latiniste par hasard. C’était la matière où j’étais la moins mauvaise quand je suis entrée à l’École normale supérieure. Le domaine importe peu car j’aurais agi de la même façon en histoire ou en philosophie. Pour moi, et d’autres à l’École, ce qu’on nous enseignait en lettres était intellectuellement vide — on nous rabâchait des savoirs de connivences complètement dépassés que nous étions censés reproduire tels quels. D’où un sentiment de no man’s land intellectuel qui nous obligeait à trouver d’urgence quelque chose d’autre. D’autant plus qu’autour de nous, au début des années 1960, les choses bougeaient drôlement, avec Jean-Pierre Vernant, Roland Barthes, Claude Lévi-Strauss, Émile Benveniste ; c’était les seuls séminaires que je suivais , ainsi que ce qui se passait sur les campus aux États-Unis. Du coup, pour essayer de m’en sortir, j’ai tout mélangé. Je savais exactement ce que je voulais mais mon projet semblait contradictoire. En un mot, j’avais adoré Lévi-Strauss et son exigence d’adopter un « regard éloigné » sur des cultures qui n’étaient pas les nôtres, et j’avais donc bien envie d’étudier les Romains comme il avait étudié les Bororos. C’était plus exaltant de fréquenter des Bororos que les Grands Auteurs Classiques de l’Antiquité. En même temps, Claude Lévi-Strauss avait fondé son travail sur des mythologies ; donc on pouvait faire du Lévi-Strauss en Grèce, comme Marcel Detienne (Les jardins d’Adonis), mais Rome n’a pas de mythologie propre. Je n’ai jamais été convaincue par Georges Dumézill, faute d’adhérer à son idéologie qui place l’identité culturelle de Rome dans des récits oubliés, immanents, reconstitués à l’intérieur d’une collectivité virtuelle et douteuse, les Indo-Européens.
Donc, que faites-vous ?
Rien. Je suis resté bloquée pendant plusieurs années. Et comme à l’époque on pouvait être assistante à la fac en ne faisant rien ou à peu près, je ne me suis pas gênée et j’en ai profité pour vivre. Ce qui m’a débloquée, c’est la rencontre avec les chercheurs hellénistes du Centre Louis Gernet, notamment Vidal-Naquet et Vernant, mais aussi Nicole Loraux, avec qui j’étais à l’École, François Lissarrague, Jesper Svenbro et d’autres. Dans le domaine romain, il n’y avait personne ; un peu plus tard est arrivé John Scheid, anthropologue de la religion romaine, qui a montré que celle-ci est fondée sur les gestes et non sur les récits et a introduit le terme d’orthopraxie pour en parler. Et il y a eu surtout ma rencontre, à Paris IV, avec Jean-Louis Durand, un helléniste — mais totalement atypique — qui faisait simultanément de l’anthropologie en Grèce ancienne, en Tunisie et en Afrique. Nous faisions cours ensemble et j’ai beaucoup, beaucoup appris de lui. En particulier il m’a fait lire des textes d’anthropologie s’appuyant sur les pratiques et non sur les « mythes ». Le plus important pour moi a été Façons De Dire, Façons De Faire — La Laveuse, La Couturière, La Cuisinière d’Yvonne Verdier. Je pouvais commencer à travailler. C’était les années 1980. Bref, ce qui m’a lancée et soutenue ce sont toujours des rencontres, et je ne peux pas du tout dire que j’ai eu un itinéraire solitaire. En même temps, s’il fallait être vraiment honnête, je pourrais dire aussi bien que ce qui m’a poussé à publier des livres, parfois un peu trop vite, c’est d’avoir acheté une maison. Parce qu’à partir de ce moment, il fallait bien payer les traites, la pompe à eau qui se casse, etc.
Et vous commencez avec Sénèque. Pourquoi ?
Je n’ai pas commencé intellectuellement avec les tragédies de Sénèque. C’était juste mon sujet de thèse. Que j’ai d’ailleurs soutenue en 1982, à La Sorbonne : une thèse assez médiocre, qu’heureusement je n’ai jamais publiée, mais c’était exactement ce qu’on me demandait. Avant j’avais écrit un petit texte sur le Satiricon, Le Plaisir et la loi, qui était un vrai travail, publié chez Maspero grâce à Vidal-Naquet. C’était une révolte contre la « pensée soixante-huitarde sur l’antiquité ». J’en avais assez de tout ce qui se racontait sur la transgression comme libération du plaisir, de Dionysos au banquet en Grèce ou chez les Romains. À partir d’une étude de la ritualité du banquet et des techniques maîtrisées de l’ivresse, dans le symposion grec, je montrais que le banquet de Trimalchion dans le Satiricon se comprenait à partir de cette ritualité grecque, inaccessible aux affranchis romains, du moins dans la fiction de Pétrone. Et à partir de là, j’ai commencé à savoir travailler. Il s’agissait de reconstituer les systèmes symboliques qui tissaient les relations sociales et individuelles et de voir comment ces systèmes symboliques informaient les textes littéraires.
Quant à Sénèque, pourquoi ? Tout simplement, parce que c’est le seul auteur romain de tragédies qui nous demeure. Et je devais faire un cours aux étudiants de première année sur « la tragédie antique ». Je détestais tous les poncifs sur la tragédie antique, célébrant un humanisme éternel : la beauté, la liberté, la douleur des femmes et l’horreur de la guerre, etc. Ces lieux communs bien pensants d’une culture occidentale, qui prétend incarner l’humanité pour étendre son impérialisme. L’horreur. Donc j’ai profité de ce qu’avec Sénèque, ce discours plaqué ne fonctionnait pas, car ses personnages sont tous des monstres. J’ai mis du temps à comprendre que la tragédie est un code de spectacle, non une représentation des hommes. Ce code à Rome est celui d’un rituel, « les jeux scéniques ». On ne peut comprendre la tragédie qu’en comprenant d’abord comment elle fait fonctionner ce rituel : donc non pas en partant du texte qui nous reste, et qui en lui-même ne veut rien dire, mais en réfléchissant à la performance très codifiée pour laquelle il est écrit. Un texte tragique en dehors du rituel n’est rien, ce n’est pas un texte littéraire. Et c’est en ce sens qu’on peut dire que « la » tragédie antique, romaine mais aussi bien grecque, telle qu’on l’a construite en Occident depuis le xviiie siècle est une illusion littéraire.
La tragédie n’existerait pas ? Que faites-vous de Médée par exemple ?
La tragédie existe, mais en tant que rituel religieux, en tant que texte fait pour être joué, chanté, dansé, à des dates précises, en ayant une fonction rituelle précise. Cela n’existe pas en soi, pas en tant que message universel qui aurait un poids référentiel dans le monde extérieur. Au théâtre, rien n’est sérieux, c’est un discours qui ne peut pas s’émanciper de son rituel et de sa performance. Prenez Médée, justement. Il y a une Médée d’Euripide, inventée par lui, pour célébrer les grandes Dionysies. Une Médée de Sénèque pour célébrer les jeux scéniques. L’histoire d’une femme qui tue ses enfants et devient une divinité… Cette histoire n’a pas de sens en soi. C’est un matériau insignifiant.
Mais quel serait le but de la tragédie, dans ce cas ?
D’abord je ne parlerai jamais de « but ». En revanche, on peut parler des fonctions de la tragédie. L’une de ses fonctions, à Rome et uniquement à Rome, est celle des jeux, de neutraliser temporairement la hiérarchie sociale, des esclaves aux Dieux. Pendant le temps du jeu, du ludus, tout le monde s’intègre dans une même communauté indifférenciée. Cet espace social confus est utilisé pour intégrer un nouveau dieu, rétablir la paix avec les dieux, marquer un passage d’un siècle à l’autre, etc. c’est aussi un grand moment de plaisir pour les hommes et les dieux. Ils « adorent » le théâtre.
Alors ce sont des fonctions essentiellement religieuses ou politiques.
Non, pas politiques. Enfin, c’est compliqué. Si on entend politique au sens moderne, comme espace du pouvoir institutionnel, il n’y a rien de politique au théâtre : c’est une sphère complètement séparée. Mais c’est l’espace où se manifeste librement l’opinion publique. Quand un sénateur arrive, il est annoncé : soit le public applaudit, soit il ne dit rien, reste assis, ce qui n’est déjà pas très bon signe, soit même il le hue. La société romaine est hiérarchisée, or le théâtre suspend cette hiérarchie, même s’il n’y a pas de renversement des rôles comme dans le carnaval : chacun s’assied où il veut, seules des places dans l’orchestra sont réservées aux sénateurs, puis aux chevaliers. Et n’importe qui peut interpeller n’importe qui, à condition de le faire avec une jolie formule drôle : tout le monde rit, y compris l’empereur.
En ce sens les Jeux sont un anti-sacrifice. Le sacrifice met en place un ordre : les sacrifiants mangent séparément les viandes sacrificielles, dans des lieux et des temps différents, ce qui crée un ordre hiérarchique. Au contraire, dans les jeux scéniques, tous les spectateurs consomment le spectacle, en même temps, au même endroit, sans distinction : les citoyens, les esclaves, les bébés qui hurlent, même les hommes et les femmes, les adultes et les garçons sont côte à côte, et ce au moins jusqu’à Auguste, qui les a séparés tant il était puritain.
Toute la métaphore moderne du théâtre comme politique, ou au moins représentation du pouvoir, n’a donc pas de sens à Rome.
Absolument, c’est l’idéologie brechtienne, qui s’enracine dans l’idéalisme allemand, qui a inventé la nature politique du théâtre antique. Et à Athènes le théâtre n’était pas politique non plus, à mon sens.
Vous avez aussi traduit Sénèque. Pourquoi ? Et comment vous avez procédé ?
Ce fut une commande. Car les deux traductions de Sénèque qui existaient jusque-là étaient injouables. Récemment est même sortie une traduction en alexandrins ! Comme si un vers latin avait le moindre rapport avec le vers classique français. Le vers, d’ailleurs inaudible pour les Romains, n’était pas ce qui fondait le rythme ni la valeur sonore des textes de théâtre à Rome. Ce qui importe, ce sont seulement les unités de souffle, de son et de sens.
C’était excitant de travailler pour le théâtre. Je tenais vraiment à mettre le texte au service des acteurs, à le leur rendre disponible. Qu’ils n’y soient pas soumis mais qu’ils puissent s’en emparer ; c’est notamment la raison pour laquelle je n’ai pas mis de virgules : afin qu’ils puissent le découper comme ils veulent. Il m’a semblé qu’il y avait des mots importants autour desquels la parole rebondissait ; j’ai donc souvent surtraduit, à la fois pour les mettre en valeur et pour qu’il n’y ait pas de sous-entendus antiques, pour que les choses aient vraiment un sens pour des acteurs et un public modernes. L’idée générale, c’était que les acteurs aient un matériau pour produire de vrais spectacles, aujourd’hui, ce qui est la seule fonction des tragédies, qui n’ont jamais été écrites pour être lues.
Prenez encore Médée de Sénèque, la pièce finit par « les Dieux n’existent pas » de Jason. Dans le jeu on comprend immédiatement que c’est un lieu commun, qui veut simplement dire « c’est dégueulasse », « c’est trop injuste ». Mais si vous en faites un commentaire littéraire, c’est la porte ouverte aux fausses questions : l’athéisme de Sénèque ? Etc.
Avez-vous vu des spectacles contemporains des tragédies de Sénèque ?
Aucun spectacle n’a été, pour moi, totalement satisfaisant jusqu’ici. Sans doute parce que ce sont des textes exclusivement pathétiques qui alternent chants et paroles : les sentiments sont produits par la voix, et non pas incarnés par l’acteur. Il faudrait donc les jouer en travaillant avant tout sur l’oralisation et sur la mise en chant de certaines parties, un peu à la manière de Benjamin Lazare aujourd’hui. Cette expérience reste à faire qui donnerait sa place à la musique. Il en va différemment pour les comédies : j’ai notamment traduit deux pièces de Plaute, La Marmite et Pseudolus, mises en scène par Brigitte Jaques. On a beaucoup discuté ensemble, avec les acteurs aussi. Et cette fois j’ai trouvé que les résultats étaient vraiment formidables, avec la musique et tout.
Dans votre dernier livre, Rome, la ville sans origine, qu’avez-vous voulu montrer ? Cette fois, le propos paraît davantage politique. Qu’est-ce qu’une ville sans origine ?
Encore une fois, je me méfie d’une définition trop moderne de la politique. Rome est une société fondée sur les relations personnelles et des réseaux verticaux. Les leaders politiques ne se déterminent pas sur des convictions ou des programmes. Certes il y a bien deux tendances, l’une plutôt favorable au peuple, l’autre aux sénateurs. Mais c’est une façon de se faire élire et d’intégrer un groupe de pression. Par exemple, ce qui oppose Pompée et César, ce ne sont pas deux grandes visions politiques antagonistes : c’est le conflit de deux grands capitaines immensément riches qui veulent prendre le pouvoir. Autrement dit, il ne faut pas concevoir Rome comme un moment essentiel de l’évolution du monde où la modernité se mettrait en marche avec les armées romaines ! Une fois que l’on a dit cela : est-ce que mon dernier livre est politique ? Il est politique pour nous parce qu’il intervient dans le débat contemporain sur l’identité nationale. Il ne traite pas d’une question politique pour les Romains.
J’ai travaillé sur les récits de fondation de Rome. Et ces récits sont essentiellement ornementaux ; les Romains racontent toutes sortes d’histoires mais n’y placent pas une image de leur identité, une représentation commune et nationale, un entre-soi.
Avec l’Énéide notamment, les Romains se dotent pourtant d’une identité grecque.
Cette identité grecque n’est pas problématique. Tout le monde méditerranéen est « grec » depuis toujours, en tout cas toutes les villes de la Méditerranée : Rome, mais tout autant Carthage, Alexandrie, les villes gauloises. De toute façon, un État civilisé ne peut être que grec. Qu’est-ce qu’il pourrait être d’autre ? Une cité, c’est une cité sur le modèle grec, parce qu’il n’y a pas d’autre modèle. De la manière aujourd’hui, si un nouvel État veut rentrer à l’ONU et être reconnu comme État souverain, il doit se doter d’un minimum de constitution et de règles communes à toutes les nations, et être capable de communiquer dans la langue internationale, l’anglais. Dans l’Antiquité, c’est pareil. Il n’y a pas de contre-modèle. Toutes les cités doivent raconter qu’elles ont été fondées à la manière grecque et communiquer dans les échanges internationaux (et il y en a beaucoup) en grec.
Mais alors à quoi servent tous ces récits sur les origines ? Ces histoires d’Énée, de Romulus et Remus, à quoi bon ?
La multiplicité des récits tient à ce qu’ils sont fabriqués au coup par coup, sans nécessité de cohérence ni de vraisemblance. Par exemple, Rome fait une alliance avec des Gaulois ou des Phéniciens, le Sénat envoie une lettre qui dira globalement : « Mes chers cousins, nous vous proposons un traité ». Et suit un récit qui dira par exemple : « Nous, les Romains, venons de Troie, or les Galates qui sont vos cousins sont venus en Troade, un de leurs anciens rois a combattu aux côtés d’Énée, donc nous voulons réveiller cette ancienne alliance… » Chacun sait que c’est une fiction, que c’est du pur langage, celui des relations internationales. Le seul possible.
Personne n’y croit, à l’époque ?
Croire ou ne pas croire n’est pas une question qu’on se pose dans l’Antiquité, comme l’a très bien montré Paul Veyne dans Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ? Ou un discours marche ou il ne marche pas, sa vérité n’est pas en question. Les récits ne cessent de bouger, puisqu’à chaque fois qu’il y a une nouvelle alliance à faire, ou une nouvelle guerre, on utilise un récit. Du coup, s’accumulent toutes sortes de récits d’origine avec toutes sortes de variantes, sans qu’il y ait jamais la moindre version officielle. Les récits sont issus de commandes occasionnelles et ne manifestent pas la volonté politique d’un récit national. Tout le monde raconte n’importe quoi et c’est sans importance. Il y a ainsi vingt-cinq versions de la fondation de Rome, incohérentes.
Est-ce tout le temps le cas ? N’y a-t-il pas de grand basculement historique, notamment avec l’Empire ?
Non, s’il y a un moment de basculement, ce n’est pas l’Empire. À partir du moment où Rome a conquis le monde, elle n’a pas plus besoin de récits. S’il y a basculement, c’est avant, vers le iiie siècle avant J.-C. À ce moment-là, il se passe effectivement quelque chose comme la création d’une identité romaine. Et c’est la première fois que Rome s’affirme à la fois comme grecque et non-grecque. Le latin devient un autre grec, c’est-à-dire non plus un simple dialecte, mais un équivalent du grec. Mais ce basculement n’affecte pas le régime des récits. Les Romains ne vont jamais s’enfermer dans une identité originaire qui feraient d’eux des Troyens, ennemis des Grecs : se différencier n’affecte pas l’origine, qui peut bien rester grecque. Salluste, par exemple, raconte une Rome fondée par l’Arcadien Evandre. Les récits demeurent donc un langage, une façon de parler qui n’assigne à personne une nationalité ou une origine identitaire. En revanche, ce qui change, c’est qu’il est dès lors possible de penser Rome en opposition avec une entité nouvelle, « la Grèce », inventée par les Romains, pour se poser en s’opposant. D’où le dossier constitué avec des amis du Centre Gernet, pour la revue Métis : « Et si les Romains avaient inventé la Grèce ? », ce dont nous étions tous absolument convaincus : la Grèce devient une unité extérieure et particulière qui peut enfin être définie dans sa spécificité, y compris de manière critique. Jusque là, nul besoin de se définir comme Grecs puisque tous sont grecs. D’ailleurs le mot « grec », les « Grecs », graïki, n’est pas grec, ni latin, il semble que ce soit un mot pour désigner un peuple grec d’Italie du Sud.
Mais si l’origine ne compte pas, qu’est-ce donc que l’origo pour les Romains ?
Oublions d’emblée toutes les fantaisies positivistes sur la « vraie » origine de Rome : comme s’il fallait absolument un commencement. On ne peut pas mettre sérieusement en relation, par exemple, l’histoire de Romulus et les fouilles du Palatin.
Ce qui m’a intéressée c’est la notion romaine d’origo, que ne traduit pas le mot « origine ». Celui-ci suppose un fil chronologique, dont elle serait le début. Rien de tel pour le mot origo. Tout est parti du livre de Yan Thomas sur l’origo romaine (« Origine » et « commune patrie ». Étude de droit public romain [89 av. J.-C. — 212 ap. J.- C]). Il montre que la citoyenneté romaine n’est pas donnée par le sang ou le sol, mais par l’origo, la ville — qui n’est pas Rome — à laquelle appartient le père du citoyen et dont les citoyens ont le droit de cité romaine. Ni lieu de naissance ni lieu d’habitation, cette origo peut être une pure fiction. En tout cas elle n’engage pas l’identité du citoyen qui peut être rattaché à une cité du Latium sans avoir le moindre Latin dans ses ancêtres. Il montre aussi que l’origo est au centre d’un rituel politico-religieux qui ouvre l’année publique : le pèlerinage des magistrats supérieurs et des prêtres à Lavinium, origo de Rome.
D’où sort cette origo si étrange à nos yeux ? Une catégorie anthropologique, juridique, religieuse ? Yan n’a pas eu le temps de reprendre la question. J’ai donc repris le travail et regardé les effets de l’origo dans la culture romaine ; l’origo est une notion centrale pour les Romains, mais pas l’origine. J’ai vu alors tous les récits sur l’origine de Rome s’autodétruire sous mes yeux. Ce n’étaient que des récits grecs à usage des Grecs.
Restait la question de l’Énéide. Épopée de l’origo ? Ou mythe d’origine ? Virgile organise son texte sur le modèle homérique pour aboutir à la fondation, non pas de Rome mais de Lavinium, la ville de l’origo, ville fantôme à son époque, où a lieu chaque année le fameux pèlerinage.
Or si on lit bien l’Énéide, on constate qu’il n’y a aucun espace historique entre la Guerre de Troie et l’époque contemporaine de Virgile où se déploierait l’histoire d’Énée, espace intermédiaire entre « l’origine » et l’histoire qui aurait suivi. L’Énéide est un patchwork instable et incohérent, monde archaïque imaginaire qui mêle le passé homérique au présent augustéen. Prenez par exemple la visite du Palatin par Énée, c’est-à-dire le Neuilly de la Rome augustéenne, avec ses maisons luxueuses : Énée y arrive et retrouve l’Arcadien Evandre ; c’est une jungle, il n’y a rien, mais une voix off vient nous dire : « Et Énée alla là où il y aura plus tard ceci, puis là où il y aura plus tard cela. » Énée n’est là que pour fabriquer le présent du lecteur. Autre exemple : au cours du somptueux banquet offert par Didon à Énée, un vrai banquet de Cléopâtre, surgit, en intermède, une sorte de barde des origines, immense et chevelu, un élève d’Atlas — ce qui le renvoie aux temps de la cosmogonie — qui chante un poème d’astrophysique, la pointe de la science grecque.
Dans l’Énéide, le récit ne sert pas à établir une continuité temporelle, même fictive, mais à passer d’un monde à l’autre, dans le présent. Le passé n’est pas l’origine mais l’étymologie du présent.
Depuis un moment, vous nous dites quand même deux choses incroyables, eu égard à ce qu’on connaît ou croit connaître de l’histoire de Rome : d’une part, que la coupure entre la République et l’Empire n’est pas vraiment pertinente ; d’autre part que Rome est politiquement plus intéressante qu’Athènes pour aujourd’hui.
La périodisation politique des historiens modernes s’appuie sur des changements institutionnels. Or il n’est pas certain que ces changements aient la même importance pour tous les Romains de l’Empire. À part l’introduction du culte de Rome et d’Auguste, qu’est-ce qui change pour un Romain d’Arles ? Ou de Timgad ? Évidemment, c’est une mutation culturelle, l’émergence d’une figure nouvelle : celle du Prince. Ce qui se manifeste dans l’historiographie : les empereurs sont les premiers à avoir des biographies, alors qu’auparavant il n’y avait pas d’histoire individuelle détachée du cursus social et de la grande histoire. Et on pourrait trouver bien d’autres points. Simplement ce n’est pas mon sujet.
Je ne veux pas, par ailleurs, jouer au jeu qui consisterait à opposer les Romains aux Grecs ou l’inverse. La seule chose que je veux dire c’est, d’abord, qu’avec cette affaire d’origo, il y a quelque chose d’amusant et peut-être, oui, d’intéressant pour nous.
Rome a finalement été assez peu étudiée comme culture. L’histoire romaine est restée très conservatrice par rapport à l’histoire grecque, et ce au moins jusqu’à Claude Nicolet et son fameux livre Le Métier de citoyen romain. Quand on va y regarder de plus près apparaît une civilisation tellement différente de la nôtre qu’elle en devient subversive. Se dire par exemple qu’on a des ancêtres grecs et démocrates, c’est banal, mais se dire qu’on a eu des ancêtres romains, qui n’ont jamais été démocrates, qui ont toujours vécu dans une inégalité radicale, mais en même temps dans une société ouverte à tous les peuples, permettant toutes les promotions sociales les plus rapides, à condition le plus souvent, d’avoir été esclave, cela pose plus question. Rien n’est correct à Rome. Rome ne peut pas être l’alibi historique d’une idéologie tranquille, de droite ou de gauche. Et puis Rome est intéressante parce qu’elle est le passé de toute la Méditerranée. Du Liban et de l’Afrique du Nord, de l’Espagne et de la Roumanie. C’est la même histoire d’un monde d’emblée très, très mélangé.
D’accord : c’est subversif. Mais est-ce que ça ne peut pas servir aussi bien un certain conservatisme actuel ? Prenez par exemple le discours de Claude que vous citez au début de votre livre, et qui justifie l’entrée de sénateurs gaulois au Sénat. À certains égards, n’est-ce pas exactement le discours de Sarkozy sur la diversité et l’immigration choisie ?
Non, pour deux raisons. Le discours de Claude ne parle pas d’immigration, mais de Romains ayant la citoyenneté. On ne demande pas aux nouveaux habitants de l’Empire s’ils veulent venir ou non. Ils sont vaincus, ils sont déjà dedans ; s’ils sont citadins, ils ont toute chance de devenir citoyens, eux ou leurs enfants. Rome a de toute façon besoin de citoyens pour avoir des soldats, pour célébrer les cultes civiques et pour payer des impôts. Quant aux gens concernés, la question ne se pose même pas. C’est un peu comme si on demandait aux gens : voulez-vous garder toutes vos institutions locales et simplement avoir en plus la sécurité sur les routes, l’eau chaude et le tout-à-l’égout ? Quelques peuples se sont révoltés, en Gaule, en Judée, en Bretagne, mais dans un seul but, rester libres, c’est-à-dire en dehors de l’Empire romain. Sans résultat. Ensuite, le discours de Claude ne dit pas de sélectionner les meilleurs ; il justifie d’avoir ouvert le Sénat aux Gaulois en disant que le système romain consiste en général à accueillir ce qu’il y a de meilleur au monde. Pline le dit aussi, à propos des techniques qui viennent de partout. Ce n’est donc qu’un discours qui légitime un état de fait, ce n’est pas un programme politique.
Mais pourquoi s’intéresser aux seuls discours s’ils n’ont pas d’efficace ? Qu’est-ce que vous cherchez avec de telles recherches ?
Ce qui m’intéresse toujours, pour reprendre l’expression d’un camarade, c’est d’activer le dissensus. C’est-à-dire faire revivre des questions là où on se contentait d’évidences un peu trop confortables. Je crois que faire bouger les choses, obliger les gens à être toujours en déséquilibre sur le savoir, c’est toujours bien. Et tout particulièrement lorsqu’il s’agit de l’Antiquité, que personne n’étudie et dont tout le monde parle — lui faisant servir d’alibi à n’importe quoi. En l’occurrence il s’agit d’essayer de montrer, même si évidemment je ne suis pas la seule, que la place centrale qu’on a accordée au récit dans l’Antiquité grecque comme romaine est tout à fait illusoire. C’est une projection sur l’Antiquité de la vogue mythologique qui a commencé au xixe siècle avec l’idéologie de la nation. On croyait que le récit mythologique conservait l’âme du peuple… Il y eut l’analyse structurale des mythes, puis s’installa à la fin du xxe siècle, dans les études littéraires, une forme d’impérialisme narratif qui n’a fait que renforcer ce mythocentrisme.
Or si vous superposez, à la façon des structuralistes, les récits d’origine de Rome qui nous restent, vous n’obtenez rien : aucun invariant structural, aucun groupe de transformation comme chez Lévi-Strauss, aucun ordre symbolique. Claude Calame l’a bien montré pour tous les récits de fondation de Cyrène.
On est donc obligé de reprendre les choses autrement. Ces récits ont d’autres raisons d’exister que de transmettre du sens. Je n’ai pas dit que les récits, et les discours en général, n’étaient pas efficaces, mais qu’ils avaient une autre forme d’efficacité que celle qu’on leur prête. D’où l’importance des études pragmatiques, qui regardent d’abord le statut d’un discours et les circonstances énonciatives avant de se prononcer sur sa signification. Quant à la vérité d’un discours, Michel Foucault a bien montré que son évaluation était une formalité sociale.
Vous dénoncez constamment l’anachronisme, car selon vous il ne produit que du faux. Mais quand on lit votre traque de l’origo, cela résonne forcément avec aujourd’hui.
Il faudrait revenir sur l’article de Nicole Loraux, « Éloge de l’anachronisme en histoire ». Je pense qu’il y a une certaine forme d’anachronisme qui consiste à dire que toutes les époques sont pareilles ; ce n’est pas la mienne. En revanche, interroger un objet à partir d’un autre, en sachant très bien qu’on interroge toujours un champ d’études à partir des questions qui sont les nôtres, me semble intéressant. Par exemple, la question de l’identité et de l’origine. Pourquoi je la pose à Rome ? Parce qu’il y a tout ce débat insensé autour de l’identité nationale française et que la plupart des gens ne remettent pas en doute cette notion d’identité. Et donc je me demande : est-ce que Rome a développé des récits et des pratiques identitaires ? Et je rencontre d’abord un grand vide, ce qui prouve que ce n’est pas une notion nécessaire. Ensuite je trouve cette notion d’origo, si difficile pour nous à imaginer, et qui du coup montre qu’il est possible de penser l’origine autrement sans y introduire ni passé, ni identité.
La méthode est la suivante : nos propres catégories nous servent à entrer dans une culture différente — ici : l’origine — sachant très bien qu’elles sont anachroniques ou/et ethnocentriques. C’est ce que nous avons appelé avec quelques amis les « catégories solubles » : car elles vont se dissoudre dans la culture étudiée, au profit de catégories indigènes — ici : l’origo — qui n’en sont pas l’équivalent mais qui ont avec elles un vague « air de famille ». À la fin, nous revenons à nos catégories initiales qui se trouvent à leur tour changées, ou en tout cas que nous percevons autrement, avec moins d’évidence.
Et pourtant, quand vous parlez de la fiction, qui est selon vous déconnectée du réel, vous généralisez jusqu’au présent. La fiction ne vaut-elle que comme monde à part ?
D’abord, si j’ai généralisé quelque part, et je vous crois, j’ai eu tort parce que toute généralisation est toujours catastrophique : on se met à parler de ce qu’on ne connaît pas. La fiction ? Je ne dirai pas que c’est un monde à part. Faire de la fiction est une pratique qui varie d’une culture à l’autre. C’est même une catégorie soluble.
Pour les Romains, soit c’est vrai, soit c’est faux. Si c’est faux on s’en amuse. Dans l’Énéide, Virgile construit des « mondes impossibles » qui appartiennent entièrement au langage, sans référent possible. Quand un personnage est à la fois dans le monde mythique et dans le monde d’Auguste comme Énée, le récit est purement ornemental ou décoratif. Ce qui ne veut pas dire que ce ne soit pas une écriture très complexe. On reste dans un mode textuel qui tresse un nombre immense de références poétiques grecques, dans le seul but de faire un poème homérique romain définitif où un enfant pourra tout apprendre en le commentant mot à mot, sans que ce texte ne dise jamais rien par lui-même.
De même dans les différents épisodes du Satiricon : ce sont à chaque fois des mondes impossibles qui sont fabriqués. Le Banquet de Trimalchion n’est pas un reportage chez un riche affranchi du temps de Néron.
En revanche, si c’est vrai, alors les choses sont sérieuses, mais ce vrai est immédiatement jugé dans ses effets pratiques qui en prouvent la vérité. Il n’y a pas d’entre-deux. Il me semble que les Romains ne conçoivent pas du tout la fiction au sens moderne, comme métaphore, comme à la fois vrai et faux, comme quelque chose de complètement construit et ayant cependant un intérêt pour la réalité. C’est soit l’un, soit l’autre.
Comment dire d’un côté qu’on « entre toujours dans une culture par son imaginaire » et de l’autre que l’imaginaire n’a aucune importance, qu’il est purement décoratif ?
L’imaginaire et la fiction sont deux choses différentes. L’imaginaire est constitué de systèmes symboliques qui sont les langages par lesquels nous percevons la réalité. Ces systèmes symboliques peuvent ou non être transmis par des fictions. À Rome, ils sont transmis par des pratiques, en particulier les rituels. L’origo est une catégorie de l’imaginaire romain, perpétuée par le rituel de Lavinium, et qui a servi à créer la citoyenneté romaine comme fiction juridique. Mais il n’y a aucun récit, aucun discours sur l’origo. Yan Thomas a montré que le droit romain avait crée des fictions, comme la filiation, pour pouvoir « agir ». Ce sont des fictions pratiques, des « res », des fictions vraies.
Je crois qu’un second malentendu vient de ce que nous pensons le langage comme un moyen d’information et de représentation alors que les Romains y voient un moyen d’action ou d’illustration. Ainsi un Romain peut raconter ce qu’il veut sur son origo pour illustrer son origine et s’inventer d’illustres ancêtres. César raconte qu’il remonte à Vénus, par Énée, son fils Iule — qui n’eut pas de fils dans les récits connus ! C’est une façon d’orner ses victoires politiques et militaires, une fois accomplies. Encore une histoire d’étymologie.
Le grand plaisir des Romains, c’est d’avoir découvert qu’on pouvait dire n’importe quoi, c’est-à-dire que la parole n’a pas d’effet sur le réel. À condition évidemment de ne pas être dans des cadres performatifs. J’irais jusqu’à dire qu’à Rome la parole est soit performative, ce qu’elle est le plus souvent, en particulier dans tous les rapports sociaux, soit libre, mais qu’elle n’est jamais asservie à l’information.
Ne travaillez-vous pas sur la fiction ? L’Énéide, n’est-ce pas une fiction ?
L’Énéide ne raconte rien. Ce n’est pas un récit au sens moderne, destiné à être lu de bout en bout et créant un monde cohérent. Tout y est simultané et incohérent. Et puis il faut se souvenir qu’à Rome il n’y a pas de lecteurs au sens moderne. Les Romains apprennent à lire, mais ne lisent que pour écrire. Les auteurs littéraires, comme Virgile, sont des sources de citations qui vont servir au lecteur à construire son propre discours. Ainsi Fronton prépare à Marc Aurèle des extraits pour faire ses discours d’empereur, et lui dit : « lis ça, ça va améliorer ton style qui est tellement nul ». D’ailleurs, on ne cesse de faire des grands recueils de citations, des compendium. Cette pratique remonte à Alexandrie : les Anciens jugent qu’il est inutile de tout lire, il suffit de faire des résumés et des résumés de résumés. En revanche, la lecture en tant qu’acquisition de connaissances ou en tant que plaisir pur, sans spectacle, sans musique, n’existe pas. Le plus grand lecteur à Rome, c’était Pline l’ancien, qui lisait tout dans le seul but d’écrire l’Histoire naturelle, c’est-à-dire de faire des listes de poissons, de pierres, etc. ainsi que de rapporter des anecdotes. Donc l’Énéide n’est pas une fiction au sens moderne, qui supposerait des lecteurs quelconques et donnerait une information d’une manière ou d’une autre sur la réalité.
C’est à ce titre que vous refusez la narratalogie et avez opté pour l’anthropologie. Qu’entendez-vous par là ?
Partons du beau projet lévi-straussien : sortir de l’européocentrisme. Mais il faut, à la différence de Lévi-Strauss, connaître la langue indigène de ce dont on s’occupe. Et ensuite s’intéresser aux pratiques autant qu’aux discours qui sont une forme de pratique. On mélange l’histoire, la linguistique, l’épigraphie, l’archéologie, l’ethnographie, un peu de philosophie, pas trop.
Cela suppose chez vous une démarche curieuse : d’un côté vous semblez d’abord essayer de penser avec les Romains contre les représentations figées d’aujourd’hui ; de l’autre vous semblez d’abord vouloir faire exploser ces représentations et ensuite chercher des points d’appui chez les Romains pour vous y aider. Quel mouvement est le premier ?
Le penser contre, c’est sûr, soyons honnête ! Je fonctionne par énervement plus que par passion. Cela étant, il faut dire aussi que, souvent, je découvre l’Amérique et je vais alors chercher une bonne formulation de ce que j’ai mis des mois à trouver dans mon petit coin. Comme la déconstruction de Derrida ou l’air de famille chez Wittgenstein. Et du coup, je pense avec ! Je crois ne pas être la seule à procéder ainsi.
Et c’est avec d’autres que vous avez fondé cette étrange discipline qui s’appelle l’ethnopoétique.
Nous l’avons fondée en France, mais elle existait déjà dans les pays nord-américains, où elle signifiait alors autre chose : faire de la poésie contemporaine à partir de la poésie amérindienne. Mais c’est vrai qu’à l’époque où l’on a développé cette idée d’ethnopoétique, vers 2005-2006, nous ne le savions pas. Et ce sur quoi on voulait travailler, avec quelques antiquisants, quelques ethnomusicologues, c’était ceci : comment réfléchir sur la poésie orale sans dissocier les dimensions poétique et musicale, donc en faisant effectivement de l’ethnopoétique et pas seulement de l’ethnomusicologie. Il me semble que ces recherches peuvent avoir un grand avenir, puisqu’elles permettent de penser toutes les formes de poésie non académiques, des plus anciennes aux plus populaires, en comprenant leur performance dans leur globalité, sans négliger le texte. Un avenir bien plus grand en tout cas que les post-colonial studies, déjà finies car trop colonialistes encore, ou que les cultural studies qui ignorent le plaisir esthétique.
Comptez-vous dorénavant vous consacrer pleinement à l’ethnopoétique ?
Non, mon projet actuel est de travailler sur les jeux des Romains. Encore.
Quelques ouvrages de Florence Dupont
- Le Plaisir et la Loi : du Banquet de Platon au Satiricon, Maspero, 1977 (réédition en 2002 à La Découverte).
- Homère et Dallas : Introduction à une critique anthropologique, Hachette, 1991, (réédition en 2005 chez Kimé).
- L’Invention de la littérature. De l’ivresse grecque au texte latin, La Découverte, 1998.
- L’Orateur sans visage : essai sur l’acteur romain et son masque, PUF, 2000.
- L’Insignifiance tragique, Le Promeneur, 2001.
- Aristote ou le vampire du théâtre occidental, Aubier, 2007.
- Rome, la ville sans origine, Le Promeneur, 2011.
Traductions
- Sénèque, Tragédies, Imprimerie Nationale, 1991 et 1992, 2 vol.
- Plaute, La Marmite, Pseudolus, Actes Sud, 2002.