A bas l’excellence ! luttes étudiantes en France

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Retour sur le management en guise de réforme dans la France sarkozyste. Excellence, innovation, compétences, professionnalisation, Labex, Idex : cette petite musique de sigles et de mots invasifs rythme dans notre pays l’application de l’organisation du travail néo-libéral à l’université. Comment y résister maintenant qu’un nouveau gouvernement est en place ?

La transformation des universités s’est opérée à travers un ensemble foisonnant de dispositifs. On peut citer, sans prétendre à l’exhaustivité, la réforme licence-master-doctorat (LMD) en 2002, le pacte pour la recherche en 2005, qui crée notamment les pôles de recherche et d’enseignement supérieur (PRES), la loi relative aux libertés et responsabilités des universités (LRU) en 2007 ou encore la mise en place des Équipex (« équipements d’excellence »), Labex (« laboratoires d’excellence »), Idex (« initiatives d’excellence »)… dans le cadre du « grand emprunt » lancé en 2010. Cette succession de sigles abscons indique déjà la logique de ces réformes : une combinaison de bureaucratie et de marketing, qui empile les structures institutionnelles en un mille-feuille désordonné, opacifie le fonctionnement des universités et dépossède personnels et étudiants du sens de leurs activités. Cette novlangue complique en elle-même l’organisation des résistances, qui doivent passer par de laborieuses opérations de déchiffrage et d’explication concernant la teneur des attaques.

Ces mesures trouvent néanmoins leur cohérence à travers les slogans de l’« excellence » et de la « professionnalisation », qui sont en fait la traduction dans le domaine de l’éducation et de la recherche des principes de l’organisation du travail néolibérale [1]. On entend par là le type de management développé à partir des années 1970, dont on peut dessiner plusieurs traits. D’une part, il individualise à l’extrême la gestion des salariés. L’organisation du travail n’est plus centrée sur l’articulation de diplômes, de métiers et de droits collectifs, mais sur les propriétés individuelles des personnes, rebaptisées « compétences ». Elle réclame des salariés un engagement subjectif qui intériorise les objectifs de l’entreprise. D’autre part, cette forme de management vise à étendre le processus de standardisation des tâches au-delà des gestes « rationalisés » par la taylorisation, jusqu’aux activités intellectuelles, de soin et de services. Par ce biais, on soumet à des impératifs de rentabilité économique le travail des salariés de ces secteurs, notamment dans les services publics. C’est le cas dans l’enseignement supérieur et la recherche, qui se trouvent embrigadés dans une « économie de la connaissance », selon l’objectif attribué à l’Union européenne par la stratégie de Lisbonne en 2000.

Dans ce cadre, la notion d’excellence, derrière une apparence méritocratique, est l’expression, dans le domaine de l’enseignement supérieur et de la recherche, du principe plus général de mise en concurrence généralisée des travailleurs. L’idée sous-jacente est que les personnels, les formations, les laboratoires, les établissements… seront plus efficaces s’ils sont mis en concurrence les uns avec les autres. Dans ce cadre, les financements ne sont pas attribués en fonction des besoins, mais à ceux qui peuvent faire la preuve de leur excellence. On donne à ceux qui sont déjà les plus favorisés, en fonction de leur aptitude à faire valoir leur rentabilité économique et à se vendre dans les termes définis par les pouvoirs publics (« gouvernance » efficace, « performance », « visibilité internationale »…). La logique d’excellence est ainsi « une logique de pouvoir maquillée en logique scientifique » [2]. Elle rompt définitivement avec tout objectif de démocratisation universitaire, en aggravant les inégalités entre les formations.

Ces dernières sont quant à elles soumises à l’impératif de « professionnalisation ». Avec la loi LRU, « l’insertion professionnelle » devient l’une des missions principales des universités. Or, comme l’« excellence », la « professionnalisation » est un mot piégé. Il ne s’agit pas, comme on pourrait le croire, d’apprendre aux étudiants un métier. La professionnalisation transforme le contenu des formations, non pas en accentuant davantage les savoir-faire pratiques par rapport aux connaissances théoriques, mais en les basant sur l’acquisition de « compétences », c’est-à-dire de manières d’être standardisées et conformes aux normes managériales. Ainsi, les formations sont de plus en plus couramment définies au moyen de listes de compétences étroitement ajustées aux grilles d’évaluation utilisées par les services de ressources humaines : autonomie, faculté d’adaptation, autocritique, capacité à motiver une équipe… [3] La professionnalisation, c’est donc le formatage des étudiants aux exigences du monde de l’entreprise, qui se définissent avant tout selon des critères comportementaux et psychologiques rendant toute évaluation extraordinairement arbitraire. Cela se traduit par des modules d’enseignements où il est essentiellement appris à savoir se vendre — indépendamment de ce qu’on a éventuellement appris au cours de sa formation : rédaction de CV et de lettres de motivation, élaboration de son « projet professionnel », généralisation de stages aux objectifs pédagogiques mal définis.

La loi LRU est le pivot de cette refonte du système universitaire, dans la mesure où l’université y est conçue sur le modèle de l’entreprise. Les établissements, dirigés par un président tout puissant, acquièrent une « autonomie » accrue, en termes de gestion des ressources humaines et du patrimoine immobilier, comme pour la recherche de fonds, notamment auprès des entreprises privées. Qu’ont à offrir les universités, en tant qu’entreprises ? Deux types de biens marchandisés : de l’« innovation », c’est-à-dire de la recherche rentable pour les entreprises, et de l’« employabilité », c’est-à-dire des diplômés aptes à se plier aux formes actuelles de management, dont on sait qu’elles provoquent de multiples formes de souffrance au travail. En cela, la marchandisation des universités ne concerne pas que les étudiants : elle touche au pouvoir qu’a ou non notre société de construire des espaces de résistance, notamment dans les moments de formation, au projet néolibéral d’emprise sur la subjectivité des travailleurs.

ripostes étudiantes

Le projet de rendre les universités « autonomes », c’est-à-dire de les mettre en concurrence sur un marché du savoir, ne date pas d’hier. Un projet de loi équivalent à la LRU avait déjà été élaboré par le ministre Devaquet en 1986, et retiré à la suite d’un mouvement étudiant, principalement opposé à la sélection à l’entrée de l’université, et à la liberté pour les établissements d’augmenter les frais d’inscription. En 2002 a été proposée une nouvelle loi d’autonomie, en même temps que la mise en place de la réforme LMD. Un mouvement étudiant les a combattues, mais n’est parvenu à repousser que la première. Ce que les étudiants critiquaient dans la seconde, c’était l’institutionnalisation d’un système universitaire à plusieurs vitesses, via la transformation de la manière de fabriquer les diplômes. Ces derniers ne sont plus cadrés nationalement dans leurs intitulés et leurs contenus, mais élaborés par les universités, qui les proposent à l’habilitation auprès du ministère de l’Enseignement supérieur et de la recherche, sans garantie d’homogénéité à travers le territoire.

Mais c’est surtout en 2006 que s’opère un tournant. Les étudiants se mobilisent contre la loi dite pour l’égalité des chances. Celle-ci comprend la mise en place du contrat première embauche (CPE), contrat réservé au moins de 26 ans, qui étend la période d’essai, pendant laquelle le salarié peut être licencié sans motif, à deux ans. Le mot d’ordre central est la lutte contre la précarité au travail. Contrairement à une idée reçue, les étudiants connaissent le monde de l’entreprise, puisque plus d’un sur deux est salarié à côté de ses études, le plus souvent dans le cadre de jobs précaires. Massive, la mobilisation parvient à faire retirer le CPE. Elle ancre des pratiques de lutte dans les habitudes étudiantes, qui marqueront les mouvements suivants. Du côté du pouvoir, elle est utilisée comme prétexte pour justifier la professionnalisation des universités. Le mouvement contre le CPE est en effet lu comme l’expression des craintes de la jeunesse face à la question de l’emploi. Une commission « université-emploi » est créée, censée apporter des réponses à cette angoisse. Elle produit à la rentrée 2006 le rapport Hetzel, qui servira de base à la LRU. Il repose sur le raisonnement suivant : si les jeunes diplômés ne trouvent pas d’emploi stable à la sortie de l’université, ce n’est pas parce que l’économie n’en offre pas, c’est parce que l’université ne prépare pas au monde du travail. C’est donc l’université, pas le système économique, qu’il faut réformer — plier l’université aux exigences des entreprises, rendre les étudiants employables, plutôt qu’adapter le travail aux hommes et aux femmes amenées à l’exercer. C’est contre cette logique, incarnée par la LRU, que les étudiants vont lutter, à la rentrée 2007, et de nouveau en 2009, lorsque certains de ses décrets d’application lancent dans la bataille les personnels de l’enseignement supérieur et de la recherche.

Ces révoltes n’ont pas fait abroger la LRU. De fait, la transformation managériale de l’université complique l’organisation des résistances, puisqu’elle enrôle les étudiants dans une quête individuelle d’apprentissages rentables, en jouant notamment sur la crainte du chômage. Néanmoins, les étudiants mobilisés ces dix dernières années ont manifesté par leurs revendications, mais aussi par leurs formes d’organisation et d’action, qu’ils ne ciblaient pas seulement le manque de moyens mis dans leur éducation, mais la nature du projet pédagogique et social mis en place. En effet, dans un contexte où les universités sont transformées à marche forcée en entreprises, les modes d’action traditionnels des mouvements étudiants se chargent d’un sens nouveau. Depuis 1968, ceux-ci ont recours à des pratiques contestataires variées, mais qui s’articulent autour des assemblées générales d’établissement et des occupations d’universités — plus récemment appelées blocages. Aujourd’hui, ces activités ne servent pas seulement à s’organiser pour porter des revendications : elles permettent d’expérimenter pendant le mouvement un usage de l’université qui rompt en tout point avec sa mise aux normes du marché. Les étudiants mobilisés semblent mettre en application le slogan anti-productiviste : « On arrête tout, on réfléchit, et c’est pas triste » [4].

Ainsi, lorsqu’ils argumentent en faveur du blocage, ils le présentent comme une réponse au contrôle d’assiduité de plus en plus rigide, qui empêche la grève étudiante tant que la marche de l’université n’est pas arrêtée pour toutes et tous. Alors que les universités tentent de tuer la caricature de l’étudiant dilettante pour en imposer une autre, celle du futur cadre dynamique, elles évacuent tout ce qui dans la condition étudiante faisait partie d’un projet d’émancipation : le temps pour s’approprier librement les savoirs, pour faire ses propres découvertes, pour avoir une activité politique… À l’encontre de cette logique, le blocage redonne du temps pour autre chose. Fleurissent des commissions et des groupes de travail, dont l’une des tâches est de faire vivre autrement l’université : ils redécorent les établissements aux couleurs de la lutte, tiennent des tables d’information, organisent des débats, des cours alternatifs, des espaces collectifs de réflexion et d’écriture de textes — tout ce pour quoi il y a de moins en moins de place à l’université.

Surtout, à travers l’organisation systématique en assemblées générales, les étudiants mobilisés, mais aussi les personnels, expriment pour beaucoup un souci de démocratie. Démocratie dans le mouvement, avec un refus de la délégation, notamment aux organisations syndicales, de la conduite de la lutte. Mais il s’agit aussi de mettre l’accent sur l’importance du débat. En principe, dans une AG, n’importe qui peut prendre la parole, et les acteurs mobilisés tiennent à faire précéder tout vote de discussions. Ces débats se poursuivent dans des coordinations nationales, réunissant des délégués mandatés par les AG. Si ces espaces d’échange peuvent se révéler imparfaits, ou inégalement accessibles à toutes et tous, ils apportent néanmoins une réponse concrète à l’individualisation des expériences induite par l’organisation néolibérale du travail et des formations, et à l’opacité des réformes qui la soutiennent.

et maintenant ?

La séquence de mobilisations étudiantes qui s’est déroulée dans les années 2000 les opposait à des gouvernements de droite, ouvertement engagés dans la transformation néolibérale de la société française et déterminés à l’imposer sans concertation. En matière d’enseignement supérieur et de recherche, le gouvernement socialiste affiche une volonté de répondre à la demande de débat, via les Assises de l’automne 2012. Ce texte étant écrit avant leur tenue, il n’est pas possible d’en dresser un bilan. On peut néanmoins noter que le gouvernement a systématiquement fait la différence entre le dispositif des assises et celui que seraient des états généraux. Il ne s’agit pas de refonder les bases de l’enseignement supérieur et de la recherche, d’ouvrir un débat large, mais d’évaluer les politiques récemment menées et de les amender à la marge. En outre, il apparaît clairement dans le discours socialiste qu’il passe à côté des questions qualitatives : nature du projet éducatif, objectifs des formations, organisation du travail, relations entre les formations, la recherche et le monde de l’entreprise. Il promet quelques embauches supplémentaires de personnels, mais pas de rupture avec la vision néolibérale de l’enseignement et de la recherche. Le vocabulaire de l’excellence, de la concurrence, de l’innovation et de la professionnalisation demeure omniprésent. Sous ces deux aspects, les politiques socialistes risquent d’être largement en deçà des expérimentations amorcées, espérées, au cours des dernières luttes universitaires.

Post-scriptum

Julie Le Mazier est doctorante en sciences politiques à l’université de Paris 1.

Notes

[1Voir Christian Laval, Francis Vergne, Pierre Clément et Guy Dreux, La Nouvelle École capitaliste, La Découverte, 2011.

[2Philippe Büttgen et Barbara Cassin, « L’excellence, ce faux ami de la science », Libération, 2 décembre 2010.

[3Voir par exemple le projet de « référentiel de compétences » proposé en juin 2011 pour la licence d’histoire par le ministère de l’Enseignement supérieur et la Recherche.

[4Ce slogan trouve son origine dans le sous-titre de la bande dessinée L’An 01, lancée en 1970 par Gébé.