Vacarme 58 / cahier

« Il n’y a pas de règne, ni de l’homme ni de la bête, mais seulement des passages, des souverainetés furtives, des occasions, des fuites, des rencontres » écrivait Jean-Christophe Bailly dans Le Versant animal. L’existence de chaque animal est comme une pensée en acte et croiser leur regard est une expérience si troublante d’un temps autre.

Jean-Christophe Bailly est essayiste, poète et dramaturge. Ses derniers livres parus sont Le Dépaysement (Seuil, 2011) et La Véridiction (Bourgois, 2011).

Du singulier, l’animal, au pluriel, les animaux, il y a déjà un glissement, un mouvement vers la vérité de leur parution, de leur apparition singulière et plurielle. Mais quoique nous fassions, dès que nous abordons la question animale, c’est un peu comme si nous étions victimes d’un “effet Arche de Noé”, ils sont là à la fois comme une masse et comme une nomenclature, et c’est toujours un piège : si d’un côté nous pouvons en effet penser à une unanimité de la différence et les rassembler dans cette poche de parution — ce règne — de l’autre, chaque animal, chaque animal en particulier, au moment où nous le rencontrons, s’échappe et s’enfuit du règne pour donner consistance à la poche d’existence singulière qui est la sienne.

Sans doute n’est-ce pas contradictoire et peut-être devons-nous justement penser le monde animal comme la totalité non liée de ces différences, comme la somme infaisable de toutes ces fuites dans la singularité. Il n’empêche que la tentation de nier ces éclats ou d’en grouper les formes au risque de les réduire reste forte, et que des concepts comme ceux de bestialité, d’animalité et même de biodiversité comportent inévitablement une inflexion générique qui, en dépit de ce qui s’attache à la puissance même du concept, apparaît comme hâtive ou brouillonne. J’ai tenté plusieurs fois de dire qu’envers les animaux il valait mieux remiser ces concepts et attendre hors d’eux que quelque chose du règne, s’il existe, ou s’il vient, ou s’il est venu, nous soit délivré. Je crois qu’il faut les aborder, c’est-à-dire aborder l’étonnant et fulgurant paysage de leur différence, par le contact, si furtif et si insatisfaisant que celui-ci puisse être.

C’est pourquoi, par exemple, Le versant animal commence avec la rencontre, sur une route de campagne, la nuit, d’un chevreuil. Cette rencontre n’est pas seulement le commencement du livre qu’ouvre le lecteur, elle est ce qui l’a déclenché, ce qui l’a autorisé : le livre tout entier suit la piste qui ainsi s’est ouverte.

Le contact, c’est bien peu de choses parfois et même, hors des espaces de la domesticité, de l’apprivoisement ou de la captivité — dans le monde sauvage, par conséquent — c’est toujours très peu de choses. Je me souviens d’un très beau livre, assez connu je crois mais peut-être un peu oublié aussi, Le Pèlerin (The Peregrine) de J.A. Baker, paru en 1967 et conçu par son auteur comme un adieu à un monde en voie de disparition, qui raconte sous forme de journal, les longs moments d’affût passés dans l’estuaire de la Tamise à repérer et à suivre les mouvements d’un faucon pèlerin [1]. Or de ce que l’auteur appelle « la mobilité passionnée de l’oiseau vivant » le livre ne recueille, mais c’est ce qui fait tout son prix, que ce qu’il peut recueillir, de lentes approches et de brefs passages, des indices et des lignes furtives ou lointaines, rien qui puisse être prolongé ou tenu plus d’un instant, mais ces traces justement, sont les uniques voies d’accès à l’oiseau, à l’idée de monde qui vient avec lui ou qu’il porte en lui, dans un monde qui sans doute est le nôtre mais qu’il voit tout autrement que nous (et ce qui est si beau dans le livre de Baker c’est la lente conversion du regard, non pas un devenir faucon pèlerin de l’auteur — ce serait là une façon par trop expéditive de dire les choses — mais une déposition progressive de la façon humaine de regarder, mais un mouvement en direction d’autres directions et d’autres modes du percept, dans un paysage qui, du coup, est identifié et peint comme jamais, comme jamais depuis Constable en tout cas.)

Quoiqu’il en soit et quelles que soient la rareté ou les difficultés de l’approche, il est bon de partir de ces effleurements, et d’essayer de comprendre ce qu’ils contiennent et ce qu’ils esquissent dans notre conscience. Il va de soi que la forme de l’effleurement dépend de la forme animale elle-même, c’est-à-dire de la forme de son enveloppement dans le monde, de son Umwelt. Il en est qui nous côtoient, d’autres qui nous tolèrent, d’autres, et ce sont les plus nombreux, qui nous fuient. Ici entre en jeu le phénomène fondamental de la cachette et de la dissimulation, soit l’ensemble de toutes les stratégies de fuite par lesquelles les animaux traversent les apparences et les renversent. Le corollaire de ce phénomène, rendu évident par les techniques de chasse — les plus anciennes comme celles qu’assistent de puissants moyens techniques — c’est la distance, l’observation à distance, autrement dit le maintien d’un seuil d’invisibilité qu’il ne faut pas franchir. Voir sans être vu, telle est la condition, l’étroit passage non aménagé par lequel le monde animal, malgré tout, se livre, du moins lorsqu’il est chez lui, livré à lui-même dans des espaces qu’il peut encore ressentir comme des territoires.

Dans l’immense éventail des possibilités de rencontres, existent des aires différentes, qui ne sont pas absolument délimitées, mais qui font la part entre ceux des animaux avec lesquels il est possible d’échanger, ne serait-ce qu’un bref instant, un regard, et ceux avec qui ce n’est pas possible. La nature de l’expérience change du tout au tout selon cet arrêt sur image qui passe par le regard échangé, et rien n’est plus troublant que lorsque l’on croise le regard d’un animal non familier, celui, par exemple, d’une chauve-souris (car il faut toujours le rappeler, elles ne sont pas du tout aveugles) et il est vrai que les parcs animaliers et les zoos multiplient ces occasions. Mais la plupart des approches en nature sont liées à des observations qui se tiennent sur un bord, mais la plupart des regards y sont des opérations d’identification et de reconnaissance qui non seulement n’impliquent pas un rapport mais cherchent au contraire à l’éviter. Souvent aussi, et c’est toujours joyeux, il arrive que l’on débouche inopinément sur un individu ou un groupe que l’on n’attendait pas et qui ne nous a pas repérés. La sensation, alors, est d’assister à un épisode de la vie d’avant, je veux dire de la vie d’avant nous, ou sans nous, et ce qui est étrange, c’est que cette éviction produit toujours une parenthèse heureuse. Je sais bien que pour beaucoup cette parenthèse est vite refermée et remplacée par un fusil que l’on arme (la chasse, en effet, repose pour une bonne part sur cette situation de regard à distance) — comme si l’unique réponse des hommes à leur propre étonnement devait être d’en supprimer le motif.

Mais c’est là une autre histoire, et très complexe, car par-delà tout jugement il conviendrait de rétablir tout ce que nous devons à nos ancêtres chasseurs-cueilleurs : il est sûr en effet que quantité de nos attitudes, réflexes, démarches et même procédures de pensée proviennent des techniques mises au point au cours de patients affûts par les chasseurs de la préhistoire, du néolithique et même d’au-delà : en soi tout ce passé cynégétique de la pensée serait un domaine à étudier de près, je pense d’abord ici bien sûr à l’article pionnier de Carlo Ginzburg, qui s’intitulait Traces, racines d’un paradigme indiciaire [2]. Toutefois la discussion sur ce qu’est la chasse, sur ce qu’elle a été dans le passé de l’humanité et sur ce qu’elle est devenue dans la civilisation du loisir, je ne l’ouvrirai pas ici, même si c’est l’une des plus troublantes aires de détermination du rapport homme/animal, car je veux en revenir, ce serait le but, le but constant, en revenir à eux, les animaux, à eux sans nous, et il faut un commencement, une scène, elle est encore là devant moi et je vais essayer de la donner.

C’est l’été, la nuit, sur un petit port de Bretagne, à marée basse. Nous (car nous sommes trois, et cela compte aussi), nous descendons loin sur la jetée. La mer, ou ce qui en reste, car ce sont des régions de très fortes marées, avec des écarts spectaculaires entre les niveaux, la mer est non seulement basse mais aussi exceptionnellement calme. Venant de la lune et de quelques réverbères qui restent allumés toute la nuit, une lueur stagne au-dessus de l’eau sombre, semblant directement émaner d’elle. Tout est retenu et comme en attente, mais dans une attente étale, qui ne comporte ni impatience ni menace et où le silence, complet, évoque un très ancien souvenir que la Terre aurait d’elle-même. Là-dessus, exactement comme des notes sur une partition, mais des notes qui seraient mobiles et écriraient de petites arches éphémères, l’effraction d’un événement lumineux et sonore, qui se répète et dure un certain temps, comme une sorte de ballet aléatoire : ce sont de très petits poissons qui sautent ici et là dans un périmètre pourtant circonscrit, y formant le dessin recommencé de légères trajectoires argentées griffant à peine l’étendue, mais en tous sens. L’accompagnement sonore est celui de ces plongeons filants, rapides, qui éclaboussent à peine. Au bout de quelques minutes tout s’éclipse, il n’y a plus rien.

Ici, rien, aucun contact, seulement le spectacle, lointain, d’une agitation nocturne éphémère, un passage d’êtres qui ne configure pour nous aucune espèce de familiarité ou de connivence, même furtives. Et pourtant, ce que l’on éprouve alors, c’est une joie, mais elle est difficile à décrire : en effet, si d’un côté on peine à la relier à l’affect, on résiste en même temps à la caractériser de façon strictement esthétique, là où, pourtant, son efficace a été très grand, tant sur le plan plastique que sur le plan sonore. Mais alors si ce spectacle nous émeut, à quoi, à quels ressorts s’adresse-t-il en nous depuis sa lointaine et pure objectivité ? Je crois que l’on peut répondre en disant que ce qui se déploie devant nous, alors, c’est le vivant comme tel, c’est-à-dire sans médiation ni protocole d’aucune sorte — un pur surgissement, puis une disparition — un battement, si vous voulez, de l’être, et de l’être ainsi configuré, dans un état qui est peut-être un état second, une sorte d’extase de la nature naturante. Rien d’exceptionnel sans doute (même si rien ne s’est passé le lendemain lorsque nous sommes revenus sur les lieux dans l’espoir que le phénomène se reproduise), mais dans ce très peu et dans cet effleurement, dans cette danse, un affleurement de l’existence à elle-même, une production d’intensité, un avènement suspendu hors de toute intention, comme une simple effervescence, ou un tourbillon : un remous, mais qui a lieu hors de nous, devant nous, et qui n’échangeant rien avec nous, advient, donnant simplement consistance à la vie, mais selon sa vivacité, sa fraîcheur, son endurance.

Ce serait là — mais il n’est pas question de hiérarchie — comme un premier palier ou comme un premier état du rapport, et il n’est pas indifférent que nous soyons ici, avec les poissons, dans un milieu d’existence — l’eau — qui n’est pas le nôtre et que nous ne pouvons que très imparfaitement approcher, quand nous nageons. Du moins est-ce tout de même une approche, qui peut même aller parfois assez loin (je pense à des côtoiements un peu prolongés, avec des dauphins, des pieuvres ou certains poissons) tandis qu’avec ceux de l’air, ceux qui volent, et bien que nous respirions l’air où ils se meuvent, toute possibilité d’accompagnement nous est refusée : le vol, qui est le signe et la métaphore de l’oiseau, nous demeure en effet inaccessible. Même ce qui peut lui ressembler (le parachute, ou les formes d’aviation légère, planeur ou U.L.M.) n’est possible qu’au prix de prothèses voyantes — rien de notre corps ou dans notre structure ne nous permettant d’échapper plus d’un instant à l’attraction terrestre, et le saut, qui est cet instant, ayant toujours et d’abord le statut et l’allure d’une chute à peine différée. De telle sorte que dans le règne les oiseaux incarnent pour nous exemplairement une forme de vie qui nous est refusée et il était bien naturel que ce soit par eux d’abord que l’ouvert (auquel je ne mets pas de majuscule) soit indiqué à Rilke.

Et ce sera ici le deuxième palier, ou surface de contact : comment cet ouvert, grand ouvert en effet devant nous, nous reste en un sens fermé, inaccessible.

Entre toutes les formes de vol (car là aussi c’est un extraordinaire déploiement de chorégraphies variées et distinctes) il en est de plus fascinantes que d’autres, et le vol des oiseaux migrateurs, avec les longues distances qu’ils parcourent, les altitudes qu’ils atteignent, le sens de l’orientation dont ils témoignent, est peut-être la plus remarquable, la plus surprenante. Au lieu de l’appréhender en termes de prouesse, je crois qu’il faut le considérer d’abord comme une forme de vie, comme un mode particulier d’habitation de la Terre — une habitation nomade, qui ne se pose jamais très longtemps et dont le vol, la traversée des airs, constitue la ligne directrice, ou le principe, la forme corporelle, à commencer par la structure des ailes, épousant ce principe avec une incroyable rigueur. Le caractère secret et merveilleux de ce vol doublement rythmique (un rythme bref, celui du battement continu des ailes, et un rythme lent, celui des allers-retours saisonniers) a été de longtemps pour les hommes l’occasion d’une rêverie prolongée. De cette rêverie, Le merveilleux voyage de Nils Holgersson à travers la Suède, le livre de Selma Lagerlöf, est sans doute la forme accomplie. Via les oies sauvages et la transgression de l’interdit du vol rendue possible par la réduction de Nils Holgersson à l’état de tout petit bonhomme, cette rêverie atteint dans ce livre sa vitesse de libération.

Nous travaillons actuellement, Gilberte Tsaï et moi, à une adaptation théâtrale de ce livre. Cela semble impossible, mais tel est le défi : prendre au pied de la lettre l’impossibilité du vol et pourtant s’envoler en pensée avec elle, ce qui veut dire aussi avec les oies sauvages. Un tel projet (je ne le décrirai pas, je l’évoque simplement) impliquait que nous allions en Suède et que nous parcourions les terres mêmes que Nils avec les oies (mais aussi les corbeaux, les cigognes et les aigles) survole. Ce que nous avons fait, et voici ce que je veux raconter, et qui aura été pour moi l’actualité récente du « versant animal ». La scène, comme on dit au théâtre, se passe à Mårbacka, c’est-à-dire sur les lieux mêmes où Selma Lagerlöf a longtemps vécu, au début puis à la fin de sa vie quand elle put racheter la maison que ses parents avaient dû vendre. Nous venions de visiter cette maison. Il y a là en contrebas comme un grand vallon assez large et faiblement incurvé encadré par des bois. D’une prairie nous parvenaient des cris qui — nous ne sommes pas des ornithologues confirmés — pouvaient être ceux d’oies. Un chemin, partant tout droit dans cette prairie, allait dans la direction de cette rumeur qui devint aussi, alors que nous progressions vers elle, une tache grise et mouvante assez étendue, posée sur le fond vert de l’herbe en avant de la ligne presque noire de la forêt. C’étaient elles ! À moins d’un kilomètre de la maison de celle qui les avait célébrées, les oies sauvages et la raison, au fond, de notre voyage. Mais presque aussitôt que nous les reconnûmes, il y eut cela d’inévitable qu’alarmées par notre présence elles s’envolèrent — des centaines d’oies battant vivement l’air et y formant des géométries flexibles en cacardant autant qu’elles le pouvaient.

Aucun contact possible, aucune intimité comme dans le livre : au lointain d’où elles viennent elles retournaient, ne nous laissant d’elles, observées avec des jumelles ou filmées, que l’image de leur envol dans l’ouvert — l’ouvert que, de la sorte, elles déployaient devant nous comme une respiration de l’espace qui nous demeurerait interdite. C’était la réplique, par les oies sauvages, de cette loi qui veut que natura naturans soit d’abord et toujours pour nous natura fugiens, nature qui nous échappe, qui se dérobe, nature qui, comme on l’a dit aux premiers temps, « aime à se cacher ».

Pourtant il se trouve que les oies, au moins par leurs cousines domestiques, nous sont familières et que nous pouvons les imaginer et les suivre en pensée dans leurs migrations, leurs arrêts, et même avoir quelque idée de leurs mœurs. Ce qui revient à dire que la scène de Mårbacka, tout en figurant la fuite et l’impossibilité d’un rapport, distille une épaisseur matérielle où nous pouvons entrer et où la pensée, transportée à travers de petites îles de sens qui finissent par former un archipel, recoupe et entrevoit quelque chose de l’Umwelt des oies sauvages — et ce serait l’île duvet, l’île d’alerte (via leurs cris), l’île de l’envol, l’île de l’appétit et du repos (se coucher dans les seigles d’automne), l’île des œufs, puis celle de la forme sociale, à terre comme en vol, avec ses relais, ses solidarités étranges, ses vitesses, etc. Il y a là les éléments d’une approche empirique et intuitive, nous pouvons la faire, sans doute, mais elle ne peut avoir de vérité qu’à la condition d’accepter non seulement d’être relative ou partielle, mais aussi de ne pouvoir être ni circonscrite (elle s’échappe toujours), ni connue de l’intérieur (l’altérité demeure intégrale). Lorsque je dis « se coucher dans les seigles d’automne » ou si j’ajoute « mettre sa tête sous son aile », je désigne des mouvement du corps et de l’intention, peut-être des souvenirs et sans doute des joies, mais ce ne sont pas les miens ou les nôtres, nous ne pouvons apercevoir ce que c’est que par une fente très mince, si facile à négliger ou à oblitérer. Or je crois que de telles fentes et les aperçus qu’elles ménagent sont pour notre pensée, notre pensée d’humains, de véritables et très importantes échappées, de formidables pistes imaginaires.

Bien entendu et quoiqu’on puisse en penser par ailleurs les zoos sont des aires de condensation de ces pistes, et les enfants en sont les premiers bénéficiaires. Mais l’inconvénient est que cette condensation, pour exister, doive correspondre au contraire à une réduction considérable des pistes effectives suivies par les animaux. Pour en rester aux oiseaux, il y aurait ici, pour nous, trois niveaux de percept : celui de la cage où l’oiseau, soumis à la visibilité permanente, est assigné à résider dans l’étiquette de son nom. Celui de la volière (surtout dans ses nouvelles formes — volières assez grandes et pénétrables mélangeant de façon compatible les espèces d’un écosystème donné), où l’oiseau peut déjà s’envoler, tracer des lignes dans l’espace et s’y conjuguer comme verbe. Et enfin celui de la nature, celui de l’ouvert comme tel où le phrasé animal devient génératif et comme ivre de ses possibilités : même s’il est réglé par des lois, le vol de certains oiseaux — solitairement (c’est le cas, justement, du faucon pèlerin) ou en groupe (c’est le cas des étourneaux ou des hirondelles) — apparaît comme une amplification et quasi comme une conscience de soi de cette liberté (y a-t-il là, je le demande, un autre mot ?).

Le vol est ici l’exemplum de ces pistes imaginaires, pistes d’ailleurs en ce qui le concerne non tracées, en allées dans le ciel, mais y compris avec les animaux terrestres, en leur enchevêtrement, nous retrouverions, Umwelt après Umwelt, le même infini de trajectoires et d’apparitions-disparitions, la même volupté d’existence et de manifestation, la même tendance de la natura naturans à s’auto-contempler dans d’infinis entrecroisements ou frôlements et à se propager dans l’alternance du visible et du caché. Or par rapport à ces pelotes plus ou moins inextricables, on le sait bien, le mouvement général de la connaissance a toujours consisté en un effort de réduction, de séparation et de classement : il n’y a pas lieu d’en sourire, en leur fond la taxinomie et les tableaux systématiques des espèces sont plutôt les témoignages bouleversants d’une tentative humaine de rangement et de composition, certains, comme le méconnu ornithologue allemand Constantin Gloger allant dans son « Système Naturel du Monde animal » (Natürliches Systems der Thierwelt) jusqu’à écrire ou dessiner avec les noms des animaux une extraordinaire frise qui semble imiter l’écriture rythmique des rémiges tout en évoquant une partition musicale, exactement comme si la nature était ou devait être ainsi écrite et composée, selon un ordre immuable au sein duquel la description avalerait pour ainsi dire l’interprétation [3].

Pendant longtemps les zoos et les ménageries furent les témoins et les agents de cette vision, présentant dans des enclos des échantillons de nature privés de toute possibilité d’échapper au régime strict de la nomenclature et de la visibilité. Or non seulement les animaux reconfigurent sans fin devant nous la préexistence et la continuité d’un monde de cachettes échappant au langage, mais encore sont-ils sans doute encore plus résistants que les plantes à ces ordonnancements réguliers où on les confine. La remarque que faisait Jussieu en 1824 selon laquelle l’ordonnance typographique des livres, qui implique de devoir ranger les objets en séries, nuisait à la juste représentation des systèmes et familles de plantes, lesquels, disait-il, devaient être rendus non par des logiques linéaires de chaînes et de chaînons mais par des logiques buissonnantes, et ce sont ses propres termes, de faisceaux, de groupes et de masses [4], cette remarque (extraordinairement riche et suggestive par ailleurs), on pourrait l’appliquer avec encore plus d’efficacité au “buissonnement” mobile des animaux. Il se peut que les faisceaux du graphique de Gloger aient voulu aller en ce sens, mais c’était encore retenir le mouvement, qui est tout autre, stochastique, errant, fol, et — c’est le mot que j’ai en tête et cache depuis le début — vif, mais d’une vivacité qui serait celle du vivant s’apparaissant à lui-même : celle des petits poissons vif-argent de Pors-Even, celle des oies s’envolant de la prairie du Värmland, ou celle, encore, que l’on peut rencontrer malgré tout dans les zoos, mais alors sous forme atténuée et peut-être réfléchie — et c’est ce que je voudrais raconter pour finir.

C’était il y a peu à la ménagerie du Jardin des Plantes à Paris, qui est un endroit très étrange et très beau : s’il ne conserve pas beaucoup d’espèces et ne montre que des animaux qui peuvent subsister sans trop de dommage dans des aires conçues à une autre époque (l’origine du Jardin remonte à 1794 et les plus anciennes fabriques datent de 1802), il ouvre au cœur de la capitale une retraite profonde et calme — je voudrais la décrire plus longuement car elle indique, y compris avec ses contradictions, une possibilité de coexistence que l’on accueille, lorsqu’on y vient, avec beaucoup de joie et, aussi, avec une sorte de respect — mais ce qui s’impose tout de suite, aussitôt que l’on y a fait quelques pas, c’est une retentissante rupture de charge entre le temps extérieur, celui de l’agitation de la grande ville, et le temps qui est intérieur à ces allées qui s’en vont, entre les animaux captifs et les fabriques anciennes, sous de grands arbres. On pourrait objecter que cette rupture de charge est le propre de tout jardin, mais ce n’est vrai qu’en partie, car le temps ou la forme du temps où l’on a la sensation de se retrouver immergé dans cette Ménagerie n’est pas seulement une accalmie ou un ralentissement — cela, n’importe quel parc un peu vaste et bien conçu le produit en effet sans peine — mais se présente, et l’on en a la sensation confuse, comme une forme concertante, composée et, en plus d’un sens, savante : sans doute parce que l’on se retrouve dans un lieu qui documente une forme ancienne de savoir mais surtout parce que dans ce dictionnaire les animaux, malgré lui, introduisent la vie, le vif de leur être, ce qui se traduit d’abord par un décrochement — cette rupture de charge temporelle dont je parle, et qui est spécifique.

La tentation est donc grande, ici, de parler d’un simple effet de ralenti, ou d’une dilatation, mais c’est plus difficile et plus tressé et ce qui m’est venu à l’esprit, dans l’espace qui sépare les gaurs, ces grands et magnifiques bovidés sauvages venus d’Inde, si puissamment placides, et les oiseaux de la grande volière, avec leurs vols fléchés et leur affairement, c’est que la respiration même de cet espace était affectée par ce contraste et cet équilibre entre des temporalités si différentes, c’est que la simultanéité de ces courbes de temps distinctes produisait dans l’air une sorte d’onde stationnaire en forme de hamac où l’on n’avait plus qu’à s’étendre : non pour être bercé mais pour entrer dans une habitation hypersensitive du temps, une maison si l’on veut, mais une maison de résonance et d’amplification où chaque geste non humain, du côté de la lenteur des ruminants (mais les gaurs, ai-je appris, peuvent aussi courir, comme les buffles, à une vitesse surprenante) comme de celui de la vivacité des oiseaux, où chaque geste, donc, cesse d’être un spectacle pour devenir une pensée, une pensée que nous serions en état de former. « Vous qui habitez le temps », Valère Novarina a un jour imaginé ce beau titre et comme il se trouve qu’il est aussi l’auteur de l’étonnant Discours aux animaux, j’hésite d’autant moins à entendre derrière lui et derrière le « vous » auquel il s’adresse non seulement les hommes mais aussi les bêtes, les bêtes qui habitent le temps autrement que nous et chacune à leur façon, avec de fantastiques brièvetés et de très longues paresses.

Le vif, ce que je cherche à attraper par ce mot, ce n’est pas seulement le vivant, c’est la vivacité d’allure de ces temps enchevêtrés que nous ne croisons que rarement, sauf peut-être, même si c’est de façon quelque peu faussée, dans les espaces artificiels des zoos ou semi artificiels des réserves. Mais à travers ces rencontres, dont la temporalité réelle, en nature, est toujours éphémère et furtive, ce qui est entrevu, c’est cet autre temps, ce sont ces autres habitations du temps. Si le temps du contact avec les bêtes est, la plupart du temps, le vif et l’éphémère, il reste que nous rejoignons à travers lui — et c’est l’équivalent de ces fentes dont je parlais — cette autre couche de temps où se rechargent les horloges internes des animaux et où peut-être il serait bon que nous rechargions aussi la nôtre pour améliorer notre pesanteur, nos envols (nos pensées) et notre vue.

Post-scriptum

Note de l’auteur : « Ce texte, qui reprend le titre d’un spectacle créé en 2006 à Montreuil par Gilberte Tsaï, a été le support de plusieurs conférences données aux États-Unis en octobre dernier. Comme tel, il contient quelques formulations liées à ce mode de présentation. Après réflexion, j’ai pensé qu’il était plus juste de les maintenir. »

Notes

[1J.A. Baker, Le Pèlerin, Folio Gallimard, 1989.

[2Ce texte a été repris dans Mythes, emblèmes, traces, Flammarion, 1989, Paris, pp. 139-180.

[3Le grand graphe de Constantin Gloger a été publié par Hanns Zischler dans le volume Vorstoss ins Innere (Alpheus Verlag, Berlin, 2011).

[4Jussieu cité par Jean-Marc Drouin dans son Herbier des philosophes, éd. du Seuil, Paris, 2008, p. 128.