Vacarme 57 / Places en action

La place Tahrir en Égypte et l’avenue Bourguiba en Tunisie. La Syrie seule n’a pas trouvé son lieu, sa place pour évacuer la dictature. Voilà pour la représentation du printemps arabe. Cinq textes brefs déroulent cinq instantanés sur les places de la révolution. Toutes les places ne sont pas représentées car il n’est pas toujours facile d’écrire ou de trouver ceux qui écrivent quand la révolution ou l’insurrection est en encore cours. Marcher. Entrer. Balayer. Survivre. Chercher. Cinq verbes. Cinq actions pour prendre la place.

SYRIE / MARCHER

À Damas, pas de Place pour la révolution. Nous ne pouvons nous arrêter à l’air libre sous peine de risquer l’arrestation, celle qui vous fait disparaître dans les souterrains des prisons des commissariats, des bâtiments de la sécurité, des ministères, de n’importe quel édifice public. À Damas, notre révolution est itinérante, elle ne peut se permettre de se reposer. Nous marchons dans les rues, vite, en petits groupes, de plus en plus nombreux, en criant des slogans. Nous traversons des quartiers déserts, nous arpentons les ruelles des souks, nous sortons des mosquées pour marcher à pas rapides, sans but précis, sans objectif de lieu. Nous débordons de certaines banlieues, nous tentons d’arriver en ville, lorsque les chars ou les barrages filtrants n’encerclent pas nos quartiers, isolant les poches de révolte pour nous empêcher d’investir le cœur de la ville. Nous sommes nerveux, anxieux, désespérés, et surtout en colère. Nous sortons malgré tout, nous défilons, ou plutôt nous marchons, nous scandons, nous espérons encore. Nous filmons toujours et partout — autour de nous, des terrasses, des fenêtres, des encoignures de portes. Nous sommes des amateurs, nos images sont mauvaises, nous ne sommes pas télégéniques comme nos frères égyptiens ou tunisiens. Tant pis pour nous, on nous verra moins sur les télés de l’Occident.

Juillet 2011. Walid Samir

ÉGYPTE / ENTRER

Pour la majorité des manifestants qui souhaitent rejoindre la désormais fameuse place Tahrir, l’entrée se fait selon un rituel bien précis. Une fois passés les barrages militaires — où les entrants sont fouillés et contrôlés — on tombe sur plusieurs rangées du comité d’organisation (lajnat at- tanzim) qui fouillent et contrôlent les manifestants. Le nombre de fouilles varie selon le chemin emprunté et oscille entre deux et six. Les fouilles sont parfois effectuées à quelques mètres l’une de l’autre et les personnes à fouiller sont réparties en deux : les hommes et les femmes. Il s’agit avant tout de vérifier si la personne n’est pas armée, et ensuite, en vérifiant ses papiers d’identité, si elle n’appartient ni aux forces de sécurité ni au Parti de Moubarak. Quand on arrive par la voie d’accès principale (le pont Qasr el-Nil), un sentier étroit permet d’accéder à la place. Là aussi, on est arrêté plusieurs fois par les fouilles. Ce sentier est bordé des deux côtés par des centaines de personnes qui applaudissent et encouragent les nouveaux arrivants. On entend « Bienvenue ! », « Ne lâchez pas l’affaire, les jeunes », « Que Dieu soit avec vous », « On va y’arriver ». Parfois ce sont des consignes particulières : « On a besoin de gens à l’infirmerie », « Allez vers le Musée, on a besoin de monde là-bas ». De l’autre côté de la rue, un dispositif similaire doté d’une fonction inverse est présent. Les personnes rappellent aux sortants qu’ils comptent sur eux, qu’il faut revenir, qu’il faut tenir bon, criant « On vous revoit demain, les jeunes ».

31 janvier 2011. Youssef el Chazli

TUNISIE / BALAYER

Au matin du 16 janvier 2011, non loin de l’avenue Bourguiba, au cœur du centre-ville, les commerces, cafés et autres lieux fréquentés le dimanche sont fermés. L’armée occupe ostensiblement la place avec des véhicules militaires qui dissuadent d’occuper « l’Avenue », lieu phare de la dernière journée de mobilisation avant la fuite du despote. Mais ce dimanche matin, la peur est revenue et l’avenue, malgré le symbole de libération qu’elle représente, est vide. Cependant, une quinzaine de garçons et de filles, actifs dans les derniers jours de mobilisation, armés de balais et raclettes marchent vers le centre ville. Leur but ? Nettoyer la rue. Nettoyer le pays. Nettoyer le régime de la corruption, la censure et la répression. « Balayer l’avenue Bourguiba c’est balayer le régime ! ». Ils ne craignent pas le contrôle de police pourtant souvent agressif. Et les voici, qui s’assoient entre les arbres et servent un café de leur thermos aux rares passants qui osent les rallier. Les jeunes policiers en faction de l’autre côté n’en croient pas leurs yeux. Soudain, une jeune fille s’approche d’eux, les salue et leur propose une tasse. Ils acceptent. « Ce sont des policiers citoyens pas comme les autres » explique la jeune fille. Même si rien n’est gagné, ces jeunes gens envisagent d’autres conquêtes, d’autres lieux symboliques. Emphatique, l’un d’eux déclare : « On doit reprendre nos murs, nos quartiers, nos coins de rues et, pourquoi pas, la place de la Kasbah ».

16 janvier 2011. Amin Allal

TUNISIE / SURVIVRE

Ils sont tous là, les sitters de la Kasbah 2, épuisés mais debout. Ils fêtent une première victoire sur les restes du régime Ben Ali qui s’accrochait désespérément au trône. Nous sommes à Tunis, le 4 mars 2011, place du gouvernement et il est 9h du matin.

La pluie n’entame pas la hargne des adieux révolutionnaires. Les innombrables graffitis qui tapissent les murs de la place depuis le 20 février résistent bien aussi. La peinture noire, rouge ou bleue sur les murs livre les mots d’individus opprimés, mais déterminés à devenir un peuple libre et uni du Nord au Sud : « Et lorsque le Nord rencontra le Sud, dans cet espace qui fît disparaître la géographie, le ciel pleura » - « Démocratie mon amour… » - « merci Facebook »… Les dernières tentes sont en train d’être démontées ; les Tunisiens nouveaux décochent un dernier discours, un poème ou chantent ensemble les hymnes de la révolution avant de prendre place dans l’un des bus qui les ramènent vers leurs villes respectives : Sidi Bouzid, Regueb, Gafsa ou Tozeur. Durant deux semaines, ils ont résisté au froid, à la faim, au mépris des lâches et des trafiquants, à la violence et au sabotage de la police politique s’agrippant aux restes du régime et à ses bailleurs de fonds pour repartir vainqueurs.

Jusqu’au 4 mars 2011, nous étions des victimes, maintenant nous sommes des survivants.

4 mars 2011. Kerim Bouzouita

SYRIE / CHERCHER

À Damas, les places dites publiques, ce sont pour les voitures, ce sont pour les moukhabarat — les sbires de la police secrète, blousons noirs aux coins de chaque rue, de chaque avenue d’importance. La plus grande place de la ville, la place des Omeyyades, c’était pour le concert géant organisé par le pouvoir à la mi-juillet, et où se sont produites des stars de la pop syrienne. Bien entourée, cette place : à droite la bibliothèque al-Assad, à gauche l’Opéra et le conservatoire de musique, au fond, surveillant le tout, le bâtiment de la télévision nationale, grande façade noire qui jouxte presque un hôtel de luxe. Au fond de la perspective, en haut vers la montagne, le palais présidentiel est un observatoire muet que l’on aperçoit de nombreux points de la ville, un panoptique décentré qui nous domine et nous écrase. Tout regroupement est impossible hors de la sécurité toute relative des maisons. Sur les toits, des snipers nous guettent ; dans la rue, ce sont l’armée, les tanks, les soldats, les roquettes, et pire, les milices, ceux qui dissimulent leurs armes sous des vêtements civils. À Damas, nous sommes une révolution qui cherche encore sa Place. Et comme le disait l’une de nos pancartes : « Votre silence est une balle dans nos poitrines ».

Juillet 2011. Walid Samir