« Au début, j’ai reçu les deux premiers psaumes. J’ai passé six mois à chercher une méthode, et puis j’ai proposé une première forme. Ensuite on a discuté pendant deux ans avec Marc Sevin ; les trois années suivantes, je recevais son travail par la poste. Puis à la fin, de nouveau, on a travaillé énormément, ensemble. Au début, il regardait ce que j’avais fait, et il me disait "ce n’est pas ça" ; et puis il regardait le texte hébreu et me disait quelquefois "ah si, c’est ça". » C’est ainsi qu’Olivier Cadiot décrit le long travail d’élaboration de la traduction des Psaumes avec l’exégète Marc Sevin. Il a également traduit le Cantique des cantiques avec Michel Berder et Osée avec Marc Girard. Racontée ainsi, l’histoire est éclairante : comment un écrivain, poète (auteur, entre autres, de Futur, Ancien, fugitif, et du Colonel des Zouaves), non hébraïsant, travaille-t-il pour traduire de l’hébreu ? Le mouvement de méconnaissance / reconnaissance de l’exégète (ce n’est pas ça / c’est ça) indique peut-être la piste à suivre : celle de la surprise.

Le Cantique des cantiques, le Poème dans la traduction d’Olivier Cadiot, commence comme ça : « Des baisers / oh des baisers de sa bouche. » Et d’emblée, il se produit quelque chose d’assez étrange : là où l’on pourrait attendre de se couler dans une sensualité répertoriée, balisée (non sans une touche d’exotisme néo-colonial ?), la voix, la respiration achoppe, se heurte à la rugosité du « oh ». Parce que ce « oh »-là n’est certainement pas lyrique, il ne fait pas gonfler le verset, au contraire il l’entrave, il y inscrit du temps. Il rend possible d’entendre de nouveau les paroles amoureuses qui s’échangent dans le Cantique. Il ouvre le texte, et pourtant c’est une proposition de Cadiot, la seule liberté, dit-il, qu’il se soit permise dans ce travail de traduction très scrupuleux accompli avec l’exégète Michel Berder.

Olivier Cadiot explique ce choix comme s’inscrivant dans un dispositif : « Dans le Cantique, le problème est simple : il y a des comparaisons et des métaphores. "Tes yeux des colombes" littéralement en hébreu. Écrire ça tel quel nous fait revenir à une idée lourde de la métaphore, de type mots-valises. Parallèlement le texte peut se lire comme un art amoureux de la comparaison : "Mon amie je te compare..." J’ai utilisé tout l’arsenal possible de la comparaison : égal, pareil, semblable... Je me suis mis d’accord avec l’exégète pour distinguer un niveau zéro et un niveau "plein". D’un côté, j’utilise tout ce que je peux pour le niveau comparaison, et de l’autre côté, pour la métaphore, j’ai proposé une sorte de métaphore-surprise : "Tes yeux oh (éblouissement, émerveillement) des colombes." Deux personnes et un chœur parlent (dans les traductions traditionnelles, les interlocuteurs sont indiqués, nous avons enlevé ces indications qui n’existent pas en hébreu), dans une sorte d’étrange présent virtuel. Il faut qu’il y ait un effet de présence. Donc je mets un "oh" comme un souffle, quand on est saisi et qu’on ne peut plus parler. Le "oh" soutient la dramaturgie. »

Un tel agencement a une conséquence immédiate : il rend le texte de nouveau lisible. En ce sens, on peut parler d’une incroyable efficacité de la traduction. Le texte biblique n’est plus la source que l’on picore au hasard de citations à retrouver ; chaque livre exige d’être lu du début à la fin. C’est un impératif auquel n’importe quel lecteur souhaite se soumettre, tout en ne cessant de s’y dérober (à l’exception des lectures inscrites dans un cadre religieux, bien sûr). Mais les traductions du Cantique et des Psaumes se donnent les moyens d’être lues, et cela passe par l’invention d’une langue. Non pas une langue qui tenterait de mimer l’hébreu, qui serait dans un rapport de fascination pour l’origine, mais une langue qui se laisse traverser par le monde, qui nourrit le texte de sa postérité : il ne s’agit pas de bondir depuis le présent pour retourner aux sources, mais au contraire de pratiquer une lecture à rebours, nourrie de l’entre-deux, de l’intervalle entre la traduction et la rédaction des livres.

Mais c’est aussi un travail qui se soucie de la distance, qui n’essaie pas de trouver au miroir de la Bible le reflet de l’histoire, qui se refuse à contemporanéiser à toute force. Du même coup, des fils qui pourraient sembler aisés à tirer sont cassés net : « Je n’ai pas employé le mot holocauste, qui veut dire sacrifice par le feu et la fumée, à cause de la shoah. Les Psaumes constituent un texte inouï sur la douleur. Il y a un sujet qui parle, crie et chante, un petit être étendu avec les ennemis autour. "mon lit baigné de larmes". Écrire "holocauste" aurait été une erreur historique aujourd’hui. En revanche j’ai traduit déportation ("Déportation pour ceux qui fabriquent le faux", Psaumes, 92, 10) à un endroit où techniquement, c’est de ça qu’il s’agit : un transfert d’êtres enchaînés. Je n’ai pas choisi exil, qui, en français, a un côté toujours doré, comme un prince pendant la révolution. » Traduire en sachant d’où on parle ; retraduire, après tant de versions, non pas pour faire un monument, mais pour dire et entendre le texte biblique dans le champ de la littérature française contemporaine.

L’autre écueil pourrait être de faire de cette traduction une sorte de manifeste de la poésie moderne, ce à quoi Olivier Cadiot se refuse. Mais c’est précisément pour ne pas engloutir le texte sous une écriture qui le masquerait qu’il a travaillé le texte comme un poète, et non comme un traducteur, qu’il n’est pas. L’invention du « oh » relève aussi d’un travail visant à rendre la musique des Psaumes audible : « Le "oh" des Psaumes est complètement différent de celui du Cantique. Dans les Psaumes, le "oh" indique, à l’intérieur d’un poème, qu’est le psaume, un moment de chant. Il y a une adresse, dans de nombreux débuts de Psaumes  : "au chef de chant". On ne sait pas si c’est une dédicace ou une indication musicale. Et j’ai pensé au début d’un morceau de musique indienne ; le moment où l’on expose les possibilités des instruments. Ce sont des poèmes dans lesquels s’installe d’abord le thème puis tout d’un coup, très vite, il y a une sorte d’acmé, ça chante, et ça s’arrête net. "Oh je pense aux jours d’avant... " Le "oh" fonctionne ici comme un "disjoncteur" de musique. »
Et ce qui frappe, dans la façon dont Olivier Cadiot décrit son rapport aux textes, c’est qu’il passe - nécessairement - par la poésie moderne : « L’exégète, Marc Sevin, m’a donné un mot à mot, avec plusieurs traductions pour chaque terme, en dépliant le texte. Il ne me donnait pas une traduction, il m’ouvrait un champ de travail. En plus, il m’envoyait des notes techniques, pédagogiques. Il m’a donné une immense liberté. Mon souci a été d’être à la hauteur de la beauté de ce que l’exégète m’a donné, de protéger ce mot à mot. C’était déjà de l’écriture pure sans littérature. Je reconnaissais là-dedans l’état de la poésie dans lequel je suis idéalement. Il s’agissait d’enlever le plus doucement possible le sable autour, comme un archéologue. Cela m’a réconcilié avec mes premiers livres de cut-up. Marc Sevin m’a donné des pré-poèmes à établir. Des ready-made émotionnels. Comme on déchiffre un manuscrit. Comme on fait une transcription. Juste essayer d’être à la hauteur de ce choc, venu d’un autre. »

La traduction se construit donc dans ces résonances multiples, qui font disparaître l’origine de la voix : « L’exégète m’a envoyé des trésors qui correspondent à ce que j’aime dans la poésie, de Mallarmé à Anne Portugal en passant par Charles Reznikov ou Jack Spicer. C’est là que je me suis comporté comme écrivain, pas dans l’écriture, mais dans la reconnaissance de ce qu’il y avait de déjà écrit. Ce n’est donc pas dans l’invention, mais dans le goût, que réside le travail de traducteur. J’aimerais idéalement ne pas le signer. Marc Sevin ne m’a pas donné une traduction unique, un mot pour chaque terme, j’ai pu choisir, donc écrire. J’oubliais que j’écrivais, ou même que je traduisais ; je lisais. Comme disaient les romantiques allemands : la question n’est pas de s’inscrire dans un récit, la question c’est de trouver à redire. À redire comme on le dit pour un râleur. J’essayais de ne pas régler les problèmes, mais de toujours avoir à redire, pour chaque psaume. » Choisir de disparaître comme figure du traducteur n’est pas un moyen ici de faire oublier qu’il s’agit bien d’une traduction, mais une façon de travailler vers l’ouverture maximum du sens ; si bien que le texte se donne à lire comme une sorte d’état d’un mouvement continu.

Ce qui importe, c’est qu’il ne s’agit pas d’une pose, précisément parce qu’il n’y a pas de prétention ; cela se constate même dans le choix d’une langue simple, qui abandonne les oripeaux surannés des termes « poétiques », qui dit odeur plutôt que parfum, chambres plutôt qu’appartements, qui s’appuie sur un agencement formel pour faire surgir le verbe : « Je pense que chaque genre a une matériologie. Il fallait créer une matériologie du psaume, trouver en quoi ça consiste. Il y a une échappée, un paysage qui est catapulté ; il y a une sensation de matière. Au cinéma, ça pourrait être passer dans le décor. Je cherche cet effet de matière en littérature, et il fallait le trouver dans les Psaumes. Un poème est une machine, sans prétention, à produire de la matière. Il faut produire des effets de choc qui sont des visions de matière. Je ne vois pas les mots comme des paravents qui s’ouvriraient vers une autre scène. Je trouve un trésor dans un poème et je construis tout un système autour, je l’enchâsse. Finalement, ce sont des reliques de paroles gelées. Il faut un dispositif ; ce n’est pas le problème de savoir si c’est un livre de poésie. C’est la traduction des Psaumes, mais c’est aussi un dispositif pour faire de la poésie. »

Du même coup, le texte biblique n’apparaît plus comme une limite, mais fonctionne dans une fécondité productive. La traduction des Psaumes et du Cantique permet de « faire des objets ouverts/fermés, dont la fermeture n’est pas une marque d’autorité ou d’intimidation. Donner l’opaque sans donner l’opacité ; c’est la face claire de l’opaque, de l’ombre. » Clair-obscur de textes qui résistent en même temps qu’ils se livrent.