Vacarme 60 / cahier

Damas. derrière la façade

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De Damas, un récit écrit au début du mois d’avril, depuis la turbulente cité par un de ses habitants, assis à une petite table au dessus d’une rue grouillante et bruyante, comme si, dans les têtes, par magie, le silence s’était fait. La logique inexorable d’un processus atroce émerge de ces observations anodines. Les évènements récents ne font que confirmer ce diagnostic angoissé.

L’insurrection populaire en Syrie s’est soulevée il y a un an déjà, mais il ne se passe presque rien dans les rues de Damas. C’est du moins l’impression que donnerait une première promenade dans le centre de la ville. Contrairement à Homs, Idlib ou d’autres villes syriennes, Damas semble épargnée par une crise nationale qui a détruit des milliers de vies, éviscéré bâtiments et quartiers entiers, dressé les Syriens les uns contre les autres et déjoué toutes les tentatives de solution diplomatique. Ici, les magasins et les restaurants sont ouverts, et dans les rues animées chacun vaque à ses occupations habituelles. Le calme n’est interrompu que par les générateurs qui ronflent devant les échoppes lors de coupures d’électricité pouvant durer deux ou trois heures d‘affilée.

Mais bientôt le calme d’une ville qui présente les atours de la normalité s’avère de simple façade. Premiers signes : la présence près de la place principale de Saba’ Bahrat (La place des sept fontaines) de contingents du mukhabarat (cette police secrète certes infiltrée partout, mais qui fut en d’autres temps invisible) et de manifestants pro-gouvernementaux. Assez vite pourtant, on est frappé par la façon dont le régime traite les gens, qui sont arrêtés et contrôlés sans relâche.
Rien d’étonnant à ce que les contrôles soient de-venus le thème favori des blagues politiques en Syrie, comme celle-ci, qui les compare à une loterie : « Un type très ivre est contrôlé à un checkpoint. Il tend sa carte d’identité. Le soldat l’examine tout en cherchant son nom sur une longue liste. L’ivrogne regarde la liste, lève les yeux vers le soldat et lui demande posément : “Est-ce que j’ai les numéros gagnants ?” »
D’autres signes trahissent la peur, qui tend sou-vent à la paranoïa. Après une manifestation de 20 000 personnes en février 2012 dans le quartier de la Mezzah, tout près du palais présidentiel, un système de checkpoints militaires a séparé le centre de la ville de ses banlieues — évidente tentative pour éviter que les insurgés ne gagnent les rues et les places du centre. L’obsession est de présenter le visage de l’obéissance, ce que l’on retrouve dans les fréquents rassemblements loyalistes, où sont brandis des portraits de Bachar al-Assad, des bannières qui vilipendent la conspiration internationale contre la souveraineté de la Syrie et exaltent le processus de réforme engagé par le Président.

La vie quotidienne des Damascènes est devenue plus difficile. Les pressions économiques ont empiré avec l’effondrement de la monnaie syrienne, et ont été encore accélérées par les sanctions économiques imposées par les États arabes et européens. En mars 2011, un dollar américain valait 44 livres syriennes, en février 2012 le taux de change était plus proche de 100. Presque tous les prix ont augmenté. La plu-part des commerçants sont obligés de retirer ou de modifier quotidiennement les étiquettes. Un œuf, qui valait 5 livres il y a encore quelques mois, en coûte maintenant 10.

Les divisions entre les gens se sont intensifiées et approfondies et chacun a opéré un repli identitaire. Les tactiques de l’État face à l’insurrection incluent les assassinats (y compris de femmes et d’enfants), les punitions collectives, les arrestations arbitraires et la torture. Tout le monde, quel que soit le milieu, est profondément affecté et la mosaïque syrienne est soumise à de terribles tensions. Cela sert le régime, qui a tant investi pour que l’insurrection soit avant tout perçue comme une émanation communautaire.

Pendant les premières moments de la crise, le 24 mars 2011, Bouthaina Shaaban, un conseiller de longue date du président Assad, a décrit le mouvement de protestation comme une fitna (terme dénotant une insurrection religieuse ou subversive) communautaire. Le discours officiel, continuellement recyclé par les réseaux de télévision et la presse, vise à terroriser l’opinion (tout particulièrement les alawites et les chrétiens) pour mettre en avant le danger des extrémismes salafistes ou sunnites. À certains égards, cela a fonctionné : les identités territoriales et communautaires de ces minorités s’en sont trouvées renforcées tandis que leur compréhension de ce qui était en train de se produire allait s’amenuisant.
En fait, même si Damas a évité le pire du conflit, même si les autorités ont fait le maximum pour maintenir cette façade d’obéissance, déployant des forces de sécurité, affichant des ralliements « spontanés », tout est loin d’être tranquille dans la capitale. La vie n’y est plus normale. L’économie s’est effondrée, le tissu social s’est déchiré, la paix a été remise en cause par des attentats à la voiture piégée (quatre dans les derniers mois) et la vie quotidienne est menacée par les coupures d’électricité trop fréquentes, par la crise économique.

Au milieu de ce chaos, le futur du pays reste une question béante pour tous les Syriens. Les effusions de sang et la violence inter-communautaire menacent la diversité qui fait le cœur de la société syrienne. Si la répression violente continue, il n’y aura plus pour le pays qu’une seule issue possible, celle que tous craignent par dessus tout : une guerre civile.

Post-scriptum

Article paru dans le magazine en ligne indépendant openDemocracy.net, le 4 Avril 2012.

Bushra Saaed est le pseudonyme d’un écrivain arabe.

Traduit de l’anglais par Laure Vermeersch & Lise Wajeman