pulsations ou le 15 mai et la révolte

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Qu’en est-il aujourd’hui du mouvement né le 15 mai 2011 à la Puerta del Sol ? C’est ce que se demandent Fatimatta et Cuji, qui animent Onda Precaria, une radio libre née quelques mois avant le 15-M, et très vite devenue la voix du mouvement. Ce texte fait suite à « Je vous écris d’Espagne », paru dans Vacarme 57 à l’automne 2011.

Où est passé le 15 mai ? Lancée par les médias, cette question résonne aussi pour ces milliers de personnes qui furent, littéralement, sur-prises par la conquête des places au printemps dernier. Comme une autre manière de dire : « Mais où êtes-vous donc ? Je me sens seul. »

Que les commissions et groupes de travail nés de la Puerta del Sol et d’autres places du pays ne réussissent plus à rassembler les 99 % est une évidence brutalement constatée lors des rassemblements qui ont précédé les élections en novembre 2011. Intuitivement on sent qu’il en reste des traces, le 15-M n’a pas été un événement ponctuel qui aurait complètement disparu aujourd’hui. Les assemblées de quartier sont bien là, au vu et au su de tous, tout comme d’autres initiatives fermentées à la chaleur de ces mois printaniers et qui conservent une vitalité certaine (www.15M.cc, http://bookcamping.cc, www.fundacionrobo.org…). La ville est jalonnée d’occupations, de pratiques d’interventions contre les expulsions, de banques du temps et autres réseaux d’appui mutuel, peut-être moins visibles et plus dispersés mais qui prennent un sens nouveau en cessant d’être des manières de faire d’un monde « alternatif » pour devenir des pratiques de « tout un chacun ». Préoccupations communes pour des affaires communes, plus que signes d’identité.

Il est probable que cette énumération ne soit pas la plus significative. Le (re)flux du 15-M s’étend bien au-delà du social organisé : le regard vigilant capte d’autres signes plus diffus et invisibles — une mer de micro gestes quotidiens, imprégnés d’une nouvelle disponibilité sociale à l’invention, à la générosité ou à l’indignation. Se référant à cette dimension invisible, Amador Fernández Savater écrit dans son blog du journal Publico : « Le 15-M est aujourd’hui un climat. Un ami le décrivait comme un feu souterrain : “Depuis mai, la terre n’a pas cessé de fumer. Le feu est maintenant souterrain.” »

Images puissantes. Cependant c’est dur, à certains moments, de se retrouver dans la nuit, en petits groupes et autres clans, après avoir été si nombreux en pleine lumière. « J’ai besoin d’un autre shoot » me disait une amie, entre désir frustré et anxiété. Il faut dire que les dernières interventions policières, disproportionnées, contribuent à isoler ceux qui osent les insubordinations publiques, autant qu’à immerger le corps social dans la peur et le découragement.

Il y a quelques années une femme avisée, Raquel Gutiérrez Aguilar, suggérait de penser le social à partir des métaphores de la vie en exhortant à oublier la machine, si présente dans notre modernité. Un esprit pensant peut calculer, prévoir, ajuster les mécanismes d’une machine, mais, avec les organismes vivants, il doit interagir différemment. Le social, disait-elle, se meut pareil à un organisme vivant, il aspire et expire, il possède un cœur, ou plusieurs, qui battent, avec leur systole et leur diastole. L’idée est simple : nous pouvons penser les moments de fête et de révolte comme systole, contraction maximale et synergie des énergies collectives. Seulement après une systole doit arriver la diastole qui nous sauve d’une attaque cardiaque mortelle. Chaque diastole prépare la systole suivante, qui ne dépend pas d’une quelconque volonté, aussi collective soit-elle, mais d’une conjonction complexe de hasards, d’opportunités, de synergies de volontés et d’énergies sociales désirantes.

Le 15-M a été sans conteste un beau moment de systole collective. Ces merveilleux fous qui ont osé camper sur la place n’anticipaient pas ce que leur geste audacieux allait déchaîner. Et ce qui a suivi n’a pas uniquement dépendu de ce geste, tout comme le feu dans un concert ne s’allume pas quand la rock star claque des doigts. Il n’a été que le déclencheur des énergies collectives, chargées, en attente.

Maintenant, le corps social se détend, laissant le sang circuler vers le cœur. S’agit-il d’attendre tranquillement la seconde systole ?… Certes non. Il est clair que nous ne pouvons prévoir ce qui donnera naissance à une nouvelle systole collective. Nous savons par contre qu’elle ne dépendra ni d’un plan concocté par quelques-uns, ni du génie d’un geste que nous aurions inventé. Cependant, ce que nous ferons durant les prochains mois, dans l’immensité des incertitudes qui nous entourent, sera fondamental et déterminera la qualité, le sens, l’ardeur de toute systole à venir.

Chaque groupe et chaque non-groupe, chaque singularité, chaque bande devra être attentive, à l’écoute. Sans être paralysée pour autant. Chacun d’entre nous est une partie de cet immense corps collectif qu’il faut apprendre à écouter en lui envoyant des signaux, en les décryptant, sans cesser de donner le meilleur de soi. Grâce à l’écoute active si bien enseignée par le 15-M, nous saisissons les limites de ce corps mais nous en connaissons aussi la puissance ; nous écartons les voies stériles et les impasses, nous explorons de nouveaux territoires et remettons en jeu ce qui nous est connu. Dans ce contexte, l’activiste, loin de disparaître, se redéfinit. Parfois les êtres vivants développent mieux leur singularité loin de l’agitation ; en apportant horizontalement savoir-faire et différence ; en donnant vie à la diversité qui inclut chacun ; en agissant à partir de la modestie de celui qui se reconnaît comme un de plus, sans perdre l’audace de celui qui se sait dans un moment décisif.

Pourquoi décisif ? La crise économique qui a éclaté au cœur du système financier mondial en 2008 revêt aujourd’hui la dimension d’une catastrophe globale. Les flux financiers transnationaux répondent à des intérêts à court terme totalement désengagés de la survie de la planète, ce qui suppose un dispositif de destruction complètement aveugle. Les matières premières, la santé des personnes ou l’industrie se manient comme des actifs sur un marché boursier qui ne représente que les intérêts de l’aristocratie financière, ici et maintenant. Cette destruction systématique perdure en maintenant une pénurie constante, quel que soit le niveau de richesse atteint par l’ensemble. Ainsi se construit au fil du temps une relation de pouvoir fondée sur la dette. Le lien asymétrique débiteur-créancier qui caractérise « l’économie de la dette » (selon Maurizzio Lazzarato) est universel parce qu’il concerne tout le monde : même les plus pauvres qui ne peuvent accéder à un quelconque crédit doivent payer des intérêts correspondant à la dette publique.

La force du capitalisme réside dans sa capacité à articuler le niveau économique au contrôle de la subjectivité. Produire la dette c’est avant tout produire un sujet lié à une promesse de paiement futur, doté d’une morale définie par la culpabilité. L’idée du sujet consumériste qui tire sans limites sur sa carte de crédit met en avant sa culpabilité et sa responsabilité individuelle, annihilant ainsi tout ce qui ne se réfère pas en première instance à un questionnement moral. Mais la mauvaise conscience se fixe également sur le chômeur ou la SDF, expulsée par la banque, sur l’insolvable, considéré comme suspect et unique responsable de sa propre situation. La déflation des salaires ou les coupes sociales organisées par l’aristocratie financière qui ont agencé le cadre nécessaire pour continuer le pillage du commun, grâce à toute une ingénierie d’endettement, restent au second plan. Le message est clair : « L’unique responsable, c’est toi. »

L’émergence du 15-M a court-circuité cette maxime, a déplacé le dispositif de soumission à la dette et à la faute (« Votre crise, on ne la paie pas ») et a montré du doigt une responsabilité claire dans la crise actuelle : « Ce n’est pas une crise, c’est une arnaque » (de politiciens et de banquiers). Durant la prise des places, nous avons découvert une autre façon d’être ensemble qui refuse la rivalité ou la morale de la dette, au fond une morale de la peur. Ainsi, le champ du possible s’est réouvert. Mais de la même façon, il peut se refermer. D’autres virtualités contenues dans le champ social, de fascisation et de haine de l’autre, pourraient se déployer, s’allumer dans les paysages mentaux, donner lieu à de nouvelles systoles de l’horreur. Ce sont les revers du 15-M. Ainsi, en acceptant la beauté et l’opportunité des moments de diastole, en nous éloignant de l’anxiété d’inventer le geste définitif et en nous rapprochant des envols volontaristes, il est urgent de se demander : « Que pouvons-nous apporter pour étirer, déployer, recharger les courants souterrains que le 15-M nous a laissés ? » Il ne s’agit pas nécessairement de prolonger les structures existantes avec l’étiquette 15-M, mais de mettre à l’essai, dans de nouveaux domaines, ce que nous avons appris sur les places : actions et pratiques de tous et de personne, écoute active, inclusion, respect, pensée collective, dans une préoccupation commune pour les affaires communes.

Post-scriptum

Traduit de l’espagnol par Antonia Jerez-Erschoff

Fatimatta a participé à la mouvance Precarias a la deriva (collectif de recherche et d’action sur la précarité féminine), et s’est beaucoup mobilisée avec les migrant(e)s ; Cuji est issu des communautés rurales.