Vacarme 08 / Actualités

pour l’égalité des sexualités

par

Proposition de loi adoptée par l’Assemblée nationale relative au pacte civil de solidarité

Auditions publiques du 27 janvier 1999 : Sénat, salle Médicis (10h - 10h45)

J’interviens aujourd’hui en faveur du PaCS. Comme beaucoup, j’en vois pourtant les incohérences et les insuffisances. D’abord insatisfaisant, le projet est devenu, à force de négociations et d’altérations, insaisissable. Dans ce débat, la ligne de partage n’est donc plus à proprement parler entre ceux qui se déclarent favorables au PaCS, et ceux qui s’y montrent hostiles. Soyons clairs. Désormais, le choix politique qui nous est proposé est plutôt le suivant : se prononcer pour le PaCS, dans l’espoir d’aller au-delà, ou bien contre le PaCS, afin de rester en-deçà. Autrement dit, c’est dans l’intention d’encourager le mouvement, ou bien en vue de maintenir l’ordre. Pour les uns, « c’est déjà cela » ; pour les autres, « c’est encore trop ».

Je suis sociologue, mais si j’interviens aujourd’hui, c’est au nom d’un principe politique, et non pas scientifique : l’égalité. En France, dans les années 1980, le législateur a eu le courage et la sagesse d’avancer vers l’égalité des sexualités, en effaçant de la loi toute discrimination à l’encontre des individus fondée sur l’orientation sexuelle. Aujourd’hui, dans les années 1990, la question se pose en des termes nouveaux : pour avancer encore vers l’égalité des sexualités, il ne s’agit plus seulement de considérer les individus, mais également les couples. Demain, n’en doutons point, c’est un autre pas qu’il nous faudra franchir. Au-delà de l’individu, nous le voyons dès à présent, il y a le couple ; mais derrière le couple, comment ne pas le voir, c’est la famille qui se profile. Déjà, il devient difficile de croire que le refus de reconnaissance opposé aux couples de même sexe est sans rapport avec la discrimination ; bientôt, il deviendra malaisé de prétendre que les familles homoparentales ne sont pas des familles. Autrement dit, nous n’en avons pas fini avec l’égalité.

N’allons pas dire que le mariage et la famille n’ont rien à voir avec la discrimination homophobe : n’est-ce pas justement dans et par le mariage et la famille que nous apprenons que seule l’hétérosexualité serait légitime, puisque seule elle y a sa place ? Tous, ou presque, nous prétendons respecter les droits des homosexuels, et récuser la discrimination ; tous, ou presque, nous affirmons l’importance fondamentale du mariage et de la famille dans notre société ; et tous, ou presque, nous nous accorderions à refuser une place à l’homosexualité dans ces institutions qui sont au cœur de notre citoyenneté ? C’est donc, paradoxalement, parce que nous récusons tous l’homophobie que nous refuserions tous de voir la discrimination là où elle se joue. Pour justifier l’exclusion de l’homosexualité hors de l’enceinte sacrée du mariage et de la famille, quelles sont les fortes raisons qu’on oppose aujourd’hui au principe d’égalité ? Faute d’arguments politiques, c’est trop souvent aux sciences humaines qu’on emprunte leurs raisons.

Je l’ai dit, je suis sociologue, mais si j’interviens aujourd’hui, c’est donc aussi pour protester contre un usage abusif des sciences de la société ; c’est pour dénoncer ce que je propose d’appeler « l’illusion anthropologique ». La différence des sexes, on l’entend ici et là, serait le principe anthropologique qui fonde l’institution du couple, de la famille et de la parenté - c’est dire que la définition du couple, de la famille et de la parenté serait soustraite à la délibération démocratique, parce qu’elle serait fondée sur une détermination scientifique. En amont de la politique, ancrée dans un socle anthropologique qui ignore le changement, la différence des sexes s’imposerait à nous, non pas seulement comme une réalité (qui le contesterait ?), mais bien plus comme un principe - mieux, comme une loi, de la nature ou de la culture, peu importe : une loi anthropologique, en surplomb de nos lois politiques.

Or, les sciences sociales, nous en prenons davantage conscience depuis quelques années, sont bien loin de nous proposer des lois intemporelles : comme les sociétés qu’elles étudient, elles-mêmes sont traversées par l’histoire. C’est pourquoi il est impossible de proposer, du couple, de la famille ou de la filiation, quelque définition anhistorique : dans le temps et dans l’espace, les sociétés remodèlent les institutions qui les définissent. C’est là, me semble-t-il, la vraie leçon de l’histoire et de l’anthropologie, ou de l’anthropologie historique. Ce qui nous apparaît impensable à présent, c’est ce que nous n’avons pas encore pensé : ainsi des couples de même sexe, et des familles homoparentales. L’impensé a donc un pied dans le passé. Et sur ce point, les sociétés bougent parfois plus vite que les savoirs. Pourtant, le point aveugle de notre pensée, ne sont-ce pas précisément les préjugés, contre lesquels doit se construire la pensée rationnelle et donc la science ?

Surtout, quand bien même les sciences de la société, à la manière des sciences de la nature, nous proposeraient de telles lois, il me paraît essentiel de rappeler qu’en bonne démocratie, les lois de la science ne sont pas les lois de la République : le savant, pas plus que le prêtre, ne peut substituer son autorité à celle du législateur, ni imposer une vérité révélée, par la science ou la religion, à la délibération démocratique. Hier encore, les lois de l’Histoire nous empêchaient trop souvent d’appréhender la nature politique des phénomènes sociaux ; faudra-t-il qu’aujourd’hui, prenant le relais de « l’illusion historiciste », « l’illusion anthropologique » vienne nous imposer, pour mieux échapper, une fois encore, au choix proprement politique qui est le nôtre, de prétendues lois de l’anthropologie ?

Partout, toujours, nous dit-on, selon une logique universelle, les sociétés poseraient la différence des sexes au principe du couple et de la famille, de la filiation et de la parenté. Pourtant, de Melville Herskovits à Edmund Leach, en passant par Evans-Pritchard, la leçon de l’anthropologie n’est-elle pas, tout au contraire, qu’il faut renoncer à l’ethnocentrisme d’une telle définition ? En pays Nuer, et dans bien d’autres sociétés africaines, la femme riche et puissante est, socialement, comme un homme : aux yeux de la société, elle peut donc être un « père », et c’est bien sa place dans le lignage. C’est la logique de l’institution du « mariage des femmes », bien connue des anthropologues depuis les années 1930, et surtout 1950. Bref, il est des
exceptions.

Sans doute m’objectera-t-on, quitte à changer de logique argumen-taire, en renonçant à l’universalisme pour le culturalisme, que l’Afrique n’est pas l’Occident. De même, si j’emprunte mes exemples aux États-Unis d’aujourd’hui, où l’on débat d’une ouverture du mariage aux couples de même sexe, où des parents homosexuels sont depuis peu autorisés à adopter conjointement, on aura tôt fait de me répondre que la culture française n’a nul besoin d’un modèle transatlantique. Et de fait, ce ne sont pas des exemples que je donne en modèle, mais des contre-exemples que j’utilise comme outils critiques. Ailleurs, n’allons pas chercher à conforter nos préjugés, mais à remettre en cause nos évidences. L’anthropologie peut nous aider à penser ; elle ne doit pas nous en dissuader. Elle ne nous dit pas ce qu’il faut faire : rien ne nous oblige à imiter telle ou telle culture. Mais elle ne nous interdit rien, au nom de lois de la culture.

Resteraient alors, contre les variations culturelles, les invariants de notre culture - ce qu’on pourrait appeler la tradition française de la différence des sexes, aujourd’hui convoquée pour justifier l’inégalité des sexualités. Il est vrai que la relative tolérance que manifeste notre société face à l’homosexualité s’accompagne traditionnellement d’un refus de reconnaissance : le droit à l’indifférence dont s’enorgueillit le génie national, c’est aussi, le plus souvent, le devoir de rester discret, c’est-à-dire de se faire oublier, dans la pénombre du non-droit. Mais il ne s’agit pas seulement d’homosexualité : même dans notre société, la différence des sexes n’organise pas toujours la famille et la filiation.

Les célibataires peuvent adopter, les mères peuvent avoir des enfants sans père légitime. Si demain nous devions imposer la différence des sexes au principe de la famille, c’est à ceux-là aussi, et pas seulement aux couples homosexuels, qu’il faudrait fermer la porte - aux célibataires, on interdirait sans doute l’adoption, comme on leur interdit déjà le recours aux procréations médicalement assistées ; mais des femmes qui font des bébés « toutes seules », comme on le dit aujourd’hui, que ferait-on, après les avoir interdites de famille - sans parler de leurs enfants ? Bref, quel serait le coût social (et humain) d’un principe, la différence des sexes, que nous imposerait, non pas une détermination anthropologique, mais plutôt la volonté politique de fermer le mariage et la filiation à l’homosexualité - à tout prix ?

De l’histoire, faute de lois, nous pouvons du moins tirer des leçons. En conclusion, j’en proposerai trois.

Première leçon. Il y a un siècle, les intellectuels nous ont appris que l’affaire Dreyfus, ce n’était pas seulement l’affaire d’un Juif, ni même des Juifs : c’était l’affaire de tous - il en allait de la chose publique. N’allez pas croire aujourd’hui que défendre le PaCS, et au-delà l’ouverture du mariage et de la famille aux homosexuels, ce soit seulement leur affaire, leur problème. Sinon, aux lobbies homosexuels, porteurs d’intérêts particuliers, il suffirait d’opposer l’intérêt général, quitte à le confondre avec les discours homophobes. En réalité, refuser de poser la différence des sexes au
principe du couple et de la famille, c’est aussi récuser un modèle qui singe la reproduction biologique, en la confondant avec la filiation sociale. Autrement dit, c’est un modèle « naturel » de la famille - tout comme, il y a un siècle, de la nation - qu’il nous faut aujourd’hui épouser, ou répudier.

Deuxième leçon. Du mouvement américain des droits civiques, qui réunissait dans les années 1960 des Noirs, bien sûr, mais aussi, en moins grand nombre, des Blancs, j’ai pour ma part retenu la conviction qui les inspirait : tant que tous ne seraient pas libres, nul ne serait libre. A fortiori, aujourd’hui, tant que tous ne seront pas égaux, tous seront inégaux : prenons au sérieux ce truisme. Il nous faut donc redéfinir la citoyenneté, indépendamment de la sexualité, comme alors indépendamment de la couleur de peau. Et c’est l’affaire de tous. Comment imaginer que seuls les Noirs, ou les homosexuels, prendraient au sérieux la liberté, ou l’égalité, valeurs universelles - autrement dit, que les autres ne se mobiliseraient que pour défendre leurs intérêts particuliers ?

Troisième et dernière leçon. Il y a plus de trente ans, en France, c’est de contraception que l’on débattait. Certains en étaient alors convaincus, c’était tout l’ordre des sexes et de la sexualité qui était menacé. Ils n’avaient pas tout à fait tort : la société s’est profondément transformée ; mais elle ne s’est pas effondrée, en dépit des prophètes de malheur. Aujourd’hui, il nous paraît difficile d’imaginer qu’on ait pu se mobiliser contre cette liberté élémentaire. Dans un peu plus de trente ans, peut-être nos enfants, nés de couples hétérosexuels, pour la plupart, mais aussi de mères célibataires, pour certains, adoptés par des personnes seules, pour d’autres, ou bien parfois issus de couples homosexuels, auront-ils peine à imaginer qu’on ait pu se battre en France, à la fin du second millénaire, pour prolonger, quelques années encore, l’inégalité entre les sexualités, au nom de la différence des sexes. Ces enfants et leurs enfants nous demanderont demain des comptes de nos engagements d’aujourd’hui.