Vacarme 58 / cahier

L’essentiel est que tu m’écrives encore, écris-moi

par

Xavier Person a récemment fait paraître, aux Éditions Le Bleu du Ciel, Propositions d’activités (2007) et Extravague (2009).

Tu lis maintenant
Je pense à ta voix 

Paul Celan écrit ces quelques mots à Ingeborg Bachman le samedi 11 janvier 1958. On lit ceci dans Le Temps du cœur, leur correspondance dont la traduction française vient d’être publiée [1]. Il pense, ce jour, à la voix de cette femme aimée. Il peut ce jour aimer cette femme dans la pensée de sa voix. Il écrit qu’il pense à sa voix. Elle est à Vienne, il est à Paris, la lecture fait effet à distance. Une voix, par la pensée, peut être entendue, on peut par l’effet du poème penser à une voix, écrivons cela. Je pense à Paul Celan pensant à la voix d’Ingeborg Bachman. Je pense à ce qui ne se laisse pas penser dans une voix.

Pour Philippe Lacoue-Labarthe, à qui Jean-Christophe Bailly rend hommage dans la véridiction [2], la diction est ce qui vient au sens par la voix, « ce qui permet de retrouver la monté de sève qu’est la venue du sens : sa performance est sa clarté — mais l’intelligibilité qu’elle ouvre n’est pas de l’ordre d’une lecture, d’une interprétation, elle n’a pour la porter que ce qui lui vient d’une voix. » Même quant à ce qui ne veut rien dire, la diction dit quelque chose, par l’effet de ce qui fait entendre. Remontée de « l’imprononçable », elle n’est pas l’énoncé d’un secret, son dévoilement, mais bien plutôt, « dans le pli de l’énonciation », en amont de toute prétention au sens, comme le chant retrouvé de ce que nous entendions avant même de savoir parler, cette musique première perçue par l’enfant dans le ventre de la mère, « obscure dictée » de la langue rendue à elle-même. À quoi je pense quand je pense à une voix ?

Un mouvement dans le poème, on le sait, se fait vers le sens, qui ne se laisse pas atteindre, parcouru par un mouvement contraire vers un son, une matérialité sonore, un rythme, en lesquels il ne saurait s’en remettre entièrement. Ce qui fait poème est, selon Bailly, le propre de la diction. « Dire le poème signifie ici aussi bien l’écrire que le lire. » Dire, écrire, lire le poème serait se rendre sensible à comme une voix nue, quelque chose comme la toute première voix, qui continuerait de parler lorsqu’on y prête attention, dont le poème serait l’attention.

Dire la poésie [3] de Jacques Roubaud évoquait « la danse de la mémoire dans la voix ». Dire la poésie, n’est-ce pas toujours, plus ou moins, effort de se souvenir par la voix, dans la voix : « chaque occurrence de la poésie, disait-il, est comme une page d’un traité de mémoire. » Penser à une voix, s’en souvenir. Aux abords de l’oubli, de sa menace, la diction n’est-elle pas toujours rappel de la mémoire, répétition toujours ?

Parmi les cent quatre-vingt-seize documents que comporte cette correspondance, ce petit mot bref de 1958 fait césure. C’est à partir de là que je lis. C’est à partir de la pensée de la voix, de l’intonation, que je peux essayer de lire la poésie de Paul Celan, à partir de la pensée de ce qui ne se laisse pas penser ou qui ne se laisse penser que dans l’impensé de la diction. Ce qui me retient là est une tonalité, l’insistance d’une tonalité. Paul Auster disait de cette poésie qu’il eût fallu la lire avec la peau [4], « en absorbant inconsciemment les nuances, les harmoniques et les entorses à la syntaxe qui, en elles-mêmes, sont le sens du poème plus que les contenus analytiques », guidé plus par le ton et l’intention que par « une attention textuelle ». L’intelligibilité est plus à chercher dans le dire que dans le dit, comme si c’était de l’intérieur du poème qu’opérait la diction, comme si ce qui cherchait à se dire tenait dans la seule intensité d’une énonciation. Mais comment lire une tonalité pour elle-même, comment lire quelque chose qui ne soit pas rien, en ne lisant rien, pour ainsi dire ?

On a beaucoup cité l’image du poème comme bouteille à la mer chez Paul Celan, il faut citer la phrase exacte pour son mouvement, son balancement : « Le poème peut, puisqu’il est un mode d’apparition du langage et, comme tel, dialogique par essence, être une bouteille à la mer, mise à l’eau dans la croyance — pas toujours forte d’espérance, certes — qu’elle pourrait être en quelque lieu et quelque temps entraînée vers une terre, Terre-Cœur peut-être. » L’appel au secours fait du poème une invocation, l’inscrivant dans cette précarité propre à la prière, où c’est par la diction qu’un salut s’envisage, qu’un sens se cherche, qui serait juste d’être entendu.

Personne ne nous repétrira de terre et de limon,
personne ne bénira notre poussière.
Personne.
Louée sois-tu, Personne.
Pour l’amour de toi nous voulons
fleurir.
Contre
toi.

Le poème serait une sorte de test de prière, un essai de solitude, une tentative de parler dans l’air, pour rien, bouteille jetée pour rien, jetée quand même. « L’adresse est le liant de la prière », précise Jean-Christophe Bailly, évoquant alors ce que les linguistes appellent « une situation de langage », où celui-ci « s’adressant à une instance absolue ou à un dépôt immobile de vérité, serait nu, en appel de sa vérité. » Si c’est bien le destinataire qui donne forme et intonation au message, quelle tonalité atonale le poème ne devra-t-il pas se chercher ? Il faut aussi citer cet extrait du discours de 1960, prononcé par Celan à l’occasion de la remise du prix Büchner, entendons encore cette voix occupée à penser au poème : il « devient — à quelles conditions ! — le poème de quelqu’un qui — toujours encore — perçoit, qui est tourné vers ce qui apparaît, qui interroge cela qui apparaît et lui adresse la parole ; cela devient un dialogue — souvent c’est un dialogue désespéré. » On pourrait parler d’une prière en amont de toute prière ou d’une pulsion précaire, d’une prière de la prière.

« Le sens indique la direction dans laquelle il échoue », disait Lacan. Le sens, ici, n’est qu’une direction, un mouvement dans cette direction. La performativité d’un dire, comme remontée du sens à la voix, accorderait le langage à la seule dictée désorientée de lui-même. On a beaucoup cité la phrase où Celan dit ne pas voir de différence entre un serrement de mains et un poème. Serrer une main est beaucoup et très peu, c’est un peu tout et rien, c’est à un moment tout ce qu’on peut faire ou tout ce qu’on aurait pu faire, tout ce qu’on aurait pu vouloir faire.

Dans Schibboleth [5], le texte qu’il consacre à Paul Celan, Jacques Derrida parle d’un secret qui serait sans secret, qui ne dévoilerait rien que lui-même, comme secret, à l’endroit du dévoilement. Traversé par une multiplicité de sens, le mot schibboleth, rappelle-t-il, était employé par l’armée de Jephtat à la frontière du Jourdain, pour surveiller les Ephraïmites qui essayaient de s’enfuir : « connus pour leur incapacité à prononcer clairement le schi de schibboleth qui devenait pour eux, dès lors, un nom imprononçable », ils se dénonçaient ainsi au risque de leur vie. La diction, pour essentielle, pour vitale qu’elle puisse être, se soustrait à toute herméneutique.

Son hermétisme est la condition pour que la bouteille flotte. Parler pour ne rien dire pour mieux faire entendre ce qu’on aurait à dire, ce dont la diction veut dire quelque chose ? Tu lis maintenant. Je lis Paul Celan et je ne pense à rien. Je lis pour rien, je le lis encore, je ne pense qu’à ta voix, j’aimerais juste te lire un poème et n’en rien dire.

TENIR DEBOUT, dans l’ombre
du stigmate des blessures en l’air.
Tenir-debout-pour-personne-et-pour-rien.
Non reconnu,
pour toi
seul.
Avec tout ce qui a ici de l’espace,
et même sans
parole.

On sait trop bien, on connaît ça par cœur, que cette poésie est une poésie d’après la possibilité de la poésie, après sans doute la possibilité du langage. On sait que cette poésie interroge la possibilité même de l’art, qu’elle s’écrit contre la langue allemande et dans cette langue, dans cette langue étrangère à elle-même. On connaît tout ça. On a dit qu’après Auschwitz, événement sans témoin, témoigner pour le témoin revient à se placer dans la situation de celui qui a perdu sa langue — « s’installer dans cette langue vivante comme si elle était morte », a pu dire Giorgio Agamben [6], parler dans une langue qui ne signifie plus, dans le « sans-langue jusqu’à recueillir une autre insignifiance ». Je ne sais plus à ce moment ce que j’écris, je ne sais plus si j’écris encore quand j’écris cela. J’imagine qu’à un moment les mots sont dans l’air, qu’il y a le vent, qu’il n’y a que du vent et quant aux mots…

« Ah, se plaint Paul dans une lettre à Ingeborg, du 30 octobre 1951, la parole ne vient que par les airs et — je le crains de nouveau — en dormant. » On sait la mort de ses parents, durant l’hiver 1942-1943, dans le camp d’extermination allemand de Michailovska, en Ukraine. On sait, on peut le lire dans sa poésie, que les morts partent en fumée. C’est dans l’air, « au creux des nuages », que dans ses poèmes reposent les morts.

Je creuse, tu creuses, il creuse aussi le ver ;
et ce qui chante là-bas dit : ils creusent.
Ô un, ô nul, ô personne, ô toi :
où ça menait, si vers nulle part ?

Le poème est creusé comme une tombe, il est dans l’air, les paroles ne viennent que par les airs, elles ne mènent à rien. L’air, où sont dispersés les cendres des disparus, c’est là que pourrait s’écrire, ne pas s’écrire un poème. « Je ne peux pas ne pas penser à ma mère », écrit Paul à Ingeborg, le 12 novembre 1958, se plaignant d’une critique à caractère clairement antisémite. « Celui qui a écrit ça sur la Todesfuge, écrit Celan, ce que ce Blöcker a écrit à son sujet, celui-là profane les tombes. Ma mère, elle aussi, n’a que cette tombe. »

Pour venir dans un souffle, la diction du poème, même adressée à personne, même si personne ne l’entend, pour n’aller nulle part, n’en donne pas moins à penser qu’une voix à un moment fit effet, qu’elle fut simplement. Un poème vient de l’air, du sens y vient, dans la voix, puis retourne à l’air. C’est à la voix la plus nue qu’il faudrait pouvoir penser, au moment où cette voix devient quelque chose comme un poème. Je pense à ce dont se souvient une voix dans ce que dit un poème. Je ne me souviens pas de ce que je lis quand je lis un poème de Paul Celan. Je l’oublie à mesure que je le lis. Je ne cesse pas de lire sa poésie pour ne pas oublier ce que j’oublie en le lisant. Je lis la correspondance entre Ingeborg Bachmann et Paul Celan pour les moments où écrire est si difficile, je lis le retrait peu à peu de Paul, son éloignement, la manière qu’il a de se taire, depuis le premier poème de 1948 dédié à Ingeborg jusqu’aux dernières lettres, de plus en plus rares, je lis qu’entre 1967 et 1970 la correspondance ne comporte plus aucune lettre. Je lis que déjà, le 10 novembre 1952, Ingeborg le supplie, elle écrit qu’elle sait qu’il ne l’aime plus, que vivre ensemble est impossible, qu’elle ne peut s’empêcher d’espérer, elle lui écrit qu’il peut ne pas répondre à ces lignes : « L’essentiel, écrit-elle, est que tu m’écrives encore, écris-moi, pour que je te sache là, pour je ne sois pas aussi seule avec les jours qui fuient, les événements, tous ces gens, tout ce travail. » Je lis ce plus entier mutisme à la fin, puis la lettre de Gisèle Celan-Lestrange, la femme de Paul, du 10 mai 1970, je lis cette lettre de Gisèle à Ingeborg : « Paul s’est jeté dans la Seine. Il a choisi la mort la plus anonyme et la plus solitaire. » J’essaie de me souvenir d’un poème où il s’agissait de voler dans l’eau, où c’était un mouvement dans l’air qu’il s’agissait de lire, très physique, un envol ou un saut, à moins qu’il ne se fût agi de nager dans l’air, je ne me souviens plus, il y avait une interruption brutale à un moment et je ne savais plus rien lire.

Notes

[1Le Seuil, La Librairie du xxie siècle, 2011.

[2Christian Bourgois, 2011.

[3Dors, précédé de Dire la poésie, Gallimard, 1981.

[4L’Art de la faim, Actes Sud, 1992.

[5Schibboleth pour Paul Celan, Galilée, 1986.

[6Ce qui reste d’Auschwitz, Rivages poche/Petite Bibliothèque, 2003.