Vacarme 57 / Places en action

La place, l’accès

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Si pour l’accès au Centre Pompidou les temps ont changé, la BPI (Bibliothèque publique d’information) reste encore un lieu de savoirs et d’apprentissages inédits : les livres en accès libre sont fréquentés par un monde lui aussi en accès libre, ouvert à tous les possibles. Pour combien de temps ? Retour sur l’invention d’un lieu.

Celui qui voit le tableau, celui qui lit le manuscrit absorbe le message offert et prend la vie en mouvement, telle qu’elle est peinte ou susurrée. Arlette Farge, Le silence, le souffle (2008)

Quand sa fermeture pour deux ans a été annoncée en 1998, les « habitués [1] » de la Bibliothèque publique d’information (BPI) du Centre Pompidou à Paris ne pouvaient s’y faire. Dans cet espace intérieur ouvert au rassemblement quotidien d’hommes et de femmes venus lire, étudier, écrire, chacun trouvait sa place, y tenait, à sa façon. Leurs mots le disent : Ici c’est chez moi — On voyage ici, on ne vous demande pas de remplir des papiers — Dans les universités, on est tous paumés là j’avais mon lieu de secours — Il y a des étudiants mais pas seulement, c’est pour tout le monde.

Depuis, peu de choses ont changé. Les quatorze kilomètres de rayonnages en libre accès de cette bibliothèque à nulle autre pareille sont ouverts tous les jours aux lecteurs nombreux — sauf le mardi. Ils sont entre cinq et dix mille à faire quotidiennement la queue pour y rester quelques heures. Un habitué sur deux s’y rend au moins vingt fois par an et une personne sur dix chaque jour. Peu de choses ont changé, et pourtant ce lieu que Renzo Piano et Richard Rogers avaient voulu comme une « machine ouverte sur la ville, en prise directe avec les activités qui s’y déroulent [2] », que la gratuité avait animé comme un vaisseau, transportant les corps dans les tubes transparents des escalators, s’est refermé peu à peu. Files d’attente séparées pour la bibliothèque et les expositions, puis entrées séparées. Circulations devenues étanches.

Plus d’évasion entre deux lectures. Plus de passage de la bibliothèque au musée, du musée à la bibliothèque. Séparation des œuvres qu’on feuillette de celles que l’on expose. Séparation des corps. Côté payant, la nasse. Côté livres, la place.

Les mots des habitués le disent, la bibliothèque résiste encore — mais pour combien de temps ? — à ce raidissement de l’institution qui fut la plus accueillante de Paris — Ici c’est unique.

Franchie la porte à tambour de la rue du Renard, l’ouverture des sacs pour les vigiles bon-enfant, le flot s’égaye dans les étages, se dirige vers la lecture des journaux, des périodiques, au laboratoire de langues (deux cent vingt langues), autour des télévisions du monde, des documents filmés ou audio, et arpente les rayonnages à hauteur humaine. C’est calme. Il y a les étudiants, les lecteurs dont on ne sait rien, ceux qui flânent et ceux qui cherchent. Il y a ceux qui viennent chaque jour et l’hiver ceux qui souffrent du froid et dorment dehors. Quelques paroles à voix basses bourdonnent pour se passer l’essentiel — Tu as mangé hier soir  ? La bibliothèque a ses quartiers où se nouent des relations éphémères. Il y a des rois et des reines, des savants et des disciples, des cimentés et des fracassés, de tous âges, de tous styles, dociles aux fictions que le silence nourrit — On peut y venir rencontrer, se faire draguer sur les coursives.

Chacun prend place dans cette place ouverte et poursuit les gestes de toujours. Déranger ce qui est classé. Découvrir, regarder, attendre. Se déplacer et demander. S’étirer. S’assoupir, rêver. Parfois se perdre — Ça demande du temps. Chacun circule dans les allées, stationne sur la coursive extérieure où l’on peut manger et fumer, s’installe sur les chaises, les fauteuils, le sol — J’ai l’impression d’être enveloppée. Le lieu est attentif. Lentement, il développe un à un les corps qui abandonnent leur l’un-seul. Nul peintre, nul chorégraphe, nul chef d’orchestre pour ordonner ou décrire ce qui s’éprouve ici de grave et d’étonné mais un espace en creux où se déposent les mouvements silencieux d’une foule prise ensemble dans la vibration de l’instant. Des pans d’histoires minuscules y inventent l’archive vivante du lieu — On n’est pas isolé, les gens sont là.

Est-ce parce qu’ici parler à voix haute n’est pas autorisé qu’on y éprouve avec tant d’acuité le lien du parlêtre [3] à la langue ? Trésor déposé dans les livres, clef du désir. Accès à cette place où le vide circulant aimante les corps et leurs murmures à son bord.

Notes

[1C’est le titre choisi par Jean-Michel Crétin, Christophe Evans et Agnès Camus en 1998, dans leur enquête menée peu avant la fermeture du Centre Pompidou, pour le film et le livre dont ils sont les auteurs. Les paroles des habitués notées en italiques en sont extraites.

[2Ibid.

[3Néologisme de Lacan pour désigner l’être parlant et l’inconscient.