Vacarme 60 / cahier

La danseuse et le taureau, 
le parapluie et le fusil

par

« Occupy » : l’injonction programmatique du mouvement qui a traversé l’Amérique du Nord depuis juin 2011 fait des manifestants d’aujourd’hui les héritiers des pionniers de la conquête de l’Ouest qui, déjà, occupaient le terrain. Mais les squatteurs modernes se heurtent à une nouvelle frontière : celle d’un arsenal législatif affûté qui vise à rendre impossible toute réappropriation de l’espace public.

Intersections, autoroutes, bretelles, avenues et blocs dessinent l’espace urbain aux États-Unis. Pas de places, de lieux circulaires, mais des « squares », pas de barricades mais des « squats ». La ville américaine n’invite pas à manifester mais à squatter, à occuper. L’histoire de la conquête territoriale aux États-Unis se construit autour de la figure du « squatter », de celui qui, ayant parcouru les plaines du midwest, ayant affronté les tempêtes de sable du Texas, poursuit sa route et s’installe sur les terres du grand Ouest. Ce pionnier, icône de l’Amérique triomphante, est d’abord le squatter qui s’installait sans titre de propriété et sans payer de redevance sur les terres encore inexploitées de l’Ouest. C’est celui qui mit à mal la frontière entre espace public et espace privé. De ce territoire originellement occupé naît une cité tentaculaire que l’on ne traverse pas, mais que l’on investit.

pré-occupation

Six cents emplacements, c’est le nombre de lieux occupés aux États-Unis avant les évacuations manu militari en novembre 2011. Deux mois pendant lesquels le paysage urbain américain est devenu champ de bataille, une bataille sur trois fronts : politique, médiatique, géographique. De Vancouver, origine intellectuelle du mouvement, à New York, vitrine médiatique, les occupations ont traversé les plaines et reconquis des villes qui s’étaient éteintes depuis 1999. Mais pas de reconquête sans lutte.

Seattle, cousine de Vancouver, est l’une d’elles ; elle a connu les affres d’un mouvement itinérant, sans domicile fixe, déplacé à trois reprises. Un combat territorial au plan national qui n’a cependant pas freiné le formidable essor d’une mobilisation sociale inspirée par les anarchistes grecs, le printemps arabe et les Indignés espagnols, et lancée par Kalle Lasn le 9 juin 2011.

Le 9 juin est lancé le site occupywallstreet.org. Le 17 septembre, un millier de personnes se retrouve dans Zuccotti Park à Manhattan. En octobre, on dénombre six cents occupations sur le territoire américain. Entre décembre et avril, c’est l’hibernation. Mais en mai, renaissance. C’est en tout cas ce qu’espère Kalle Lasn, soixante-neuf ans, citoyen canadien d’origine estonienne, fondateur du magazine anarchiste anticapitaliste Adbusters créé en 1989, et professionnel de l’activisme politique. Déjà à Saint-Germain en mai 1968, il se retrouve quelque trente ans plus tard aux côtés des alter-mondialistes à Seattle en 1999. Plus récemment il a été le premier soutien au Buy Nothing Day, une réaction à la frénésie consommatrice du Black Friday, le vendredi qui suit Thanksgiving, pendant lequel les grandes enseignes lancent à prix réduits la saison des achats de Noël. Pro-palestinien, il boycotte Starbucks et le Huffington Post, l’un pour impérialisme économique, l’autre pour exploitation économique de citoyens-journalistes. Le mouvement Occupy Wall Street (OWS) est à l’image de son initiateur : un objet politique hétéroclite non identifié. Mais cette identité politique aux contours poreux est précisément le fruit d’OWS. C’est ce qu’affirme Kalle Lasn lorsqu’il la compare et l’oppose à son modèle, Mai 68. « Zuccotti Park, [c’est] une sorte de renouveau de Mai 68 en des temps beaucoup plus sérieux (…), mais [c’est] surtout un jeune peuple de gauche qui s’organise de manière horizontale dans la lutte politique tandis que Mai 68 était un mouvement vertical, hiérarchisé. » [1] .

Si Kalle Lasn et David Graeber, anthropologue anarchiste impliqué dans le développement de OWS, ne veulent pas s’arroger la direction du mouvement, c’est parce qu’ils revendiquent l’action directe comme moyen opératoire, et tiennent à une organisation selon des principes d’anarchistes modérés : un mouvement sans banderole, tête de cortège ni représentants politiques ou syndicaux, un mouvement qui ne se déplace pas mais qui se multiplie. La démocratie directe serait ainsi l’espoir d’un nouveau peuple de gauche, disparu en Amérique du Nord depuis les an-nées 1960, après les dernières grandes manifestations du Mouvement des droits civiques. Il aura fallu plus de quarante ans aux Américains pour reprendre goût à la contestation, au combat démocratique et aux revendications politiques.

Les activistes des années 1960 en sont persuadés : ceux de 2011 réussiront là où ils ont échoué. Wall Street, déjà en 1967, cristallisait l’opposition, mais les tentatives de grand rassemblement échouèrent et demeurèrent obscures. Le blog du New Yorker rappelle qu’en 1967 un groupuscule anarchiste dadaïste du nom de Black Mask défila à New York en scandant le slogan « Wall Street is War Street », fustigeant déjà les dérives de l’économie des marchés financiers et les liens entre finance et politique. La répression policière fut immédiate. La revendication sombra dans le silence faute de pouvoir exister, mais aussi faute de trouver quelque écho au sein de la population américaine, et ce malgré les photos de Larry Fink. Pour ce photographe américain militant et ancien marxiste, fidèle observateur de la vie politique américaine, OWS a la légitimité que le Black Mask n’avait pas : « Il n’y a pas d’espoir pour l’utopie marxiste, cela semble vain. Mais nous avons conscience qu’on ne peut continuer ainsi dans la cupidité et l’inégalité. Donc nous occupons les lieux ».

Ainsi, au-delà même de l’idéologie anarchiste d’un David Graeber ou d’un Kalle Lasn, c’est finalement l’élargissement de l’écart entre les riches et les pauvres, les inégalités économiques et sociales, qui mobilise la jeunesse estudiantine américaine, rejointe ici et là par des groupes d’ouvriers et des syndicats, dans une volonté d’indépendance politique. Un mouvement dont l’unique revendication, pensée par David Graeber, « We are the 99 % », suffit à rassembler. Ce mot d’ordre à l’apparente simplicité cache en réalité une conception beaucoup plus radicale qu’il n’y paraît, si l’on se rappelle que la société américaine est un ensemble juxtaposé de communautés : voilà un mouvement qui fédère la population américaine au-delà de tout corporatisme social, communautaire et politique. Et c’est ce qui, aux yeux de Larry Fink, permet à OWS d’être relayé au plan national ; c’est ce qui a contribué à son expansion. Car, comme le rappelle John Cassidy, éditorialiste au New Yorker, lorsque 65 % des participants à OWS sont des jeunes entre vingt et trente ans qui ont au moins une licence ou un master, la vie politique américaine bi-partisane se sent menacée. OWS opère comme un « étourdissant rappel à l’ordre d’une société amoureuse d’elle-même et trop peu soucieuse de l’immortelle loi de fraternité. [2] »

« premier problème : produire de la richesse. Deuxième problème : la répartir. »

L’Amérique de 2011 découvre ce que Victor Hugo en 1862 écrivait dans un chapitre au titre prémonitoire « Lézardes sous la fondation [3] », dans lequel il définit le socialisme. Que dit-il ? Il explique l’interdépendance des forces de travail, de la puissance d’une nation, de la redistribution des richesses et de la prospérité sociale : « Du bon emploi des for-ces résulte la puissance publique. De la bonne distribution des jouissances résulte le bonheur individuel. » Et il ajoute : « De ces deux choses combinées, puissance publique au dehors, bonheur individuel au-dedans, résulte la prospérité sociale. » La prospérité sociale ne peut être acquise que s’il y a richesse et répartition des richesses. Il poursuit, en connaisseur du système anglo-saxon : « L’Angleterre résout le premier de ces deux problèmes. Elle crée admirablement la richesse ; elle la répartit mal. Cette solution (…) la mène fatalement à ces deux extrêmes : opulence monstrueuse, misère monstrueuse. » Au XIXe siècle : des riches plus riches ? Des pauvres plus pauvres ? Une certaine fracture sociale ? Un constat de 1862 ? L’équation est exactement la même aux États-Unis aujourd’hui. Et les conséquences identiques : « Ne résolvez que le premier des deux problèmes (la production de la richesse) (…), vous serez le mauvais riche. Vous périrez (…) par banqueroute, comme tombera l’Angleterre. »

Effondrement, débâcle, krach en 2011. Ces jeunes Américains, diplômés mais endettés, que le chômage attend, forment la base active d’OWS et interrogent le modèle qu’on leur a vendu, ce modèle en faillite. Le socialisme serait-il la solution de 2012 comme en 1862 pour Victor Hugo ? David Graeber, dans un article publié par la revue Mouvements, affirme que « parmi les Américains âgés de 15 à 25 ans… 33% seraient en faveur du socialisme. » Une petite révolution. Une situation inédite au pays de feu McCarthy, qui ne distinguait pas socialisme et communisme.

Ris amers

De ce fol espoir, de cet enthousiasme, de cette énergie sans cesse renouvelée, de ces six cents occupations, que reste-t-il ? La mort subite d’un mouve-ment sans précédent ? Des images, entre autres, de la violence engendrée par le face-à-face avec les forces de l’ordre. Quarante années ont passé et les squatteurs de 2011 retrouvent une police aux méthodes musclées, la même que celle des années 1960, qui entendait protéger l’espace public de ceux qui dérangent l’organisation commerciale de la cité. L’une des images emblématiques de l’automne 2011 vient de Seattle, une ville que l’on associe rarement à la violence policière. Et pourtant, la police y fait l’objet d’une enquête du Département de la Justice, tout comme celle de New York, pour abus de pouvoir, violation des droits de l’homme, brutalité routinière à l’égard des prisonniers. Ceux d’Occupy Seattle en ont fait les frais.

Seattle porte le sobriquet de « Rainy City ». Et pour cause, ciel nuageux 226 jours dans l’année. Cela n’est pas sans conséquence, lorsqu’il s’agit de participer à une activité en extérieur. Occuper, par exemple, un espace public pour un nombre de jours illimités. Utiliser l’espace public à des fins publiques. Rendre au public l’espace qui lui revient. À Seattle, la po-lice en a décidé autrement. Pour rendre tout campe-ment difficile, pour libérer l’espace public du public, elle a contraint les occupants de « Rainy City » à tenir leur parapluie, bras tendus et à rester debout. Plus de sit-in mais des stand-in. Si le parapluie est abandonné au sol, si le parapluie devient parasol, si l’on fait usage du parapluie assis, le déploiement des forces de l’ordre est à la mesure de la menace que constitue l’objet : quarante policiers lorsqu’une femme, défiant l’interdiction, refuse de se lever. Voilà comment le parapluie et le fusil rejoignent la danseuse et le taureau, l’icône originelle, créée par l’équipe du magazine Adbusters qui lança officiellement l’occupation le 17 septembre 2011. Une esthétique coup de poing pour un mouvement sans tête. Parapluie ici, bâche interdite là, gaz et matraques, OWS est pourtant de-venu Occupy Everywhere et le dimanche, sur les on-des de la National Public Radio, on s’interroge sur les vertus de la manifestation pour finir la soirée en affirmant sa nécessité renouvelée.

« Occupy your future », murmure-t-on cet été.

Post-scriptum

Cécile Casanova est professeure à Seattle (États-Unis).

Notes

[2Charles Baudelaire, à propos des Misérables, dans Le Boulevard, 1862.

[3Victor Hugo, Les Misérables, quatrième partie, livre premier, chapitre IV.