Montrer, dire et lutter par l’image Les usages de la vidéo dans la révolution en Syrie
par Cécile Boëx
Alors que le régime de Bachar el-Assad plonge son pays dans un bain de sang qui ne cesse de s’étendre, les activistes syriens continuent de fabriquer des images. Vacarme 60} avait publié des reproductions d’affiches, voici une analyse de vidéos en ligne sur YouTube. Ces petits films ne se contentent pas de capter les événements, ils déploient aussi des dispositifs, souvent tragiques, parfois comiques, qui sont autant de moyens de nous exhorter à ne pas rester de simples spectateurs des violences en cours.
Le « printemps arabe » a engendré un mouvement de révolte singulier en Syrie en raison de sa durée, de la violence extrême de la répression et du rôle central de l’image, véritable ressource pour les manifestants et les activistes. Face à la tentative du régime de discréditer la révolution au moyen d’une campagne de désinformation qui l’assimile à une entreprise terroriste, les protestataires ont trouvé dans les vidéos, tournées à partir de téléphones portables ou de petites caméras digitales, le moyen le plus immédiat pour faire entendre leur voix. Au fil des mois, les usages militants de cette technologie ordinaire se sont diversifiés, générant un corpus visuel hétéroclite, inédit et colossal, alimenté par les centaines de vidéos postées quotidiennement sur YouTube. Ces images mettent en forme l’expérience révolutionnaire syrienne en même temps qu’elles nous y donnent accès. Elles sont à la fois document, verbe et action. Ces registres se déploient et se combinent dans des dispositifs de mise en scène et de mise en image propres qui renvoient aux conditions de leur élaboration et aux façons dont ils contribuent à une lutte qui se joue également sur le terrain sémantique. La catégorisation esquissée ici, loin de prétendre à l’exhaustivité, tente seulement de rendre compte de la richesse, de la complexité et des enjeux propres à ces vidéos qui, filtrées par les médias traditionnels, sont réduites à une fonction informative et illustrative.
l’image-événement
Les manifestations et les actes de répression constituent une part importante du corpus des vidéos de la révolution. À la différence de l’Égypte où les chaînes d’information retransmettaient les événements en direct de la place Tahrir, la vision médiatique de la révolution syrienne a été tronquée par l’embargo médiatique imposé par le régime. Les vidéos prises dans le feu de l’action par les manifestants et les activistes comblent cet angle mort tout en bouleversant les critères de la production d’images médiatiques, que ce soit dans la forme ou dans la fabrique de la véracité. Au fil du temps, on observe une professionnalisation des vidéos, partiellement due à une standardisation instillée par certaines chaînes de télévision arabes qui traitent directement avec des activistes et achètent les images au prix fort. Mais le registre militant n’est pas soluble dans le registre médiatique.
la captation spontané.
Les premières images de la révolution relèvent d’un acte quasi spontané, pulsionnel. Elles rendent compte de la peur et du courage nécessaire au défi collectif lancé au régime. Une manifestation filmée en mars 2011 à la Mosquée des Omeyyades à Damas rend compte d’une simultanéité entre l’acte de manifester et celui de filmer, excluant tout artifice de mise en scène. Les mouvements erratiques de l’image retranscrivent l’état émotionnel de celui qui filme et l’énergie incroyable qui se dégage de la scène où la peur se mêle à l’exaltation, une impression qui transparaît notamment dans l’intensité de la voix des manifestants qui crient « Liberté ! », « Dieu est le plus grand ! », « Pacifiste ! », « Avec notre âme avec notre sang nous nous sacrifions pour toi Deraa ! ». Après quelques minutes, la foule se dirige vers la sortie pour investir la place de la mosquée, et ce, malgré la présence des forces de sécurité déployées tout autour. Des agents des services de renseignements brandissent alors des portraits du Président pour faire croire à une démonstration de soutien au régime. Pendant quelques minutes, on assiste à l’affrontement de slogans : « Dieu, la Syrie, Bachar et c’est tout » contre « Dieu, la Syrie, la liberté et c’est tout ». Le format de cette vidéo, qui dure plus de 7 minutes, reste exceptionnel. Très vite, on observe une standardisation de la durée (qui se situe généralement entre 1 et 3 minutes) en raison du danger lié à la prise d’images et aux aléas du téléchargement via Internet. Une autre forme de standardisation renvoie à l’acquisition progressive d’un savoir-faire dans la production de vidéos.
la professionnalisation de l’image-événement
Des réseaux d’activistes se mettent en place et parviennent à se procurer des caméras digitales. De jeunes cinéastes, tels que Bassel Shehadeh, tué à Homs en mai dernier, ont contribué à former des activistes au tournage et au montage. L’organisation de la révolution passe aussi par une orientation stratégique de sa mise en image. Sur une vidéo tournée en février 2012, on observe clairement ce phénomène. L’angle de prise de vue permet une vision d’ensemble. La scène est contextualisée au moyen d’un carton indiquant la ville, la date, et l’appellation du vendredi, décidée par les activistes par un vote sur Facebook. Une coordination est à l’œuvre entre les manifestants et celui qui filme : l’environnement a été mis en scène de manière particulière au moyen de banderoles que la caméra prend soin de montrer. De même, certains manifestants montrent des photos de martyrs tournées vers la caméra. L’action protestataire est ainsi coproduite par sa monstration filmique. Elle procède d’une véritable dramaturgie, au sens d’Erving Goffman [1], impliquant une mise à distance, une occupation organisée de l’espace ainsi que des performances vocales et corporelles précises. Cette théâtralisation met en exergue la dimension pacifique de la révolution. Néanmoins, le mode de sélection et d’interprétation des images propre à l’univers média-tique répond à des critères et à des objectifs différents de ceux des activistes, dont le but est de sensibiliser l’opinion publique. Tronquées et insérées dans le flux de l’actualité, les vidéos sont réduites à une fonction illustrative et spectaculaire. La durée de la révolution produit par ailleurs un effet d’accumulation qui contribue à une routinisation de la violence.
quand l’image se fait verbe
Les images-événements, captations plus ou moins élaborées de l’action en train de se faire, mobilisent des techniques spécifiques liées à l’urgence des situations où elles sont tournées et à leur proximité avec le registre médiatique. Le corpus des vidéos de la révolution ne se réduit pas à cette catégorie : les activistes utilisent également l’outil filmique pour formuler et diffuser une parole, une prise de position, un point de vue personnel. La question de la véracité se pose alors en termes différents et donne lieu à d’autres dispositifs de mise en scène, certains faisant appel à l’imaginaire et à la fiction.
le témoignage visuel
Ne bénéficiant d’aucune légitimité institutionnelle, ceux qui produisent des témoignages doivent trouver leurs propres moyens pour raconter, montrer et prouver. Ici, l’exposition des martyrs et des marques corporelles sont les signes évidents de la véracité du récit énoncé. Montrer un corps meurtri, c’est rendre publique la barbarie dans l’espoir d’une réparation. Une vidéo, particulièrement poignante, montre un père devant la dépouille de son fils, tué lors d’une manifestation (les sous-titres anglais sont disponibles). Il explique les circonstances et les causes de la mort de son fils, qui ne sont pas celles invoquées par le régime. Le plan-séquence, qui exclut les artifices de montage et donc d’éventuelles « manipulations » de l’image, participe au dispositif de rétablissement de la vérité propre au témoignage. Ce dispositif s’appuie également sur la précision du récit. De même, pour prouver sa bonne foi, le père jure sur le Coran. À la fin de la vidéo, quelqu’un montre un exemplaire d’un quotidien pour attester de la date du tournage. Le récit s’appuie également sur des preuves visuelles : la caméra filme avec insistance le corps du martyr et le père se dénude pour montrer ses blessures. Cette ostentation des corps meurtris rassemble dans un même objet la question de ce qui est montré et de ce qu’il faut croire.
le rituel des annonces de défection
À l’instar des rebelles libyens, l’armée libre utilise l’enregistrement vidéo pour annoncer les défections au sein de l’armée loyaliste ainsi que la formation de brigades. Là encore, le dispositif filmique est simplifié à l’extrême, contrairement à la situation filmée, qui procède d’une mise en scène rigoureusement codifiée (voir cette vidéo par exemple). La parole est prise de manière solennelle par la formule coranique « Au nom de Dieu le miséricordieux ». Souvent, elle est suivie par un verset du Coran qui fait référence au combat contre l’ennemi. Les hommes en uniforme annoncent leur nom et leur grade et présentent leur carte d’identité à la caméra. Ils expliquent ensuite les raisons de leur défection en dénonçant les exactions commises par le régime. Autour d’eux, on peut voir des objets et des insignes propres à la révolution comme le drapeau ou un ordinateur, signe d’une maîtrise des moyens de communication. Ce protocole visuel, langagier et gestuel renvoie aux conventions des univers militaire et révolutionnaire. Il vise à authentifier les défections et agit comme une instance de publicisation et de validation. D’autres types de déclarations filmées sont moins solennelles, comme celles d’étudiants annonçant quitter l’Union des étudiants affiliée au parti Baath pour rejoindre la révolution. Ces vidéo-déclarations rendent compte de la coordination du mouvement et contribuent à la mobilisation puisque les protagonistes appellent les autres membres de leurs corporations à rejoindre leurs organisations libres.
les vidéo-hommages aux martyrs
Les vidéos qui rendent hommage aux martyrs dé-ploient des écritures filmiques plus personnelles à travers le montage, la musique, l’insertion de commentaires écrits et d’effets spéciaux. Une vidéo intitulée « Œil de la vérité » rend un hommage collectif à de jeunes activistes qui filmaient dans la région de Homs. Les preneurs d’images sont particulièrement visés par le régime, certains ont même eu les yeux arrachés. La vidéo semble y faire allusion avec une comparaison entre l’objectif de la caméra et les yeux de ces activistes. Au début, l’image de chacun apparaît avec un déclic de photo et une inscription qui précise le nom et le secteur où ils opéraient. Ce dispositif, axé sur l’image fixe, vient graver leur action dans la mémoire. Des mots s’inscrivant sur des images prises par ces activistes rendent hommage à leur fonction particulière et à leur courage : « Ils ont filmé, ils ont documenté, ils se sont sacrifiés, ils ont affronté le danger, ils ont fait preuve de détermination, ils ont persévéré, ils ont défié, ils ont combattu. ». La vidéo se termine par un gros plan sur un œil dont la pupille forme une carte de la Syrie avec l’inscription : « Œil de la vérité… Nous ne vous oublierons pas. » Cette vidéo, réalisée par un groupe d’activistes qui a créé sa propre chaîne d’information, rend compte d’un réel professionnalisme et d’une imprégnation de la culture du clip et du spot publicitaire. Elle fait notamment penser aux spots de promotion des chaînes al-Arabiya et al-Jazeera.
modes d’action contestataires créatifs
La vidéo a également engendré de nouveaux modes d’action qui permettent d’exprimer publiquement son engagement sans s’exposer à la répression, comme dans le cas des sit-in à domicile, surtout organisés par des femmes. Ici, l’action privée reprend à son compte certaines pratiques propres aux manifestations : la date et le lieu sont précisés sur un encart et les protagonistes reprennent des mots d’ordre tel que « le peuple syrien ne fait qu’un », « Liberté », « Nous ne sommes pas des salafistes, ni des infiltrées ». L’un des slogans est même reproduit à partir d’une photo de manifestation, dont le sit-in se veut une déclinaison. Néanmoins, ce mode d’action spécifique procède d’une performance plus complexe. Celle-ci commence par une minute de silence en mémoire aux martyrs, puis les femmes chantent l’hymne national alors que la caméra montre les écriteaux disposant les slogans et des photos du martyr Hamzeh al Khatib, jeune garçon arrêté à Deraa et torturé à mort par les forces de sécurité. Elle zoome ensuite sur un écran de TV, autour duquel les protestataires ont formé deux rangs. C’est la télévision nationale qui retransmet des informations financières banales. Ce dispositif fonctionne comme un slogan visuel qui dénonce la campagne de désinformation du régime.
La créativité contestataire s’exprime aussi dans la rue, dans des zones moins exposées parce que reculées ou sécurisées par l’armée libre. Il s’agit alors de mettre en scène une performance qui utilise la satire et l’humour pour défier et discréditer le régime. Par exemple, les élections parlementaires du 7 mai 2012, considérées comme une mascarade par les protestataires, ont donné lieu à des parodies dans de nombreuses localités. À Idlib, des hommes ont glissé des bulletins de vote avec les noms des principaux responsables syriens dans une poubelle installée sur une place publique. À Deraa, on a organisé les élections des martyrs, chacun venant apposer une goutte de sang sur une affiche représentant une victime. À Hama, des habitants ont piétiné des portraits de Bachar al Assad préalablement tagués sur le sol et formant le mot « Dégage ». Certaines performances puisent directement dans le registre de la fiction, comme à Rastan où des habitants ont mis en scène l’arrivée de martiens appelés à l’aide. Les martiens viennent apporter des fleurs en plastique pour les martyrs de la ville. Sur le micro du présentateur, en forme d’os, on peut lire « Radio Ayez honte de vous-mêmes ». Cette performance hilarante dé-nonce l’inertie de la communauté internationale et l’absurdité de la violence du régime. Dans un style plus sobre, des activistes de la banlieue de Damas ont collé des avis de décès de Bachar al Assad dans un immeuble.
Les usages multiples et foisonnants de la vidéo par les acteurs de la révolution contrastent avec la platitude et la redondance des images du régime, figées dans leur funeste scénario. Fabriquées par les chaînes de télévision officielles, elles ont recours à des mises en scène grossières et abjectes, comme lors du massacre de Daraya, qui a eu lieu en août dernier. Une équipe de la chaîne al Dounia s’est immédiatement rendue sur les lieux, et ce en dépit de la supposée présence de terroristes, venant, de fait, signer le crime. Une jeune présentatrice arborant un gilet pare-balle et une manucure parfaite déambule parmi les cadavres. Elle interviewe une vieille femme, agonisante, qui gagne le droit d’être secourue devant les caméras pour avoir répondu correctement aux questions ! Des vidéos tour-nées par les soldats de l’armée régulière circulent également sur YouTube. La plupart montrent des actes de tortures. Certaines sont revendues à des activistes alors que d’autres sont diffusées dans le but de terroriser la population. Sur une vidéo, qui a beaucoup circulé, on voit des soldats forcant un manifestant à se prosterner devant un portrait de Bachar al Assad. Ces vidéos seront peut-être utilisées un jour par une Cour internationale pour punir les criminels. Pour l’heure, elles donnent à voir une barbarie dans toute sa fureur, qui s’acharne sur les corps et sur le sens. Au sein du combat asymétrique qui se livre entre les deux camps, les vidéos constituent une ressource précieuse pour les acteurs de la révolution. À nous de les regarder en face, pour ce qu’elles sont et pour ce qu’elles ont à nous dire du combat de gens ordinaires contre la tyrannie.
Notes
[1] Erving Goffman, La Mise en scène de la vie quotidienne, t. 1, La Présentation de soi, Les Éditions de minuit, 1973.