De l’étudiant citoyen à l’étudiant consommateur Grande-Bretagne

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Extraordinaire refonte que celle de l’enseignement universitaire britannique en cours : désormais, l’État ne subventionne plus ni les arts ni les sciences humaines. À quoi bon ? À quoi bon financer ce qui doit être réservé à l’élite d’Oxford & Cie, ce qui ne rapporte rien ou, plus encore, ce qui doit expressément être pris en charge par les entreprises privées intéressées par ce nouveau marché ? Et qui paye à la place de l’État ? L’étudiant, of course.

C’est à la rentrée 2012 que les étudiants seront pour la première fois confrontés à l’augmentation des frais d’inscription décidée par un vote du parlement de décembre 2010. Discutable et largement contestée, cette décision a suscité une vague de manifestations et des heurts violents avec la police, fragilisant la coalition au pouvoir composée du Parti Conservateur et du Parti Libéral.

En 2011-2012 tous les établissements d’enseignement supérieur avaient, dans toutes les filières, des frais d’inscription annuels de 3 375 £ (4 260 €). Cette année nombre d’entre eux ont choisi le nouveau seuil maximum de 9 000£ (11 000 €), la moyenne étant de 8 100 £ (10 200 €) soit plus du double de l’an dernier.

Pour des raisons évidentes, la presse s’est focalisée sur cette augmentation et sur la complexité des prêts étudiants garantis par l’État, qui couvrent à la fois ces frais et une partie des dépenses de vie courante. Les étudiants doivent maintenant prévoir, pour un diplôme obtenu en 3 ans, une dette d’environ 40 000 £ (50 000 €). Ces prêts sont d’un type peu répandu puisque les montants des remboursements dépendront des revenus : dès 2016 les emprunteurs devront ainsi payer 9% de leur revenu brut au dessus d’un seuil de 21 000£ (26 500€), ceux qui gagnent moins étant exemptés. Ceci permet au gouvernement d’affirmer que ces prêts ressemblent plutôt à une augmentation de l’impôt sur le revenu qu’à un prêt immobilier, un crédit à la consommation ou les intérêts sur les paiements de carte de crédit. Il a de plus promis d’annuler toute dette subsistant 30 ans après la date de l’emprunt — soit en 2046 pour ceux qui contracteront en 2012.

Il est surréaliste qu’il nous soit imposé de discuter d’un système fondé sur des promesses qu’aucun ministre ne sera plus là pour faire respecter. Et que nous soyons obligés d’évaluer un projet de prêt qui n’est pas conçu pour faire du profit mais fondé sur une pure estimation selon laquelle, pour chaque livre dépensée en 2012, ne seront restitués trente-quatre ans plus tard que 70% de la valeur nette actualisée. Le gouvernement prévoit donc qu’il aura perdu 30% de ce qu’il aura prêté.

Seul un gouvernement futur pourra comparer les données réelles aux estimations ; en cela, le système ressemble étonnamment aux initiatives, aujourd’hui discréditées, de financement privé (PFI) du New Labour. En termes comptables, les emprunts apparaissent comme un investissement, à ceci près que l’éducation ne crée pas d’actif physique.

Il ne s’agit là que de la première étape d’une réorganisation au coup par coup du premier cycle (depuis la décentralisation, les politiques en matière d’éducation divergent sensiblement au Pays de Galles, en Irlande du Nord et tout particulièrement en Écosse).

C’est une réforme complète du secteur public qui est en cours. Les chefs de file du parti conservateur d’aujourd’hui ont fait leurs armes dans les gouvernements Thatcher des années 80, et ils entendent étendre le modèle de privatisation appliqué à l’énergie et aux transports (gaz, eau, électricité, chemins de fer… ) à l’éducation et à la santé.

Dans l’enseignement supérieur, la priorité est de mettre le marché au cœur des systèmes de financement en créant une industrie faiblement régulée de sociétés privées (dont certaines seraient des associations à but non lucratif) en compétition pour le premier cycle et la recherche. Il s’agit là de casser un monopole d’État. Nous sommes donc confrontés à des situations de transition incroyablement complexes et restrictives visant à rendre plus difficile la reconduction des niveaux de recrutement de chaque établissement à seulement 90% de ceux des années précédentes, alors même que la demande n’est pas satisfaite et que chaque année 100.000 candidats sont refusés.

Au même moment, le gouvernement est en train de créer ce qu’il appelle une « situation équitable » pour que de « nouveaux prestataires », dont une grande partie sont des organisations à but lucratif, puissent offrir un enseignement supérieur. Quatre étapes ont déjà été franchies, une dernière est encore en gestation.

Dans un premier temps, la part du budget alloué directement aux universités pour financer le premier cycle a diminué de presque 80%. Elle est réduite à néant pour les beaux-arts, les sciences humaines et sociales, la gestion et le droit, toutes matières ne nécessitant que des salles de cours et du personnel, et où les « nouveaux prestataires » pourront le plus aisément rivaliser. Comme l’a dit David Willetts, ministre des Universités et des Sciences, au début de l’année 2011 : « Aujourd’hui, l’un des obstacles principaux à l’entrée des nouveaux prestataires est la subvention que nous versons aux établissements publics au titre de l’enseignement. Elle donne à ces derniers un avantage indiscutable en permettant des frais d’inscription dérisoires qu’aucun prestataire ne pourrait se permettre. Notre réforme du financement lèvera cet obstacle… Cette réforme, en elle-même, ouvre grand le système. » C’est pour compenser la disparition de cette « subvention » que les universités se voient obligées d’augmenter leurs frais d’inscription.

Deuxièmement, les nouveaux prestataires privés ont pu commencer à faire bénéficier leurs étudiants du financement public par l’intermédiaire des prêts et des bourses. Plus de 150 établissements offrent ainsi des filières dans ces conditions.

Troisièmement, depuis juin 2012, il suffit de 1.000 étudiants de premier cycle à temps plein pour pouvoir aspirer au statut d’« université ».

Quatrièmement, en tant qu’organisations à but non lucratif, les universités sont exonérées de la TVA, qui sinon s’ajouterait aux frais d’inscription. Le taux de TVA est aujourd’hui de 20% ; cette mesure avantagerait donc considérablement ces établissements par rapport aux sociétés, mais George Osborne, le ministre des Finances, a promis en présentant le budget 2012 que cette exonération serait étendue aux prestataires commerciaux.

La cinquième étape nécessiterait une révision fondamentale de la loi. Elle rendrait obsolète la législation qui définit la délivrance des diplômes. Actuellement, elle repose sur le rôle central du corps professoral : « les enseignants qui prennent une part active et reconnue aux recherches et à l’instruction au plus haut niveau ». Pour délivrer des diplômes, un établissement doit attester de l’existence d’un « corps professoral légitime, cohésif, critique par rapport à ses pratiques, exerçant une tutelle forte sur les standards d’enseignement », condition sine qua non d’une assurance qualité. David Willets souhaite mettre fin au « lien inamovible, et pourtant illogique, entre le pouvoir d’attribution des diplômes et l’enseignement » pour agréer des institutions qui, ne dispensant pas d’enseignement, n’incluent donc aucun universitaire. Pearson, le géant de l’édition scolaire, devait en être le premier bénéficiaire. Heureusement, le texte de réforme de l’enseignement supérieur proposé en 2012 a été reporté à une date indéterminée.

D’où vient cet enthousiasme pour une telle réforme de l’enseignement supérieur ? À côté de la croyance idéologique en la concurrence et le profit comme moteur on a affaire à une vision globale.

Quelques établissements — Oxford, Cambridge et quelques autres — seraient censés tirer parti de ces réformes du marché pour étendre leur influence comme ils l’entendent, augmenter leurs frais de scolarité et monopoliser encore plus les ressources mises à leur disposition.

Pour se débarrasser d’un système d’éducation supérieure de masse, le gouvernement n’en est que plus enclin à permettre aux prestataires commerciaux d’être compétitifs face aux établissements traditionnels, en offrant un enseignement et une expérience au rabais et moins coûteux. Pearson, en particulier, semble en mesure de proposer, en coordination avec des universités locales et même des lycées, des programmes au rabais ayant tout pour être estampillés comme les premiers diplômes du FTSE 100 [1] : « conçu par les entreprises pour les entreprises » .

Au lieu de se porter garant de la qualité des diplômes, le gouvernement autoriserait donc le marché à en décider. Il entendrait ainsi nommer un régulateur qui défendrait un meilleur rapport qualité/prix, évidemment défini selon deux critères : la qualité et le coût.

On prétend faire de la concurrence le moteur d’une amélioration de la qualité de l’enseignement, alors même que le système mis en place semble avant tout instituer une nouvelle stratification des établissements. La majorité des universités seront soumises à une pression commerciale considérable visant à réduire les coûts impartis au gouvernement et devront se concentrer de plus en plus sur les diplômes vocationnels et professionnels et sur « l’employabilité » en général (en Angleterre les universités dépendent du secrétariat d’État aux Affaires, à l’Innovation et au Savoir-faire, pas de celui de l’Éducation). Bien plus, le gouvernement s’est publiquement engagé à ne plus être le dernier recours : « le rôle du gouvernement n’est pas de protéger un établissement non viable ».

Le vrai débat est là, puisque pour les idéologues du marché sans risque d’échec il n’y a pas de logique de marché.

La majorité des universités, dont le revenu moyen annuel représente un cinquième de celui dont bénéficie les établissements d’élite, manque cruellement de dotations ou de richesses propres, et n’a aucun fonds de secours pour faire face à des difficultés passagères. La réponse officielle de l’université de Cambridge aux propositions de loi du gouvernement concluait dès lors : « Il y a fort à parier qu’à long terme les nouveaux prestataires fonctionnent à perte suffisamment longtemps pour mettre en difficulté certaines universités qui seraient ainsi acculées à la faillite. Le plus souvent, cela desservirait les communautés locales et régionales qui perdraient les avantages d’une université locale avec tous les services qu’elle met à leur disposition (que les nouveaux prestataires, dénués de cet ancrage local, ne pourraient ni ne voudraient offrir). Nous risquerions d’hériter d’un secteur universitaire appauvri et de communautés détériorées. »

Sans qu’il soit besoin d’insister outre mesure sur les effets désastreux de ces mesures sur la démocratie, quelques remarques en guise de conclusion. Tout d’abord le gouvernement abandonnerait au marché ses prérogatives sur l’enseignement supérieur. En second lieu, l’étudiant serait ravalé au rang de consommateur, pour qui l’éducation ne serait plus accessible que dans la sphère privée et dont le seul bénéfice serait une augmentation de ses gains ultérieurs, au lieu d’être un citoyen qui, fort de son éducation, contribuerait pleinement à la société. Troisièmement, un tel marché réduirait les choix du plus grand nombre. On peut donc se demander comment les universités parviendront à assurer dans ces conditions leur mission principale d’enseignement.

Enfin, en Angleterre, les universités sont d’ores et déjà des établissements privés dirigés par des sociétés sous couvert d’un statut d’organisation à but non lucratif. Pour le personnel comme pour les étudiants, la nature paternaliste de ces institutions limitait déjà la participation démocratique à la gouvernance. Dans les nouvelles conditions commerciales, la viabilité financière entrera en conflit avec cette structure. En concurrence avec des organismes de profit, leurs conseils d’établissement ressembleront de plus en plus à ceux des entreprises, ne s’intéressant qu’au profit et aux titres de bourse, ne répondant que devant des organisations non gouvernementales régulatrices qui n’auraient, elles, de compte à rendre à personne.

Signe avant-coureur de cette tendance, le rachat pour 200 millions de livres (250 M€) du College of Law, organisation privée à but non lucratif, par Montagu Private Equity, et sa transformation en société commerciale. Ce ne sont pas les proies qui manquent : selon un cabinet de conseil, le marché anglais est une « île au trésor » mûre pour le règne du profit.

L’opposition a pour le moment empêché la mise en place de ce nouveau système et le travail législatif du Parlement est suspendu. David Willetts a néanmoins l’intention de se montrer « inventif » et de faire avancer son projet au coup par coup en dehors de tout contrôle des instances démocratiques. Les deux années qui viennent seront cruciales dans la lutte pour l’avenir des universités en Angleterre.

Post-scriptum

Andrew McGettigan vit à Londres, il écrit sur l’éducation supérieure, les arts et la philosophie.

Notes

[1NDLR : Les 100 plus grosses sociétés cotées au Stock Exchange anglais : « conçu par les entreprises pour les entreprises ».