Vacarme 59 / Sarajevo

Kriterion Kino Klub Critérions !

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Le Kriterion n’est pas seulement un bar, un cinéma ou un lieu d’exposition. Logé symboliquement dans les ruines du Tesla, premier cinéma construit à Sarajevo et détruit pendant la guerre, ce lieu est une tentative de résistance culturelle qui dit la possibilité de reconstruire une utopie sociale là où les politiques ont déserté.

Sur les bords de la Miljacka, la devanture du Kriterion est sobre ; devant sont installés des rondins de bois sur lesquels quelques personnes sont assises autour d’un verre. Une grande baie vitrée laisse entrevoir un bar animé, légèrement enfumé et très coloré. À l’intérieur, l’espace du bar donne sur celui de l’exposition et plus loin sur la salle de cinéma. Les gens circulent de l’exposition « Article One » sur le mouvement LGBT, qui vient d’être inaugurée, au bar et aux canapés disposés un peu partout. Près de l’entrée un espace est réservé aux platines. Un mélange de vieux mobilier et de lignes design, dans un style underground tel qu’on peut le rencontrer dans les grandes villes européennes, donne une atmosphère familière. Si la plupart des gens semblent être des étudiants de notre génération, les âges comme les langues se mélangent. C’est ici que l’on rencontre Latifa Imamović et Sadzida Tulić. Elles ont 25 ans chacune et font partie des cinq ou six étudiants à l’origine du projet. Latifa est diplômée en économie ; elle est l’organisatrice de l’exposition en cours. Sadzida a étudié les droits de l’homme. Dans un anglais parfait, elles nous racontent l’aventure de la création du Kriterion et nous disent ses enjeux.

Le groupe s’est constitué en association en 2006, à la suite de la rencontre de deux étudiants membres du Kriterion d’Amsterdam qui leur avaient décrit ce lieu ouvert aux lendemains de la seconde guerre mondiale, qui reste aujourd’hui un modèle des expériences alternatives européennes. Leur objectif était de créer sur ce modèle d’abord un cinéma, puis un bar et un lieu d’exposition : le Kriterion de Sarajevo. Grâce à différents dons et soutiens, notamment de la part du Kriterion d’Amsterdam, l’association commence à organiser des projections de films d’auteurs (de toutes époques et de tous pays) dans les cinémas de Sarajevo loués pour l’occasion (comme Kino Bosna ou Meeting Point). Ce n’est qu’en 2008 qu’ils réussissent à obtenir l’installation définitive du Kriterion dans le premier cinéma construit à Sarajevo et détruit pendant la guerre : le Tesla. Le chantier prend plusieurs années, les financements manquent. Sadzida et Latifa rappellent que 70 % du budget de l’État est consacré à l’administration, et que le Festival du film de Sarajevo absorbe 70 % du budget de la Culture ; faute d’aides publiques, il a donc fallu compter sur d’autres modes de financements : des parents ont donné de leur poche, d’autres ont apporté des meubles, etc.

Le Kriterion de Sarajevo a ouvert ses portes le 9 juin 2011. L’équipe est composée de seize personnes, le principe étant que seuls les étudiants peuvent y travailler, un travail rémunéré. Ainsi Latifa et Sadzida, ayant eu leurs diplômes cette année, ont quitté l’équipe, même si elles continuent de « donner des conseils » et de « passer leur vie ici ». Les membres se réunissent pour voter toutes les décisions, jusqu’à la couleur des fauteuils, nous disent-elles en riant. Tout profit est réinvesti dans le lieu, pour le lieu. Ce fonctionnement, qui a assuré le succès du Kriterion d’Amsterdam, vise à protéger d’une spéculation ou d’une éventuelle récupération commerciale. Depuis l’ouverture, le ministère a promis 25 000 KM (konvertibilna marka ou mark convertible, soit environ 12 500 €) mais Latifa et Sadzida précisent, d’un air sceptique, qu’il n’y a eu aucune transaction jusqu’à ce jour. Excepté le Kriterion d’Amsterdam avec lequel le partenariat devrait se développer plus encore dans les années à venir, le lieu n’est pas en connexion avec d’autres institutions culturelles.

Pendant le siège, Latifa et Sadzida avaient cinq-six ans. « Nous restons marquées, disent-elles, mais nous voulons vivre normalement ». Leur référence est la résistance culturelle qui a eu lieu pendant le siège : « Les gens continuaient de voir des films, de danser sous les snipers ! ». C’est aussi cette résistance culturelle qu’elles ont voulu prolonger « même après que les tirs ont cessé » avec l’expérience du Kriterion. Elles sont consternées par le fait que, dans les journaux, l’ouverture deux jours avant notre rencontre du second plus grand McDonald’s d’Europe à Sarajevo, a presque fait oublier l’arrestation des derniers criminels de guerre. Elles nuancent toutefois : cela montre bien que « nous voulons faire partie du monde, appartenir au monde normal, à l’Europe ».

Selon elles, les jeunes ici n’ont pas beaucoup d’espoir : « La position principale des jeunes est de ne pas avoir de position, d’être passifs, la résistance au système est difficile, mais l’expérience du Kriterion montre que c’est possible. » Elles pensent que le passage à la vie civile démocratique est un long apprentissage. Il s’agit de laisser le temps aux gens de sentir qu’ils ont « besoin » de lieux pareils, de s’emparer de ces possibilités d’auto-organisation démocratique, dont ils ont été privés ou qu’ils n’ont jamais connues, comme c’est le cas justement de leur génération.

La sœur de Sadzida, Sumeja Tulic, nous rejoint et s’installe avec nous. Elles expliquent alors de concert qu’« il s’agit aussi d’une philosophie, et pas seulement de faire la fête ». Non qu’il faille dénigrer l’importance de se retrouver, entre étudiants notamment, pour flâner, discuter, se rencontrer, danser. Mais l’ambition est plus haute : « Pour nous c’est dans l’art et la culture que se joue l’avenir de Sarajevo et de la Bosnie ». Le Kriterion est comme un avatar de ce qu’elles désirent pour leur pays, un modèle utopique en miniature de ce qu’elles aimeraient que soit la Bosnie, à commencer par Sarajevo.

L’enjeu, dont l’utopie est clairement assumée, est bien pris dans l’urgence du présent. Urgence de réinventer un « vivre-ensemble » que cette génération n’a pas connu, en pariant sur l’art et la culture là où le système politique reste figé dans une référence délétère au passé. En marge d’un espace politique en jachère que Latifa, Sadzida et Sumeja préfèrent laisser aux « dinosaures » qui l’ont ruiné, il s’agit de réinvestir la société civile démocratique. En faisant de la culture le critère de ce lieu, mais aussi de leur rapport à leur pays, ces jeunes femmes désignent un espace dans lequel pourraient se déplacer et se poser autrement les enjeux identitaires. Ainsi le Kriterion accueille des personnes de toutes les communautés, en ouvrant la possibilité d’y définir son identité selon un autre canevas que ce que la société, avec ses divisions et ses replis, propose aujourd’hui, usant de la transversalité qui caractérise l’art et la culture pour faire émerger de nouveaux repères et rapports possibles. C’est aussi une autre forme de rassemblement et d’expression que propose ce lieu public, qui n’est pas celle des manifestations ou des mouvements de rue. L’utopie sociale s’articule alors à l’art et à la culture pour s’emparer d’enjeux politiques. Or, de notre point de vue, celui d’étudiants parisiens de la même génération que ces jeunes Sarajéviens, cette perspective nous semble s’accorder, au-delà de Sarajevo, à un discours générationnel commun. Discours habité d’une certaine désillusion au regard de la politique, et à la recherche de nouveaux moyens de prendre en charge nos préoccupations, de nouvelles formes d’utopies. C’est aussi en ce sens que l’atmosphère nous a semblé familière.

Post-scriptum

Léna Burger et Alexandre Charrier sont étudiants.