« L’université, c’est l’usine : Grève générale ! Occupons les lieux ! »

par

Ce texte est un extrait d’un entretien avec Peter Osborne paru dans la revue Reclamations que nous remercions chaleureusement de nous avoir autorisés à traduire et reproduire.

Les réformes néo-libérales s’attaquent à l’enseignement supérieur. La marchandisation de l’université, qui pouvait sembler un processus fondamentalement contradictoire, fonctionne en Grande-Bretagne : les établissements « polytechniques » (écoles techniques et professionnelles de premier cycle), rebaptisées en 1992 « nouvelles universités », sont depuis au moins trente ans les premières concernées par la campagne entreprise par les gouvernements successifs.

C’est en 1992 que les polytechniques deviennent universités mais c’est dès au début des années 1980, sous le premier gouvernement Thatcher, que nait l’idée d’imposer une pure logique économique d’efficacité commerciale à des établissements supérieurs. L’Education Act de 1988 met les polytechniques, auparavant gérés par des institutions publiques locales (les LEA, Local Education Authorities), sous la tutelle de Conseils des Gouverneurs. Ceux-ci sont majoritairement constitués de membres dits « non-spécialistes » - en fait des hommes d’affaires - mimant les conseils d’administration, sans les compétences ni l’expertise. Le comble a sans doute été atteint avec la nomination de Lord Browne, ancien directeur de BP, comme rapporteur du récent et accablant rapport sur les frais de scolarité des universités.

En conséquence, ces établissements doivent maintenant se battre pour obtenir un financement public, qui leur était auparavant assuré. Ayant ainsi introduit la concurrence au cœur du système, le gouvernement n’avait plus qu’à mettre fin à ce qu’on appelait « la division binaire » entre polytechniques (créés pour les classes populaires) et universités. Ces dernières devaient désormais se mesurer aux ex-polytechniques, dont la logique marchande venait d’être généralisée à l’ensemble du secteur universitaire. De ce moment date le bouleversement de l’université au Royaume-Uni, qui n’a fait que s’intensifier depuis sous les travaillistes. Quelles en furent la nature et les mécanismes ?

Tout d’abord la concurrence a poussé les universités à s ‘aligner sur les faibles coûts de fonctionnement des anciens établissements polytechniques, entraînant l’explosion du nombre d’étudiants. Se sont opposées les tendances du populisme de marché : la démocratisation, par l’élargissement de la base démographique, le mercantilisme par la réduction des coûts par étudiant, aux dépens de la qualité de l’enseignement. Alors que la dévalorisation du système, encore accrue par l’insuffisance du financement du secondaire, n’était que la conséquence prévisible de cette politique, la droite fût prompte à la mettre sur le dos des nouveaux étudiants issus de la classe ouvrière.

En termes économiques, dans le coût de la reproduction sociale, l’État a cherché à diminuer la part de l’éducation supérieure. En même temps il concentre ses dépenses sur la reproduction de la force de travail qui produit la plus grande valeur, et remplit ainsi sa fonction classique de capital national global, à l’opposé d’une conception liant l’éducation à la citoyenneté et au bien être social et culturel. À cet égard, les gouvernements successifs du Royaume-Uni continuent à vouloir réserver l’excellence à l’élite auto-perpétuée qui fréquente les écoles privées, Oxford, Cambridge et les établissements associés. La « démocratisation », plus qu’un alibi, était également le mécanisme économique permettant de renforcer encore la hiérarchisation du système.

Dans la transformation en « nouvelles universités », certains « polytechniques » ont par ailleurs perdu ce qui en faisait des lieux d’inventivité. C’est ainsi qu’à Middlesex, à côté des filières professionnelles, furent créés de nouveaux cursus en art, sciences sociales et sciences humaines. Il est donc clairement regrettable que les programmes de philosophie de Middlesex aient été abandonnés. Alors que, comme les 3ème cycles de l’université de Kingston (établissement similaire mais avec une stratégie différente), leur importance politique et intellectuelle reste considérable. Ils ouvrent à des catégories sociales qui n’y avaient pas accès des cursus en sciences humaines, avec la culture littéraire et historique qui les accompagne, participant ainsi d’un processus de légitimation que l’État britannique semble prêt à abandonner. Dès lors qu’il visait de nouveaux publics, l’enseignement des sciences humaines a dû évoluer pour être à la fois plus intéressant et plus utile, par exemple les « Cultural Studies » apparues dans les polytechniques dans les années 1980. Il est utile de rappeler ici qu’elles sont nées dans les années 1950 de pratiques pédagogiques issues des programmes « hors-les-murs » d’enseignement pour adultes, qui touchaient de nombreux syndicalistes. Dans les polytechniques, ces cursus ont trouvé un nouvel élan et une forme académique, transformant profondément dans les années 1980 l’enseignement des sciences humaines au Royaume-Uni, tout en encourageant une culture intellectuelle critique et autocritique.

De ce point de vue, on peut comparer l’enseignement des sciences humaines dans les polytechniques à celui dispensé dans la première génération des « nouvelles » universités créées dans les années 1960 : Essex, Kent, Warwick ou York, connues sous le nom d’universités « de verre » pour les différencier de celles en « briques rouges » datant de la période victorienne. C’est essentiellement là que furent menés, des travaux novateurs inspirés par le radicalisme étudiant et les théories française et allemande traduites à l’époque. La création de la revue Radical Philosophy en 1972 en est l’illustration : ces programmes novateurs (dans les années 1970 tout comme après 1992) sont irrigués par la gauche intellectuelle et son réseau de revues interdisciplinaires.

Cette culture intellectuelle et politique a régressé en même temps que la gauche extra-parlementaire, après les échecs des trois dernières décennies. Mais des îlots survivent, disséminés dans le système et incroyablement vivants.

Le démantèlement actuel ces programmes innovants de sciences humaines est bien sûr « évidemment politique ». Mais ce qui est visé c’est moins l’idéologie de gauche des programmes que, beaucoup plus largement, le concept libéral-humaniste d’éducation. À l’université de Middlesex par exemple, la fureur de la direction ne semble pas avoir été suscitée par la teneur politique de gauche des enseignements (la question n’a jamais été évoquée, au point qu’on peut se demander si la direction connaissait même les contenus, tant elle est à des années-lumière du travail des enseignants), mais était plutôt dirigée contre « l’inutilité » symbolique et économique de la philosophie. Et le président de l’université a trouvé une justification financière à la disparition de nos activités : il peut « faire du profit avec la philosophie », puisque, aussi incroyable que cela puisse paraître, les règles de financement en vigueur permettent à l’université de recevoir les fonds de recherche alloués au département alors même qu’il n’existe plus.

Post-scriptum

Peter Osborne était professeur de philosophie à l’université Middlesex (Londres) en 2010 au moment de l’occupation de cet établissement. Il est désormais professeur à l’université de Kingston (Londres).