Carré rouge Québec

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Carré rouge contre un gouvernement qui, sous couvert d’imposer la « juste part », dépouille la jeunesse d’une éducation abordable, le pays d’un droit constitutionnel inaliénable — le droit de manifester — et le Québec d’une dignité démocratique. Les casseroles sur lesquelles frappent la nuit les étudiants au Canada sont une musique de résistance.

Historiquement, la couleur rouge symbolise la résistance. Au Québec, le carré rouge est revenu en force à l’automne 2004, lorsque le gouvernement libéral de Jean Charest a voulu faire passer la loi 57, réforme attaquant frontalement l’aide sociale. Les représentants du Collectif pour un Québec sans pauvreté portèrent, devant la Commission des affaires sociales de l’Assemblée nationale à Québec, un ruban adhésif rouge en forme de carré sur la poitrine, sur le cœur. Le carré rouge symbolise alors leur opposition à la réforme annoncée : ne faites pas saigner ceux qui souffrent déjà (la classe la plus démunie), arrêtez (feu rouge) cette loi. Au printemps 2005, le gouvernement du Québec annonce que 103 millions en bourse provenant de l’aide financière aux études (une division du ministère provincial de l’Éducation) seront supprimés et transformés en prêts. Les étudiants, majoritairement représentés par trois associations étudiantes : la Fédération étudiante collégiale du Québec (Fecq), la Fédération étudiante universitaire du Québec (Feuq) et la Coalition de l’association pour une solidarité syndicale étudiante (Cassé, aujourd’hui nommée la Classe, ajout du l pour large) portent alors le carré rouge. Les étudiants « y associent le slogan “Carrément dans le rouge”, symbole de l’endettement étudiant », et amorcent une grève qui durera huit semaines. Suite au long combat mené par les étudiants (grève générale illimitée, manifestations, etc.), ils parviennent à faire reculer le gouvernement sur les 103 millions de bourses qu’il désirait transformer en prêts. Ce conflit s’est par ailleurs réglé en excluant la CASSÉ de la table des négociations, créant ainsi des tensions entre les groupes étudiants. En 2007, le gouvernement Charest dégèle les frais de scolarité — alors gelés depuis 13 ans — afin d’appliquer une augmentation de 500 $ prévue sur cinq ans.

En mars 2011, le gouvernement libéral du Québec dépose officiellement son budget provincial 2011-2012 dans lequel il annonce que les droits de scolarité augmenteront de 75 % sur cinq ans. Cela signifie que le coût d’une année universitaire, excluant les frais institutionnels obligatoires variant pour chaque université, passera de 2168 $ en 2012 à 3793 $ en 2017. Le gouvernement demande aux étudiants de « faire leur juste part », une expression que la ministre de l’Éducation ainsi que le premier ministre utiliseront à outrance pour justifier la hausse des frais de scolarité. Face aux « Carrés rouges » qui s’opposent à la hausse, Beauchamp et Charest martèlent aux médias que « les étudiants veulent refiler la facture aux contribuables ». La hausse des frais de scolarité est justifiée selon trois enjeux : 1. les étudiants doivent faire leur « juste part » ; 2. les universités québécoises sont parmi les moins chères en Amérique ; 3. les universités ont besoin d’argent.

La Feuq, reconnue pour la crédibilité de ses recherches, s’oppose formellement à la hausse prévue par le Parti libéral car les raisons mises en avant par le gouvernement sont non fondées et/ou erronées. Après plusieurs tentatives et démarches auprès du ministère de l’Éducation et de ses représentants politiques, le gouvernement lui ferme la porte au nez : les étudiants ne changeront rien comme ils l’ont fait en 2005. Cette fois-ci, rien ne bougera. Le centre de recherche Iris se joint aux voix s’opposant à cette hausse et met en ligne le résultat de ses recherches qui détruit les arguments du gouvernement, qu’il nomme les « sept mythes sur la hausse des frais de scolarité ». Il met également en lumière les dangers sociaux de l’augmentation drastique des frais de scolarité, de même que la gestion des universités basée sur le modèle des entreprises, ce que le gouvernement favorise au détriment de l’université du savoir. La réaction étudiante au sein des institutions scolaires est également très vive. Plus d’un mois plus tard, près de 300 000 étudiants sont en grève à l’échelle provinciale.

La génération des étudiants actuels a mené un mouvement historique non seulement pour le Québec, mais pour le Canada. Jamais une protestation contre une décision gouvernementale n’avait autant mobilisé de citoyens dans la Province. Cette contestation, déclenchée à l’occasion d’une hausse des frais de scolarité universitaires, a pris des allures de combat contre les politiques néolibérales que le gouvernement libéral de Jean Charest, au pouvoir depuis plus de neuf ans, fait subir à la belle province. Depuis le début de ce que certains ont appelé le « printemps québécois » la mobilisation s’est concentrée contre les mécanismes néolibéraux et les nombreux scandales financiers qui lui sont liés. En dénonçant avec insistance la marchandisation de l’éducation, les acteurs de ce mouvement entendent s’affronter à la maladie qui ronge la démocratie.

un mouvement non violent déstabilisé par le pouvoir d’État

Du 16 février au 22 mars 2012, la grève se déploie d’une manière progressive pour atteindre un sommet historique de près de 330 000 étudiants ce 22 mars, date désormais symbolique de la première manifestation nationale, qui rassembla plus de 200 000 personnes dans le centre-ville de Montréal sans provoquer d’accrochage ni d’arrestation. Les contestations se sont corsées dès lors que la justice s’en est mêlée, entraînant des affrontements violents dans diverses régions de la province et des arrestations de masse (étudiants, civils et professeurs). Le tout dans un silence gouvernemental total. Le 15 avril, la ministre de l’Éducation affirme être ouverte à une discussion à condition que les associations étudiantes condamnent la violence. Un débat s’engage alors et retarde le début des échanges. Le 25 avril, après deux jours de discussion, la ministre accuse illégitimement l’une des associations d’avoir violé la trêve exigée pour les discussions et se retire de la table de négociation. Ce revirement injustifié de la part du gouvernement suscite une manifestation nocturne spontanée de plus de 15 000 personnes qui s’achève en affrontements violents avec les policiers. Depuis des manifestations nocturnes se tiennent quotidiennement dans les rues de Montréal. L’accumulation de ces manifestations et des altercations violentes devant les portes des universités et des Cégeps [1] mène à l’élaboration du projet de loi spéciale 78 (la loi 12 depuis son adoption par la Chambre) quelques jours après la démission de la ministre de l’Éducation et vice première ministre du Québec Line Beauchamp. Cette loi qu’Amnesty International et le Haut Commissaire aux Droits de l’Homme de l’ONU ont condamnée comme anti-démocratique est surnommée la loi matraque par les manifestants du fait du pouvoir décisionnel subjectif mis entre les mains des forces policières. Elle entend neutraliser tout soulèvement populaire (en interdisant les regroupements de plus de 49 personnes) et menace les individus, porte-paroles, représentants et syndicats participants à des manifestations d’amendes élevées (jusqu’à 5000 $ pour un individu et 125 000 pour une association, l’amende doublant à chaque récidive). Pour protester, le mouvement s’inspire de la mobilisation étudiante chilienne de 2011 et entame une vague de concert de casseroles qui prend une dimension sociale importante. En mai, pendant plus de deux semaines, les habitants de plusieurs quartiers sortent dans les rues pour des concerts improvisés en soirée. Le mouvement se répand à l’extérieur de Montréal dans quelques dizaines de villes. Le gouvernement défend sa loi sous prétexte de protection de la paix sociale et du droit à l’éducation en rendant obligatoire la tenue des cours alors que cette loi semble davantage être un moyen d’oppression populaire et défendre le droit de ceux qui peuvent se payer un diplôme, écorchant la démocratie au passage.

l’université traitée comme un entreprise, un déni de bien commun

Au fil de la contestation, et face à la surdité des pouvoirs publics, l’argumentation du mouvement se transforme et s’élargit. Le fil conducteur demeure la dénonciation de la marchandisation des universités. Le débat initial portait sur la mission de l’éducation québécoise : développer la connaissance et l’éducation ou valoriser la recherche commerciale dépendant du développement économique et de ses objectifs de productivité ? Depuis plusieurs années, le financement a favorisé l’aspect commercial, majoritairement en sciences « pures » et « appliquées ». Pour les militants, le problème n’est pas le montant des ressources financières, mais sa répartition, qui traduit un changement des priorités quant à la mission des universités. Les universités québécoises tendent de plus en plus à privilégier la valeur marchande des diplômes, et voient leur corps professoral se réduire au moment où augmente le personnel administratif. Alors que le gouvernement demande aux étudiants d’accroître leur endettement, les recteurs reçoivent d’énormes salaires. À titre d’exemple, le revenu annuel, primes comprises, du recteur de l’Université McGill est de 596 061 $, celui du recteur de Concordia, université anglophone de Montréal, à 502 666 $ (source : rapports annuels des établissements déposés à l’Assemblée nationale en novembre 2011 par le ministre de l’Éducation). En donnant une valeur marchande aux diplômes, en instaurant une dynamique d’entreprise (prix, système administratif lourd), la formation associée au diplôme devient de plus en plus instrumentale ; l’étudiant désire faire de l’argent le plus rapidement possible puisqu’il devient un client qui paye, exigeant un rendement. Selon le mouvement, cette évolution dénature l’aspect « bien commun » associé à l’éducation depuis 1963, année de publication du rapport Parent — conclusions de la Commission royale d’enquête sur l’enseignement au Québec — qui faisait de la facilité d’accès aux universités une priorité indépendante de l’origine sociale. La crainte des militants est cette perte de valeur académique au profit d’une valeur monétaire, ils en font donc le nerf de guerre de leur protestation.

Cette conversion du service public à une logique marchande a eu des coûts majeurs. Outre les salaires exorbitants des recteurs, traités comme des présidents d’entreprises estimés en fonction de leur « rendement », les universités québécoises se sont lancées dans des investissements immobiliers aux résultats désastreux. La collusion entre le pouvoir politique et l’exercice du pouvoir universitaire est devenue majeure. À titre d’exemple, 45 cadres supérieurs et membres de conseils d’administration de l’université Concordia ont fait des dons au parti libéral, lui fournissant ainsi 330231 $. En échange de quoi, les lois autorisent ce petit monde à bénéficier de privilèges (notes de frais exorbitantes pouvant concerner la vie quotidienne des intéressés, parachutes dorés) qui ne sont pas sans lien avec la hausse des frais d’inscription.

Or, l’État a diminué considérablement sa contribution au financement des universités, passant d’un apport de 87% au budget des universités en 1988 à 65,8% en 2009. Cette réduction a été compensée par deux augmentations : l’apport des étudiants (de 7,5% à 22%) et celui du privé qui a plus que doublé en passant de 5,4% à 12,2%. Le gouvernement actuel désire augmenter cette participation privée de 50%, accroissant ainsi la mainmise des entreprises sur le système public.

des richesses nationales vendues à l’encan

Pendant la crise estudiantine, le premier ministre Jean Charest a profité du Salon du Plan Nord le 20 avril 2012 pour présenter son projet économique d’exploitation des ressources naturelles dans le Nord du Québec. Contrevenant à la nationalisation des ressources énergétiques en 1962 avec la création d’Hydro-Québec (adoptée sous mandat référendaire, jamais modifiée), le gouvernement vend au rabais les richesses du Québec. Avec des investissements de 80 milliards sur 25 ans, dont seulement 33 sont pris en charge par le privé, M. Charest promet d’importantes retombées économiques. Le problème est que les revenus sont basés sur un principe de redevances sur les profits et non pas sur les ressources exploitées. Divers groupes s’opposent vivement à ce Plan, dont les environnementalistes, des économistes, les premières nations (les représentants des Amérindiens et des Inuits) et plusieurs partis politiques. Outre ce non-respect de la démocratie québécoise, le premier ministre a fait preuve d’arrogance avec des déclarations déplacées lors de son discours d’ouverture de l’événement. Alors qu’une manifestation se tenait aux portes du Salon, il a déclaré devant les gens d’affaires :

« Le Salon du Plan Nord que nous allons ouvrir aujourd’hui, qui est déjà très populaire, les gens courent de partout pour entrer [rires], est une occasion [rires et applaudissements, rire du premier ministre], est une occasion notamment pour les chercheurs d’emploi [rire de Jean Charest, rires de la salle]. Alors à ceux qui frappent à notre porte ce matin, on pourra offrir un emploi, dans le Nord autant que possible [rires et applaudissement de la salle]… »

Cette déclaration du premier ministre témoigne de son peu d’estime à l’égard des valeurs défendues par les manifestants, de son peu d’estime de la tradition démocratique nouée à la révolution tranquille du Québec.

la fabrique d’une classe sociale enrichie par la corruption et dotée de tous les pouvoirs

Le Québec connaît ainsi une vague de privatisation, de hausses des frais (impôts, permis de conduire, immatriculation, taxe sur la santé, trois augmentations de la taxe de vente provinciale — sorte de TVA québécoise — en trois ans, etc.) tout en atteignant une masse salariale ministérielle record avec une augmentation de 30% en six ans, et des primes de départ totalisant plus d’un million. Plusieurs scandales ont forcé des ministres à la démission. Le premier ministre recevait de son parti un salaire annuel supplémentaire de 75 000 $ depuis son arrivée en tant que chef en 1998, additionné à son salaire fourni par l’État. Une fois l’information rendue publique en 2011, il y a renoncé.

La famille Desmarais — l’une des plus nanties du pays — occupe une place omniprésente au Québec. Depuis l’accession au pouvoir de Jean Charest, qui est un ami personnel de la famille, l’État a eu plusieurs échanges avec l’empire Desmarais dont des membres ont des liens étroits avec Nicolas Sarkozy et George W. Bush. Un an après son élection, M. Charest change la loi concernant la Caisse de dépôt et placements du Québec (institution financière qui gère des fonds de régimes de retraite et s’alloue le pouvoir de nommer son dirigeant). En 2008, à la suite de pertes s’élevant à près de 40 milliards de la Caisse au terme d’ investissements effectués en dépit de l’opposition, son dirigeant, Henri-Paul Rousseau, est embauché par Power Corporation, société de gestion appartenant aux Desmarais. Sous le gouvernement libéral, la Caisse a investi la somme de 537 millions dans Power Corp. Officiellement, la famille Desmarais a participé à la caisse électorale du parti libéral pour 165 000 $ depuis 2000, montant maximal autorisé de contribution électorale par individu.

Le mouvement étudiant s’est acharné à rendre publiques toutes ces informations pour montrer que le gouvernement Charest des néolibéraux favorise les intérêts des entreprises en détruisant la volonté collective historique du peuple québécois. Les décisions gouvernementales actuelles avantagent une classe sociale précise au détriment des autres. Une université au service de la connaissance et du jugement critique devient alors un ennemi à abattre. Car chacun sait que la démocratie ne se fait pas qu’une fois tous les quatre ans dans les urnes, elle est continue ou à défaut il s’agit d’une gouvernance absolue…

Post-scriptum

Marc-Antoine Lévesque est doctorant en études cinématographiques à l’université de Montréal.

Notes

[1Collège d’enseignement générale et professionnel au Québec, ce qui correspond à nos établissements d’enseignement secondaire.