Vacarme 58 / cahier

Gratuité, égalité, société : en finir (vraiment) avec la dictature chilienne

par

Depuis juin 2011, les étudiants chiliens sont en grève pour revendiquer la gratuité de l’enseignement secondaire et supérieur. S’ils n’ont toujours pas obtenu satisfaction, leur lutte a permis de reposer des questions indispensables à toute société démocratique comme celle de l’éducation libre et gratuite pour tous soustraite aux impératifs économiques.

Novembre chilien, Santiago. 2011. Les murs des universités publiques sont couverts de slogans qui réclament une éducation gratuite et de qualité et, du même mouvement, plus de démocratie. Mais les étudiants sont inquiets. En grève depuis juin, ils n’ont pas obtenu ce qu’ils espéraient du gouvernement et s’apprêtent à reprendre les cours dans la tristesse des fins de partie. Ils vont se diviser entre ceux qui veulent reprendre les cours avant les grandes vacances de décembre, ceux qui l’envisagent pour le prochain semestre à la rentrée de mars et ceux qui ne voudront pas reprendre et parlent déjà de prendre les armes. L’imaginaire des disparus et du MIR hante la mémoire collective car chacun sait que ce combat pour la gratuité scolaire et universitaire est une manière de faire revivre des idéaux enterrés avec Pinochet et restés fantomatiques depuis 1990. Pour ne pas souffrir de cette division, la procédure du vote est sollicitée en facultés de droit, de médecine, discutée en histoire et en philo. Les administrations universitaires sont occupées. Les professeurs ont certes applaudi au combat étudiant mais ils n’ont pas suivi, ne se sont pas mis en grève. Les étudiants leur en veulent et l’expriment au moment de la déchirure.

Mais quand on discute, malgré tout, ce n’est pas la tristesse qui l’emporte mais une certaine fierté. La fierté d’avoir ouvert une question qu’on ne pourra pas désormais refermer. Chacun évoque ainsi les chiffres de soutien de la population. Leur fluctuation, au plus fort 80% de soutien, au plus bas 54%. Le pays n’a cessé de les approuver dans leur démarche et leur radicalisation. Car le mouvement avait d’abord réclamé une plus grande part des dépenses publiques en faveur des facultés publiques de l’université du Chili. L’objectif était d’obtenir ainsi un moindre coût pour les étudiants et moins de précarité dans le travail universitaire. La revendication pouvait s’appuyer sur les recommandations de l’unesco et de l’ocde qui demandent un taux de 7% du PIB consacré à l’éducation quand le Chili n’en consacre que 4%, bien que sa croissance économique soit de 10%. Se mettre en conformité avec une certaine conception d’un état de civilisation en quelque sorte. Le gouvernement avait fini par céder parcimonieusement une dépense extraordinaire mais sans promesse de stabilisation. Les étudiants avaient alors refusé et affirmé que non, ce qu’il fallait c’était en fait obtenir la gratuité des études supérieures et un système d’éducation à but non lucratif. Ils avaient aussi refusé les offres partielles d’une plus grande diffusion des bourses ou d’un accès plus aisé au crédit. Non, ce que les Chiliens souhaitaient, ce n’était pas d’obtenir l’autorisation de s’endetter plus facilement pour les études de leurs enfants, mais bien de ne plus avoir à s’endetter pour accomplir leur devoir de parents : offrir une véritable éducation à leurs enfants.

Ici à Santiago, à Valparaiso, du Nord au Sud, les banques font constamment de la publicité pour valoriser les pères de familles capables de s’endetter pour leurs enfants. Elles appuient ainsi sur l’imaginaire de la dette parentale sacrée qui se transforme en endettement à vie qu’on ne regrettera pas. Car non seulement au Chili l’éducation secondaire et supérieure n’est pas gratuite, mais elle est exorbitante. Un haut fonctionnaire qui gagne environ 900 euros par mois doit payer 600 euros par mois pour acheter les études supérieures de son enfant, ou plus exactement sa « carrière », sa « place » imaginable dans la société. C’est impossible pour des gens modestes, mais même les gens aisés doivent s’endetter pour acheter ces carrières pour leurs enfants. On apprend ainsi qu’une carrière en droit coûte plus qu’en histoire ou en philo, qu’une carrière en médecine coûte presque la même chose qu’une carrière en économie. Et ce coût très élevé, ce n’est pas seulement dans l’université privée qu’il est pratiqué, mais dans l’université publique. Et si l’université privée prospère et se démultiplie en une infinité d’instituts, c’est aussi que l’université publique, ne pouvant accueillir tout le monde, puisque sans dotation suffisante pour le faire, impose un niveau élevé à ses étudiants, leur fait passer un examen d’entrée. Ceux qui y échouent se rabattent alors sur le privé. Certaines universités privées sont correctes, d’autres ont la réputation de la nullité mais sont aussi chères que les autres. Or dans ce mouvement, ce sont les étudiants du public qui se sont mis en grève, nécessairement des enfants de la bonne bourgeoisie chilienne qui portent ainsi un combat qui les concerne mais qui concerne en fait l’ensemble du pays. Nous sommes ainsi en présence d’un système qui aura eu la capacité à associer dans un même combat toutes les catégories sociales du Chili, excepté les vrais riches, ce qui explique ce taux élevé de solidarité de toutes ces familles endettées, en voie de l’être ou même pas autorisées à l’être et ne pouvant de ce fait faire éduquer leurs enfants au-delà du primaire. Des enfants de la bonne bourgeoisie qui se font ainsi porte-parole de toutes les classes avant que la gratuité puisse les dissoudre ou au moins en avoir l’ambition. Les étudiants ont ainsi été solidaires des mineurs et ont réclamé que les mines soient nationalisées pour que les revenus du cuivre puissent payer les besoins d’une éducation qui serait vraiment nationale.

De fil en aiguille, ce n’est pas seulement l’endettement qui a été critiqué mais les effets de la transformation d’un bien qui avait été pensé comme un service public à l’époque d’Allende en bien marchand permettant de faire de gros bénéfices sur le dos des enfants. Le désengagement de l’État à l’égard de l’éducation publique au Chili date de la dictature. Pinochet avait réduit les dépenses publiques et les bourses. Chacun le sait et c’est bien ce qui demeure de l’ère Pinochet qui est aussi visée par une génération qui a malgré tout grandi après la dictature et qui peut choisir d’organiser un « kiss-in » pour dire sa non-violence et sa radicalité face à ce qu’il reste du septembre chilien de 1973. Ce qui est alors revendiqué, c’est une véritable démocratie et non plus l’arrangement d’une amnistie de fait pour ceux qui avaient collaboré au coup d’État, s’étaient enrichi sans vergogne et avaient creusé les écarts sociaux. Quand Pinochet avait été arrêté, ils n’avaient accepté de ne pas mettre en danger le changement de régime qu’à la condition de maintenir leur hégémonie économique et financière, maintenir ainsi une situation sociale indépendante de l’ambition démocratique malgré la richesse réelle du pays et sa forte croissance. Ce désinvestissement de l’État à l’égard de l’éducation a même conduit à une baisse du niveau de qualité de tous les lieux scolaires dépendant désormais pour une grande part des municipalités qui quand elles sont pauvres ne peuvent embaucher des enseignants de qualité. Car les enseignants du primaire et du secondaire n’ont pas de formation et de diplôme nationaux. Eux aussi ont acheté leur carrière le plus souvent dans des universités privées : faire miroiter un métier stable car nécessaire est effectivement lucratif pour ces universités. On fabrique plus de professeurs au Chili qu’il n’est nécessaire, mais ces professeurs n’ont souvent pas appris grand chose. C’est pourquoi la revendication de la gratuité est associée à celle de la qualité. Il ne faut pas que la dissociation du savoir et de la sphère marchande conduise à une chute des savoirs mais au contraire, qu’elle vise à renforcer le désir de savoir et d’étudier.

La véritable sortie de la dictature serait cette capacité de refaire société par la gratuité scolaire, de réinventer le débat démocratique, de refaire entendre que lorsque 80% d’une population soutient une cause, elle doit trouver une traduction dans la loi. Les murs se sont alors couverts d’un nouveau mot d’ordre : changer de constitution.

Le gouvernement Pinera ne dispose plus pour le moment que de 26% d’avis favorables mais la loi n’a pas bougé. Alors pourquoi céder ?

Le mouvement a été long, éprouvant avec deux manifestations au moins par semaine, des affrontements avec des policiers armés de gaz lacrymogène. Le bruit des casseroles à nouveau pour se faire entendre. Mais il y a désormais après six mois de lutte, le risque de perdre une année pleine d’études, un risque qui coûte cher, très cher, trop cher. Il fallait reprendre des forces.

Car il faut bien comprendre qu’ici une grève des étudiants, ce n’est pas une simple interruption de l’effort d’étude au nom d’un projet à défendre. C’est une grève qui coûte de l’argent sonnant et trébuchant. Faire grève n’interrompt pas le crédit, ni la nécessité de payer l’université si l’on souhaite que le diplôme soit validé. Cela peut aussi coûter cher à l’Université publique qui n’est pas si publique que cela, ne disposant que de 10% de fonds publics pour payer ses frais et en particulier les enseignants.

Peut-être plus que d’un mouvement social ou d’une crise, il s’agit au Chili d’un mouvement civique qui affirme la nécessité après la dictature de refaire vraiment société sans tricher avec l’idéal démocratique qui met l’éducation nationale au cœur de l’échange sacré, fondateur des liens. En effet, ici défendre la gratuité de l’éducation publique, c’est certes déclarer que l’État doit pourvoir à la formation de chacun d’une manière équitable et inventer des formes de redistribution qui permettent de ne pas discriminer les plus démunis. Mais ce n’est pas seulement ça. C’est aussi affirmer que les questions en jeu dans l’éducation publique, qui sont des questions de savoir et de valeurs sociales doivent être soustraites aux circuits marchands d’économie classique, qu’ils soient ceux de l’exploitation capitaliste dure ou ceux de la redistribution. Il s’agit alors de considérer l’éducation publique comme une dette sacrée de chacun envers chacun et dans ce cas elle relève plutôt de l’économie du don que de l’échange marchand. Les travaux de Mauss ont montré depuis longtemps la coexistence de deux circuits distincts, le circuit du don cérémoniel (l’échange kula) glorieux et festif et le circuit de l’échange utile (le gimwali) qui est le lieu d’échanges souvent âpres. Ce qui caractérise l’échange kula, c’est qu’il est d’abord « une affaire de reconnaissance réciproque ». Enjeu social par excellence qui fonde la possibilité même de concevoir l’égalité entre les êtres humains. Il y aurait alors à distinguer entre l’échange non pas utile et inutile, mais entre une utilité immédiatement instrumentale et une utilité sociale des objets échangés en tant qu’ils permettent de faire tenir une société, qu’ils permettent de faire société. L’éducation relève en premier lieu de cette catégorie d’utilité sociale et seulement en second lieu de l’utilité instrumentale, comme en surcroît.

En France, les échos de ce qui s’est passé au Chili ont été très assourdis, les enjeux peu analysés. Il faut dire qu’avec le processus de Bologne, la nouvelle loi LRU, les AERES et ANR, nous prenons le chemin inverse. Au nom de l’autonomie des universités, s’organise le marché des savoirs, des formations et des carrières, chacun et chacune ayant leur prix de marchandises qui font écran à l’étude. En renonçant à ce qui nous fonde depuis 1789, son 14 juillet, son 26 août et ses journées d’octobre, nous tournons le dos aux Chiliens et aussi aux étudiants qui depuis le mouvement anti-CPE avaient ouvert une voie pour s’insurger contre cette fabrique de chair à patron [1]. Les Chiliens avaient choisi cette date symbolique du 14 juillet pour organiser leur plus grosse manifestation car ils croient encore que nos rétroviseurs peuvent donner le courage de la lutte démocratique.

Notes

[1Sur ces enjeux en France, on consultera : Renaud Bécot, Aurélie Boudon, Blaise Dufal, Julie Le Mazier, Kamel Tafer (coord.), Universités sous tension, retours sur la mobilisation contre la loi pour l’égalité des chances et le CPE, Syllepse 2011 ; Marie Cuillerai et Sophie Wahnich (dir.), Universités : ramener la foi en l’impossible, L’homme et la société, 2011.