Vacarme 59 / Sarajevo

Juger et dévoiler la guerre entretien avec Élisabeth Claverie

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Après avoir travaillé sur la violence dans le Gévaudan du XVIIe au XIXe siècles à partir de sources judiciaires, Élisabeth Claverie s’est tournée vers l’anthropologie religieuse et l’étude du pèlerinage catholique de Medjugorje, un village en Bosnie-Herzégovine. Alors qu’elle poursuit son terrain, la guerre surgit et elle revient vers ses premiers objets : dans le sillage de la sociologie pragmatique proposée par Luc Boltanski, elle s’emploie en s’appuyant sur les matériaux du Tribunal pénal international de La Haye à écrire une histoire de la guerre en Bosnie.

Je n’ai pas vu venir la guerre. Depuis plusieurs années, je travaillais à Medjugorje, petit village de Bosnie-Herzégovine devenu lieu de pèlerinage mondial. Depuis 1981, six habitants croates y voient en effet quotidiennement apparaître la Vierge. J’y effectuais un « terrain » sur les apparitions de la Vierge. J’étais donc dans un lieu qui n’était pas, de mon point de vue, en Yougoslavie, mais « chez la Vierge » Au départ, je voulais voir, sans détermination sociologique et sans imputation de croyance, simplement comment on soutient dans une société qu’une Vierge est là et vous parle. J’ai fini par comprendre qu’il y avait deux destinataires aux messages adressés par la Vierge aux « voyants » : d’une part, des personnes venues du monde entier, prises dans des situations inextricables, des malades condamnés par exemple, marqués par des eschatologies personnelles, et d’autre part des Croates catholiques d’Herzégovine. Les Croates voyaient la Vierge comme prenant fait et cause pour les « pauvres Croates de Bosnie », « toujours » persécutés par les Turcs, les communistes, les Serbes, quelqu’un. Pendant les cinq années qui ont précédé la guerre, le pèlerinage a glissé vers les martyrs du titisme, qui étaient parents des voyants locaux. C’est alors que j’ai commencé à percevoir la dimension nationaliste du pèlerinage. J’ai attendu le plus longtemps possible pour utiliser cette désignation de « nationaliste ». Elle est d’abord arrivée via des accusations de Serbes, d’une moitié du village contre l’autre moitié. De plus, les messages des croyants sont devenus eux-mêmes clairement nationalistes, se reconnaissant comme tels.

J’ai enfin compris à quel point la situation était tendue quand l’un des prêtres franciscains qui officient dans le lieu de pèlerinage m’ a déclaré que « les quarante ans dans le désert allaient cesser » : il parlait des quarante ans du parti communiste. Puis, j’ai mis longtemps pendant la guerre à me résoudre à croire que les Croates étaient pour quelque chose dans le déclenchement de la guerre. Je n’arrivais pas à me faire à l’idée que ces gens que j’avais fréquentés, auxquels je m’étais attachée, puissent aussi être des bourreaux. Cette difficulté psychologique m’a aidée à mieux comprendre les discours de dénégation.

Qu’est-ce qui vous a dès lors conduite à « déplacer » votre ethnographie vers le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) à La Haye ?

Je n’arrive pas à savoir ce qui détermine les choix des gens ordinaires. Quelle est la part de la psychologie, de la sociologie, de la situation, des contraintes, bref qu’est-ce qui permet de comprendre comment des groupes basculent dans la violence ? Autrement dit, qu’est-ce qu’un « entrepreneur » de violence ? Je me trouvais tout à coup face à une situation extrême qui interrogeait ma démarche et j’étais, avant tout, très affectée par ce qui était arrivé aux gens des villages environnant Medjugorje. J’ai d’abord réalisé des entretiens avec des chefs nationalistes, avec les fils des familles que je connaissais. Puis je me suis plongée dans les retranscriptions des audiences du TPIY et je me suis aperçue que j’y apprenais beaucoup plus de choses car j’avais accès à des récits extrêmement contrastés.

J’ai décidé de m’intéresser aux premiers mois de la guerre en Bosnie, à partir d’avril 1992 et à l’engagement nationaliste dans milices serbes et dans le partie serbe de Bosnie. Ce qui est capital pour moi, c’est élaborer une histoire de la guerre.

Or pour écrire l’histoire de la composition de ces milices, je m’appuie beaucoup sur le travail du tribunal. Chaque chef militaire avait les conventions du droit international dans sa poche et savait ce qu’il fallait faire ou ne pas faire. Il sous-traitait auprès d’autres, et ce sont ces autres — des para-militaires d’agences privées ou des miliciens — qui ont tué, violé, torturé… Ces informations sont précisément mentionnées dans les retranscriptions d’audience — les lignes hiérarchiques, les lignes d’ordre, la façon dont est donné un ordre, avec quel type d’appareil, les écoutes téléphoniques retranscrites, etc. — permettent de « démasquer » le vrai visage de la guerre. Ces retranscriptions comprennent ainsi les récits d’une guerre au jour le jour au travers des activités de la police, de l’armée et des groupes supplétifs. Je peux donc faire une histoire précise des techniques de la guerre en Bosnie avec le déploiement d’une armée, d’une police politique, d’une police de la sécurité, en travaillant sur les listes.

On sait en effet que des listes nominatives ont été constituées. Un des partis nationalistes — le Parti démocratique serbe (SDS) de Karadzic — avait donné l’ordre à chaque famille serbe de surveiller quatre familles musulmanes. Le SDS local près de Sarajevo avait fait des plans des exploitations agricoles. Les terres arables devaient être dessinées en vert, les animaux comptabilisés ainsi que les possessions, le nombre de personnes. Les gens ont consenti à donner ces descriptions. J’ai enquêté dans la banlieue de Sarajevo auprès de femmes faisant partie d’une association de disparus, et elles m’ont raconté comment elles ont commencé à se méfier quand elles ont vu des collègues, qui étaient leurs voisins, partir de l’usine. Au fur et à mesure, elles se sont rendu compte que c’étaient seulement les Serbes qui quittaient l’usine après êtres tous venus dans les semaines précédentes prendre des cafés et poser des questions sur l’état de leurs possessions — ce qu’elles avaient accueilli sur le mode de l’amitié. Elles ont alors compris que ces voisins transmettaient ces informations à la police, ou au SDS lié à la police. Les familles serbes subissaient une forte pression sociale pour laisser faire les milices. Les milices les empêchaient d’intervenir, de protéger ou de loger les familles bosniaques, et leur demandaient de dessiner les plans.

On a des détails incroyables, dans certaines retranscriptions, sur l’ensemble des pratiques de guerre. J’ai travaillé sur une petite bourgade, mais la même chose s’est jouée partout : la population musulmane n’avait plus aucune intimité possible, n’importe qui pouvait entrer dans les maisons, jusque sous la couette de la fille du coin, de la mère de famille. Cette technique est qualifiée au tribunal de technique de « terrorisation » : priver les habitants d’une ville de toute possibilité d’intimité corporelle, familiale, domestique, afin de provoquer leur fuite. Toutes ces techniques sont « classiques » mais on en a rarement eu un compte-rendu, séquence par séquence, qui déploie tous les moyens psychologiques utilisés. Cela change rétrospectivement les descriptions et l’historiographie des guerres passées. Jusqu’à présent on mettait à part les viols, les atrocités en les considérant comme des débordements, des bavures. Or cette fois, c’est devenu central ; ce n’est plus dans les marges. Le TPIY a réussi, au gré de ces procès dans toutes les communautés ethniques, à raconter ce qu’a été véritablement cette guerre, en contradiction totale avec les récits héroïques de Karadzic et Babic.

D’autant plus que cette juridiction a été capable d’une jurisprudence autocritique très importante. Le travail de la défense a été fondamental sur ce point, comme par exemple dans l’affaire Orić, cet officier qui a commandé les forces bosniennes de Srebrenica. Il a été accusé de crimes de guerre dans la région de Srebrenica entre 1992 et 1993 et il a été acquitté en juillet 2008. Son avocat John Jones a combattu le procureur. Il a réussi à disqualifier l’équivalence morale faite entre les différentes parties et à hiérarchiser les crimes commis selon les contextes dans lesquels ils avaient été perpétrés. Cela a institué une nouvelle approche : dans ce procès, la défense s’est appuyée sur la notion de résistance, car on ne peut pas mettre sur le même plan les crimes d’un résistant et ceux d’une armée assiégeant une ville.

« Les criminels de guerre devant la justice, la justice pour les victimes » dit la devise du TPIY. Comment le travail de celui-ci s’est-il constitué pour avoir des effets en Bosnie même ?

Le TPIY donne accès aux retranscriptions des procès et ce sont des documents très précieux. Tout ce que disent les personnes au prétoire, jusqu’au moindre soupir, est retranscrit dans deux langues, en français et en anglais, mais pas en serbo-croate ! Moi, de Paris je peux les lire, et « Madame Velikovic » ne peut pas ! C’est un énorme problème. La seule chose qui est traduite, ce sont les jugements, et c’est bien sûr important car ils citent une partie des retranscriptions.

La production d’un jugement dans un tribunal international suit un très long cheminement conduisant à la « manifestation de la vérité », qui est décrite comme une vérité judiciaire, au plus près de ce qu’il est possible de savoir. C’est pour cela que le juge qui intervient dans ces cours internationales ne doit jamais être au courant des faits avant l’audience. Il est supposé ne rien savoir. Le matin, les audiences ont lieu. Les deux parties s’expriment : l’accusation et la défense appellent leurs témoins qui racontent ce qu’ils ont à dire puis chacune des parties pose ses questions. Le juge écoute ce qui est dit dans la langue du témoin, le lit en anglais et suit simultanément sur deux écrans les questions formulées en temps réel par la défense et les remarques des assesseurs. Le juge fait deux choses au moment de l’audition d’un témoignage : il prend connaissance des faits et les qualifie juridiquement.

L’après-midi, le juge reprend les retranscriptions pendant que les assistants juridiques résument les faits qui sont ensuite soumis à une contre-épreuve menée par des experts qui vont eux-mêmes passer un examen de crédibilité. Par exemple, à Sarajevo, quand Karadzic a dit que les gens qui avaient tiré sur le marché étaient des Musulmans, on a fait venir plusieurs experts balistiques. Parce que les interventions de la défense et de l’accusation sont forcément contradictoires et que chacune est construite pour convaincre, ces contre-expertises sont décisives. Les faits doivent ensuite être corroborés par une visite sur les lieux. Les procédures sont de plus en plus fines pour s’assurer de la crédibilité des faits mais aussi de celle des témoins. Finalement, le juge prend une décision d’intime conviction à partir de l’ensemble de ces travaux — il passe de faits allégués à des faits avérés.

Certes, cette cour permet de donner parfois une tribune aux nationalistes. C’est le cas en ce moment avec le procès de Vojislav Šešelj, l’ancien président du PRS, accusé de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité et dont le procès est toujours en cours. Mais il ne prêche que des convertis. Ses outrances font qu’il n’est pas cru par une bonne partie de l’opinion, y compris la frange molle des nationalistes.

Par ailleurs, depuis plus d’un an, le tribunal a commencé à remettre l’ensemble de ses dossiers aux archives de Sarajevo, de Belgrade et de Zagreb. Mon espoir est que, dans dix ou quinze ans, grâce à la médiation de jeunes historiens locaux, de la presse, des ONG, l’ensemble des situations soit connu. Ce sera bien sûr impossible tant que n’auront pas été créées les conditions de possibilité d’une telle réception — on en est hélas encore loin. La capacité à produire la « justice restaurative » que pourrait avoir le tribunal de La Haye reste limitée par les forces nationalistes toujours actives. Je l’ai encore mesuré cet été. J’étais à une fête de l’Assomption en Republika Srpska. C’était une vraie foire, regorgeant d’icônes de grands saints serbes, des photos de Mladic, exhibées au son d’une musique tonitruante. Partout, on vendait des armes en plastique pour les enfants. J’ai traversé la foire avec l’un des rares returnees, un Bosniaque revenu dans son village après la guerre : il avait le sourire de celui qui ne veut pas être vu. C’était une situation humiliante. Les programmes de l’OSCE (Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe) lui ont certes donné une maison et des terres, mais les Serbes ne lui achètent rien de sa maigre production. Lui et d’autres returnees finiront par repartir. Ce n’est pas qu’ils risquent leur vie, mais ils sont dans une situation économique impossible. Ce n’est peut-être pas vrai partout, mais ça l’est dans bien des régions.

Pourtant, il y a des médiations auxquelles je crois. D’une part, les procédures de renvois : c’est l’une des réussites de la justice internationale ; les crimes sont renvoyés dans les juridictions nationales. D’autre part, depuis deux ou trois ans, de nombreux témoignages sont diffusés sur Youtube en langue locale, ainsi que certains réquisitoires du procureur et certaines plaidoiries des avocats. Celui qui veut y avoir accès peut les écouter. Il y a un fonds documentaire visuel et oral énorme puisque tous les procès ont été filmés. Ce que j’attends avec impatience en Bosnie, c’est que la société civile puisse se saisir de ces sources et que peu à peu, via les médiations, tout ce travail permette la constitution d’une société plus équilibrée, moins ethnicisée.

Post-scriptum

Élisabeth Claverie est anthropologue au CNRS.