avant-propos

Un discours de la méthode

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Difficile d’y échapper : à moins d’éviter obstinément les médias, les commerces et les transports en commun, on aura noté que Bayard vient de publier une nouvelle traduction de la Bible qui a occupé pendant cinq ans vingt auteurs et vingt-sept exégètes. Une campagne massive pour un objet culturel écrasant ; on a vu Vacarme s’inquiéter d’événements autrement discrets et minoritaires.

L’amitié (certains des collaborateurs de la Bible Bayard participent à Vacarme) et l’admiration (certains des écrivains engagés dans cette nouvelle traduction comptent particulièrement pour nous) nous ont mis en alerte, mais elles n’expliquent pas tout. Ce qui nous a conduits à cette Bible, c’est aussi notre préférence pour les chantiers. Frédéric Boyer emploie ce terme pour décrire le projet qu’il a dirigé pendant six ans ; sa justesse se mesure au résultat. Peu des traductions de la Bible donnent à ce point le sentiment de l’actualité de leur élaboration : une Bible au travail, fruit d’un engagement collectif singulier. Ni le fait d’un homme seul aux prises avec un monument, ni le produit homogène d’une équipe qu’un consensus confessionnel, idéologique ou philologique aurait rassemblé, la Bible Bayard est traversée de tensions, hérissée de débats et de choix peut-être contradictoires. Selon Frédéric Boyer, il s’agit de donner, sinon un équivalent, du moins une idée, de la polyphonie biblique, en allant à l’encontre d’une longue tradition d’uniformisation (dont la réunion des deux testaments signe le moment le plus spectaculaire). Mais on peut aussi retenir de la multiplicité à l’œuvre dans ce travail un « discours de la méthode » : on ne s’intitule pas Vacarme par hasard.

On connaît le vieil adage rimé (traduttore traditore) qui veut faire de toute traduction une trahison. En inscrivant au cœur de son projet la pluralité de l’acte de traduction, en convoquant des écrivains connus pour leurs œuvres, cette Bible contribue à reposer le débat sur la traduction en en déplaçant le centre de gravité : il n’y a pas de fidélité au texte qui ne soit en même temps une fidélité à soi, à son travail et à ses exigences. Et sans doute ces fidélités se renforcent-elles en s’éprouvant l’une l’autre. C’est ce que nous apprend la façon dont chaque écrivain a travaillé en binôme avec un exégète. Le risque était énorme de reconduire, dans ce qui ressemble fort à une répartition des tâches et des légalités, le partage entre le « fond » et la « forme » - l’exégète en garant de la signification, le poète pour l’ornement. Cette question traverse l’ensemble du dossier qui suit, qu’il aborde les modalités concrètes d’élaboration de cette nouvelle Bible, ou qu’il situe l’initiative de Bayard dans une histoire plus longue. On verra comment le risque a été surmonté, permettant qu’une expérience inédite se noue où chacun devenait lecteur de l’autre. Si cette Bible est fidèle, c’est qu’elle est le produit d’une série d’altérations : l’altération du français par les textes en langues étrangères, d’une compétence par sa confrontation avec une autre, etc.

C’est peu dire que notre relation à la Bible est encombrée : par des histoires intimes, par des éducations religieuses ou non, par notre connaissance de l’énormité de sa postérité culturelle. La Bible - Nouvelle Traduction - déblaie ce terrain, parce qu’en prétendant s’adresser à des lecteurs, elle bouleverse les conditions de sa lisibilité. Dans l’entretien qu’il nous a accordé, Frédéric Boyer a une formule très forte pour en décrire l’orientation : « Il n’y a pas de texte sacré. Les textes sacrés ne sont sacrés que par l’utilisation et l’interprétation qu’on en a fait. Ils ne le sont pas par eux-mêmes. » Dire d’un texte qu’il est sacré, c’est en réserver le recours et la pratique (l’histoire religieuse de la Bible, de ses traductions, de ses autorisations et de ses interdictions le rappelle) ; c’est le postuler détenteur d’une vérité transcendante à sa matérialité, et à son histoire - celle de ses lectures, de ses traductions et de ses usages. En un sens, c’est aller à l’encontre de ce qui, historiquement, rend la littérature possible. On comprend comment traduire la Bible a pu s’imposer comme un défi pour des écrivains.

Mais aussi comme une épreuve. Aucune traduction de la Bible n’est soustraite à la littérature. L’un des mérites de cette nouvelle traduction est aussi de nous inviter à considérer les autres à l’aune de cette question : toutes témoignent de préférences littéraires, de choix poétiques, de modèles narratifs implicites. Nous en avons fait l’expérience : certains des livres de la traduction Bayard semblent « dégraissés », et soulignent a contrario la « surpoétisation » dont souffrent parfois des traductions antérieures. Le paradoxe est seulement apparent : ne pas « faire de littérature », c’est peut-être ce qui caractérise en premier lieu un écrivain.