Vacarme 57 / Places en action

Un vent froid

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De l’influence de l’architecture sur les manifestations. Ou comment le micro-climat de l’esplanade des Invalides a désintégré et sapé la manifestation du 19 octobre 2010.

Au moment où ce texte s’écrit, il existe une matité politique : pourquoi l’énergie révolutionnaire venue de Tunisie, irradiant le monde arabe au début du printemps 2011, montant en Europe début juin par l’Espagne (les Indignés et la Puerta del Sol) et la Grèce, a fait comme passer par dessus la France pour gagner directement Londres et quelques autres grandes villes anglaises, au début du mois d’août, et s’étendre maintenant, en Méditerranée, à Israël ? D’où vient cette imperméabilité française ? Pourquoi cette anesthésie soudaine d’une population pourtant électrique et au sein de laquelle, en plus, depuis le 21 avril 2002, se trame un continuel mouvement de radicalisation, notamment par l’élaboration d’outils politiques d’une fraicheur qu’on n’avait pas connue depuis les années 1970 (ce qui est le cas des sciences humaines actuelles, très vigoureuses) ?

Pourquoi ici, cela ne prend pas ? Plus précisément : pourquoi, alors même que depuis 2003, on observe, d’année en année, une sorte de croissance irrépressible de la contestation [1] et de sa légitimité, cette contestation s’est comme brutalement évaporée le 19 octobre 2010, dernier jour de « la mobilisation contre l’allongement du temps de travail » et fait que depuis lors, il n’y a pas eu en France le moindre mouvement susceptible de réunir plus de 100 000 personnes sur l’ensemble du territoire ? Dans le cas précis du « mouvement des retraites », on dira que superficiellement : « la loi ayant été votée, il n’y avait plus rien à faire ». C’est vrai. En tout cas, pragmatiquement, dès l’instant où le Parlement « validait » la loi, une sensation collective de limite était inévitable, et s’est effectivement faite sentir dans la rue. Mais pour quiconque a manifesté ce jour là — le 19 octobre 2010 —, cinq heures durant entre la place d’Italie et l’esplanade des Invalides, il était évident que sentir cette limite ne provoquait pas que du découragement et des affects négatifs ; au contraire, par moments (avenue des Gobelins, boulevard Montparnasse) il y avait l’émotion inédite et revigorante de frôler enfin quelque chose de très concret : une loi est votée, mais nous la refusons — comment nous organiser ?

Mais ce n’était que par instants, et à aucun moment, cette question n’a réussi à dépasser son état subtil et à solidifier cette espèce de bouffée d’air dialectique qu’elle suscitait toutes les deux minutes. Car si cette manifestation a commencé dans la joie, place d’Italie, sous des éclaircies généreuses et brillantes — il avait plu vers 13 heures et à 14 heures, tout luisait sous les rayons du soleil —, elle s’est terminée en un cauchemar discrètement violent sur une esplanade des Invalides quadrillée par les CRS, battue par un vent glacial et une lumière gris sombre.

A priori, cette dissymétrie météorologique entre « le départ » et « l’arrivée des cortèges », est dotée d’une certaine lourdeur pathétique. Mais il y a ce fait réel que le 19 octobre 2010, entre 13 heures et 17 heures, le climat parisien a bien évolué de la sorte, et que nous sommes tous partis sous le soleil pour arriver sous une pluie froide tirée comme des balles par une sorte de vent du Nord. Et cela, ce n’est ni une métaphore ni une coïncidence symbolique, c’est — en partie — un effet d’urbanisme.

Oui. Car nous avons quitté une place pour arriver sur une esplanade. Et il se trouve que toutes les esplanades franciliennes ont pour propriété charnelle de réprimer par de subtiles sensations climatiques les personnes qui les traversent ; c’est le cas de la Défense, de la terrasse de Nanterre, du champ de Mars, des Invalides et dans une certaine mesure de l’intégralité de l’axe historique (la ligne droite allant de Concorde à Courbevoie étant une immense esplanade), mais aussi, sans grand doute, de la future place de la République [2] et de la BNF — la BNF, dont les quatre immeubles, dans leur monumentalité carrée, créent au sol une lourde masse d’air qui rend très brutale la circulation des courants entre l’avenue de France et l’humidité de la Seine. Cela explique que le « lecteur » se sente toujours confusément violenté par la configuration de la « Grande Bibliothèque » : il ne peut pas aller lire des textes sans d’abord faire l’expérience de cette espèce de répression climatique, quelle que soit la saison (avec bien sûr des nuances typiques, celles de l’été étant de décupler jusqu’à l’insupportable le niveau d’ensoleillement — du fait de la réverbération blanche du verre des Tours sur le bois sec des lattes du sol).

En tout cas, la manière dont ce texte a glissé du printemps arabe aux intimidantes masses d’air de la BNF montre que la réponse apportée à la question de l’actuelle immobilité politique en France doit se faire au moyen du roman (et cela, si possible, en complément d’analyses plus « dures », sociologiques, etc.). Et ajoutons que le romanesque est entendu au sens de Roland Barthes, c’est à dire non de fiction, mais de relaté documentaire par un sujet quelconque, du « temps qu’il a fait » le 19 octobre 2010 à Paris, du « c’est ça [3] » charnel qui lui semble avoir marqué le dernier jour du si légitime mouvement contre « l’allongement du temps de travail » et de la sensibilité collective, diffuse et précise, qui a imprégné ces cinq heures de manifestation dans le sud de Paris — cinq heures qui contenaient déjà, sans aucun doute, l’expérience du blocage que nous vivons aujourd’hui.

Post-scriptum

La suite de ce texte à lire ici.

Née en 1974, Stéphanie Eligert vit et travaille à Paris. Elle a été notamment publiée par la revue Nioques et sur sitaudis.fr.

Notes

[1Printemps 2003 : mouvement en faveur du maintien de l’âge légal de la retraite à 60 ans ; été 2004 : mouvement des intermittents ; hiver 2005 : mouvement dans les banlieues ; printemps 2006 : mouvement contre le CPE ; printemps 2007 : atmosphère relativement explosive du déroulement de la campagne présidentielle ; automne 2008 : la chute de Lehman Brothers ; printemps 2009 : le mouvement dans les DOM, avec le LKP et son fastidieux reflet en France ; automne 2010 : mouvement contre les retraites.

[2« Après 18 mois de travaux, la République présentera son nouveau visage en 2013 : une esplanade de plus de 2 hectares rendue aux promeneurs, une place arborée avec de nombreuses animations, un espace public mieux partagé au profit des piétons, des cyclistes et des transports en commun … » à Paris - le magazine de la ville de Paris, Numéro d’automne 2011, p.11.

[3CF. Roland Barthes, La Préparation du roman, Seuil, coll. « Traces écrites », 2003.