Cicatrices du sens

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Lézardes, coupures, incises, sutures marquent les paysages comme les corps. Les œuvres de la photographe Sophie Ristelhueber et de l’artiste plasticien Ernest Pignon-Ernest font affleurer ces traces qui ouvrent le sens du moi et du monde. Ce sont certains de leurs travaux qu’Anaël Marion nous propose de regarder de plus près, attentif au grain de la photo, des murs, de nos peaux.

Toute ruine n’est pas le témoignage d’un lointain, de l’histoire d’une civilisation passée que l’on peut reconstruire à partir de ses restes. À l’ère moderne, la photographie a permis de garder des images vives, affectées, interrogeant le travail d’apaisement et de deuil après les destructions massives des guerres qui ont ravagé les constructions et les paysages et mis leurs habitants à la rue. La douleur engendrée par le dénuement face au monde entropique pousse l’être humain, pas après pas, à chercher à l’habiter, défiant la valse des éléments et l’usure du temps. En remplaçant la blessure première, les cicatrices tentent de recouvrir les scissures accidentées, témoignages de la fulgurance de l’événement qui vient perturber les lignes de vie toutes tracées que l’on garde précieusement au creux de la main. Ce sont des coupes dans le corps, des trouées dans l’intime, que les fils du temps ont bien du mal à suturer. Elles entrent ainsi en concurrence avec les doux sillons de l’âge qui s’affirment sur la peau comme le tatouage des années qui passent. Si la ride n’est qu’un pli de plus affirmant la puissance de la paroi qu’est la peau, la cicatrice est au contraire le signe d’une possible ouverture, d’une perméabilité entre l’espace privé du moi et la publicité du monde. La photographe Sophie Ristelhueber interroge la similitude entre les sutures qui viennent dessiner un paysage sur la surface des corps organiques et celles qui marquent la topographie de la terre blessée. Ernest Pignon-Ernest, dans son hommage à Antonin Artaud, appréhende la peau par le geste graphique comme le point de contact entre la douleur de l’enfermement et la surface du monde où elle s’inscrit. La ruine semble ainsi pouvoir nommer l’espace de confrontation entre le paysage intérieur et la topographie mondaine, l’ouverture de l’intime tout autant que le délitement de ses parois. Voyons à présent en quoi ces œuvres nous montrent cette commune écriture d’un espace corporel en ruines, aussi intime soit-il.

La série Fait est réalisée par Sophie Ristelhueber en 1991 au Koweït, juste après son invasion et son occupation par l’Irak durant la guerre du Golfe. Dans un entretien avec Michel Guérin pour Le Monde en 1992, l’artiste précise sa démarche : « Il me fallait un titre laconique. […] Ce que j’ai vu — la guerre —, c’est un fait. Les formes que j’ai saisies ont été faites par la guerre, puis par moi. La guerre — et ses formes — ne disent rien d’autre que “c’est comme ça”. » Pas de révolte affectée, sa pratique photographique est artistique et ne vise pas le reportage. Effectivement, sur ses photographies aériennes, point de misère humaine ni d’architectures en ruines, mais des vues de paysages défigurés par les affrontements. Presque frontales, cadrées sans horizon, évitant toute présence humaine, elles nous montrent finalement plus une texture faite de multiples détails dont il est difficile de percevoir l’échelle. S’il s’agit d’autant de traces de coups de scalpel laissées par la guerre, la chorégraphie des éléments menée par les vents qui soulèvent les sables a permis à la nature de commencer à reprendre ses droits et d’estomper les entailles. En résulte une étrange beauté, presque lunaire, aux paysages granuleux en voie d’apaisement. On retrouve l’influence de la photographie de l’Élevage de poussières de Duchamp prise par Man Ray en 1920, où la poussière vient effacer les lignes du Grand Verre tout en en laissant paraître des vestiges abstraits ne nous permettant pas de reconnaître l’œuvre. Sur la photographie Fait #20, en marge de la tranchée centrale en forme de zébrure, apparaissent des stries probablement faites par le passage de voitures. Le paysage n’est plus qu’une texture cartographiée par incises, où les nombreux petits trous font penser aux pores de la peau humaine. Dans cette proximité résonnent les mots qu’Artaud écrivit aux environs du 31 décembre 1946, alors qu’il est sorti de l’hôpital de Rodez depuis quelques mois : « Le corps humain est un champ de guerre où il serait bon de revenir. » C’est précisément ce que fit la photographe avec les quatorze photographies de sutures de la série Every One. S’il lui était impératif de finir la série Fait avant de passer à la seconde, ces deux séries sont intrinsèquement liées, puisque l’idée d’Every One lui est venue lors du survol de l’endroit que l’on aperçoit sur Fait #20. Les deux séries ne parlent pas de la même guerre, mais la forme des blessures reste identique. Il est d’ailleurs frappant de comparer cette dernière photographie avec Every One #14 qui en reprend la composition. Cette fois, la lézarde centrale est une suture récente parcourant la colonne vertébrale tout le long du dos d’un corps féminin. Bien que la grande digue centrale polarise tous les regards, sur les bas-côtés de cette route qui nous mène du haut des fesses jusqu’au bas du cou, les froissements de la peau forment de nombreux replis pouvant nous faire penser à de petites vagues qui viendraient s’y échouer. Il s’agit en réalité probablement des marques encore apparentes laissées par le retrait d’un grand pansement. Incapable de prendre la moindre photographie lors de son séjour à Sarajevo, l’artiste réalisa la série en France, car il lui importait de pouvoir réagir au conflit des Balkans sans en instrumentaliser les victimes. Pour ce faire, elle passa beaucoup de temps à l’hôpital Saint-Antoine et à l’hôpital militaire de Paris, renouant ainsi avec un sujet qu’elle connaissait bien, puisqu’elle avait beaucoup travaillé sur le milieu médical au début des années 1980 pour la réalisation de ses premières œuvres. L’entreprise n’était pas des plus faciles ; pour photographier les sutures qu’elle voulait avant qu’elles ne soient recouvertes par des pansements, et bien qu’elle eût présenté des croquis aux médecins pour tenter de localiser les cas, elle ne put éviter d’assister à de nombreuses opérations. Pourtant, et quoiqu’on puisse s’attendre à un résultat d’une âpre dureté, le grand format de ses photographies (270 x 180 cm pour Every One #14) — choisi pour exposer en gros plan les rapiècements — perturbe notre vision de la réalité et accentue la ressemblance des parties de corps avec les paysages de Fait. Ainsi nous montre-t-elle la forme commune des cicatrices de paysages et de corps meurtris par la guerre. Cependant, si les capacités plastiques de ces corps rendent la suture possible, il n’est pas certain qu’ils possèdent les mêmes forces de résilience, précisément parce que la peau n’est qu’une première couche de ruines qui peuvent atteindre des profondeurs bien moins accessibles.

Antonin Artaud est probablement l’un de ceux qui ont le mieux réussi — avec toutes les difficultés que cela comporte — à exprimer les mouvements contraires d’intrusion du monde et d’expulsion du moi par toute ouverture défigurante, faite dans cette zone ainsi devenue instable qu’est la membrane qui protège le corps. Ernest Pignon-Ernest décida de lui rendre hommage lorsqu’il se vit proposer d’intervenir pour la seconde biennale d’art contemporain, Jardins secrets, organisée en 1997 par le commissaire Jean-Louis Pradel et le collectif d’artistes KP5 dans l’ancienne blanchisserie de l’hôpital Charles-Foix d’Ivry-sur-Seine qui en a la charge depuis 1994. Il décida de reprendre les cicatrices laissées ouvertes par le dessin L’Homme et sa douleur, qu’Artaud réalisa à l’hôpital psychiatrique de Rodez en avril 1946, juste avant sa sortie. À l’aide d’un tournevis, il le reproduisit, le gravant cinquante années plus tard, tel un graffiti primitif, dans le mur de la buanderie désaffectée. Ce geste d’incise dans l’architecture abandonnée est une tentative de réconcilier Artaud avec ces lieux d’emprisonnement et de souffrance, mais aussi de guérison, que furent l’asile de Rodez puis la maison de santé du docteur Achille Delmas — cette dernière se trouvait à Ivry-sur-Seine non loin de là, au numéro 23 de l’ancienne rue de la Mairie (en face de l’Hôtel de Ville) — où Artaud s’est éteint le 23 mai 1948.

À coté des entailles qui figurent le dessin d’Artaud, Ernest Pignon-Ernest a collé l’un des siens, ouvrant le dialogue sur ce mur en ruines devenu espace d’expression et d’exposition. Il s’agit d’un homme représenté de dos faisant mine de s’introduire un crayon entre les vertèbres. S’ouvrant le dos, le personnage grave en même temps dans le mur, introduisant un paradoxe entre la surface dure, difficile à entailler, et la profondeur du corps plus mou et plus facile à perforer. Le geste de térébration est inspiré d’une célèbre photographie où l’on peut apercevoir Artaud à Ivry en compagnie de Minouche Pastier. Il a un bras dans le dos, suggérant ce geste libérateur d’auto-incision, comme une nécessité d’ouvrir son corps pour laisser sortir la douleur qu’il ne peut plus contenir. Sachant toute l’importance de l’écriture qui se fait corps chez Artaud, on comprend pourquoi l’artiste a dessiné un crayon là où il aurait pu mettre un couteau. Commentant son dessin, L’Homme et sa douleur, Artaud aura ces quelques mots qui semblent pouvoir articuler, après coup, les deux dessins ici réunis par Pignon-Ernest : « Nous avons dans le dos des vertèbres pleines, transpercées par le clou de la douleur, et qui par la marche, l’effort des poids à soulever, la résistance au laisser-aller font, en s’emboîtant l’une sur l’autre, des boîtes, qui nous renseignent mieux sur nous-mêmes que toutes les recherches méta-physiques ou méta-psychiques sur le principe de la vie. »

Le crayon est aussi l’outil graphique du dessinateur qui, en mettant à l’œuvre la calcination par le fusain ou en appliquant un mélange d’argile et de carbone avec l’ampélite (couramment appelée pierre noire), fait naître le dessin d’un dépôt de matière organique. Sérigraphié sur un papier fragile, il est ensuite collé sur le mur dont il vient épouser les imperfections de surface, entrant ainsi en dialogue avec le lieu. Greffe artificielle (dessin à la place du plâtre, sérigraphie à la place du dessin), la précarité du support papier inscrit la destruction dans cette nouvelle peau, l’effacement progressif, l’éphémère correspondant à la fragilité des dessins d’Artaud. La matière du mur devient partie prenante de l’œuvre des ruines qui semble en sortir. Les écailles du lieu décrépit, les entailles, les traces d’usures se confondent avec les traits de crayon et les morceaux de dessins, la profondeur des noirs rappelant certains endroits brûlés. Le mur prolonge la surface de peau parcheminée où les cicatrices humaines affrontent les tourments du temps.

Finalement, les paysages de Ristelhueber tout comme les murs investis par Pignon-Ernest sont des parois semblables à la peau humaine où se figurent les blessures — atrocités de la guerre face aux affres du moi chez Ristelhueber, écriture de la douleur corporelle empruntée à Artaud chez Pignon-Ernest. Il semble alors impossible de clairement différencier la peau comme appartenant plus proprement à l’espace intime du moi par rapport aux paysages où nous mènent nos explorations, ou encore par rapport aux murs délimitant les espaces que nous habitons. Que ce soit par la photographie ou par le graphisme, la graphie est un geste de résistance de la vie face à l’événement, de reconfiguration des ruines intérieures en un moment de l’histoire personnelle, dans l’attente que le temps estompe peu à peu l’aspect extérieur des cicatrices. Les êtres, tournant le dos au moi, reprennent la position du spectateur et nous introduisent dans l’intériorité de ces corps sans face, pouvant être celui de tout un chacun (Every One). Cette intime proximité dans la blessure entre le corps humain, l’architecture et le paysage est peut-être l’explication de notre secret attrait pour les ruines. Ruines qui ne seraient peut-être qu’une tentative d’orthographier les mouvements de constructions (sutures) et destructions (incises) qui rythment notre rapport d’intimité au monde.

Post-scriptum

Anaël Marion est doctorant à l’université Paris Diderot. L’intitulé de sa thèse est « De la ruine à l’œuvre dans les arts visuels et la littérature aux XXe et XXIe siècles. À partir de Robert Smithson et Samuel Beckett ».