el menfi (l’exilé) — extraits
par Mohamed Rouabhi
La pièce El menfi (L’exilé) de Mohamed Rouabhi a été créée dans une mise en scène de Nadine Varoutsikos le 21 juillet 2000 à Ramallah, en Palestine. Elle sera jouée en Janvier 2001 à Épinay-sur-Seine, en France.
Premier extrait. Aubervilliers. 17 octobre 1961. 19h50
L’intérieur d’une maison en bois, dans le bidonville. Une femme enceinte dîne avec ses enfants.
DJAMAL Maman pourquoi y mange pas avec nous papa ce soir ?
LA MÈRE Ton père va venir.
DJAMAL Il travaille ?
LA MÈRE Il travaille. Après il vient. Mange.
Un temps.
DJAMAL Maman ?
LA MÈRE Quoi.
DJAMAL Non rien.
LA MÈRE Quoi, qu’est-ce qu’y a ?
DJAMAL Rien rien...
NADIA Moi je sais...
DJAMAL Tais-toi toi on t’a pas sonnée.
LA MÈRE Parle pas comme ça à ta sœur.
DJAMAL Mais c’est elle elle a qu’à s’occuper de ses oignons celle-là !
LA MÈRE Ça suffit Djamal. Tais-toi !
DJAMAL Je m’en fous quand papa va arriver je vais lui dire.
NADIA Gna gna gna je vais lui dire gna gna gna
LA MÈRE Bon arrête-toi aussi t’es grande tu vas t’y mettre ?
Ils mangent tous les trois en silence.
DJAMAL J’ai plus faim.
LA MÈRE Si t’as plus faim alors tu vas te coucher.
DJAMAL Non.
LA MÈRE Comment çà non.
DJAMAL Je veux attendre papa.
LA MÈRE Tu le verras demain. Vas te coucher.
DJAMAL Je veux mon cadeau.
LA MÈRE Quel cadeau ?
DJAMAL C’est mon anniversaire.
LA MÈRE Non, c’est demain ton anniversaire.
DJAMAL Oui mais moi je voulais mon cadeau tout de suite.
LA MÈRE Eh ben tu l’auras demain ton cadeau. Papa est allé le chercher. Il sera là quand tu seras couché.
DJAMAL Tu m’as dit qu’il était au travail.
LA MÈRE Il était au travail et après il est parti te chercher ton cadeau et après il va venir et il faut que tu dormes et demain tu auras ton cadeau quand tu te réveilleras chéri allez, au dodo.
Djamal se lève précipitamment.
LA MÈRE Attends attends où tu vas comme çà !?
DJAMAL Je vais aller me coucher...
LA MÈRE Tu dis même pas au revoir... ?
Il sort en courant. Un temps. Nadia mange. La mère est silencieuse.
NADIA Pourquoi tu lui as dit çà ?
LA MÈRE Quoi ?
NADIA Pourquoi tu lui as dit que papa était allé chercher son cadeau ?
LA MÈRE Parce que c’est vrai.
NADIA Alors c’est à moi que tu as menti.
LA MÈRE Je ne t’ai pas menti chérie. Ton père est allé chez Nordine chercher un camion en bois que ton oncle a fabriqué. C’est tout.
NADIA Je croyais qu’ils étaient allés à la manifestation ?
LA MÈRE Oui. Il m’a dit qu’il passait chez Nordine, qu’il prenait le jouet de ton frère, qu’ils allaient faire un tour comme ça à la manifestation et qu’après ils rentreraient. Il y a eu des problèmes de métro peut-être. Ca arrive toujours. Il va pas tarder.
Un temps. Nadia mange sa soupe. Elle regarde sa mère.
NADIA Maman
LA MÈRE Oui.
NADIA S’il va arriver, alors pourquoi est-ce que tu t’inquiètes... ?
LA MÈRE Tu comprendras plus tard ma chérie. Quand tu auras un homme à la maison, quand tu auras des enfants à la maison. Tu verras, tu t’inquiéteras le jour et la nuit. C’est comme ça. Dieu me pardonne on est comme ça nous. On s’inquiète toute notre vie après. Toute not’ vie on a peur pour ses enfants, pour son mari. Tout le temps. À chaque fois qu’ils sont dehors, on peut pas s’empêcher de se faire du mauvais sang. C’est la vie. Quand tu as un homme dehors, tu peux pas, y faut que tu te fasses de l’inquiétude.
NADIA Maman ?
LA MÈRE ...
NADIA Quand est-ce qu’elle va finir la guerre ?
LA MÈRE Tu vas te mettre à poser des questions tout le temps comme ton frère maintenant ? Allez, t’occupe pas de ça. C’est pas des choses pour ton âge. Finis ta soupe et va me chercher de l’eau dehors pour ma vaisselle. Dépêche-toi chérie je peux pas me tenir debout j’ai mal aux jambes mon Dieu.
Elle s’asseoit sur une chaise. Nadia avale sa soupe, se lève et sort. Un temps, elle revient avec un sceau d’eau.
NADIA Maman viens voir.
LA MÈRE Quoi qu’est-ce qui se passe ?
NADIA Viens voir.
La mère se lève péniblement et va jusqu’à la porte.
NADIA T’as vu y pleut.
LA MÈRE Allez viens rentre.
NADIA C’est quoi cette lumière là-bas ?
LA MÈRE Je sais pas. C’est peut-être une fête.
NADIA Une fête ?
LA MÈRE Je sais pas non j’en sais rien. Rentre le linge accroché dehors et ferme la porte, je suis fatigué je vais faire ma vaisselle.
NADIA Laisse je vais la faire moi. Vas te coucher.
LA MÈRE Traîne pas.
NADIA Oui oui... Maman ?
LA MÈRE Je suis fatiguée ma chérie...
Nadia prend sa mère dans ses bras, lui embrasse le ventre et sort dehors. La mère reste un instant debout. Elle prend le seau d’eau le repose et disparaît. Une rumeur monte doucement...
Deuxième extrait. France, petite couronne
Dans la rue. Muhammad est assis sur un banc. Il mâche un chewing-gum. Il rit tout seul en feuilletant un journal. Des enfants jouent au ballon. Des jeunes filles passent, poussant un caddie. D’autres transportent des courses dans des sacs Carrefour. Un peu plus loin, des jeunes gens jouent avec un téléphone mobile. Nadia passe dans la rue. Muhammad lève les yeux sur elle.
MUHAMMAD Mademoiselle !
NADIA .... ?
MUHAMMAD Excusez-moi mais j’aimerai que vous me rendiez un service. Est-ce que c’est possible ?
NADIA Écoutez, je n’ai pas beaucoup de temps...
MUHAMMAD Venez. Non, n’ayez pas peur venez, venez j’aimerais juste que vous lisiez cet article et que vous me disiez ce que vous en pensez. C’est possible ?
NADIA ...
MUHAMMAD C’est gentil merci. Je sais que souvent les journalistes n’aiment pas beaucoup lire leurs confrères.
NADIA Pardon ?
MUHAMMAD Vous êtes bien journaliste à la télévision non ?
NADIA Oui.
MUHAMMAD C’est très bien pour nous çà d’avoir des gens placés un peu partout dans les médias, dans les affaires, etc. Le jour où il y aura une opportunité, on sera là pour en profiter et prendre les rennes. Faut prendre modèle sur les Juifs. Eux ils ont bien réussi leur affaire.
NADIA Qu’est-ce que vous entendez par nous ?
MUHAMMAD Nous, nous, les musulmans.
NADIA Ah...
MUHAMMAD Vous pensiez à quoi ?
NADIA À rien...
MUHAMMAD Quand je disais nous vous pensiez à quoi ?
NADIA Je pensais... enfin je pensais aux Arabes. Parce qu’on me l’a déjà dit, c’est pour ça, c’est tout.
MUHAMMAD Non, pas du tout. Vous savez, les Arabes aujourd’hui ne valent plus rien. Il n’y a plus rien à tirer d’eux. La discorde, la jalousie, la trahison. Si vous regardez le vingtième siècle, vous verrez que les Arabes ne sont arrivés à rien de bon. Avant, le mot Arabe était synonyme de vaillance, de courage, de poésie et de foi. Les Arabes inspiraient la crainte et le respect. Aujourd’hui, c’est une insulte.
NADIA Vous regrettez ce temps-là ?
MUHAMMAD Je n’étais pas né. Cela ne me regarde pas.
NADIA Vous qui connaissez un peu l’histoire, vous savez ce qui s’est passé le 17 octobre 1961 à Paris ?
MUHAMMAD Il y a eu une manifestation d’Algériens. La police a chassé tous ceux qui avaient une tête d’Arabe. Ils en ont jeté dans la Seine. Ils en ont égorgé dans la cour de la Préfecture de Police. Ils en ont pendu d’autres au Bois de Vincennes et même dans le métro qu’ils ont fermé avec l’aide de la RATP, ils en ont tué encore quelques-uns comme des rats.
NADIA Vous m’impressionnez...
MUHAMMAD Je sais tout des victoires des Arabes mais plus encore de leur défaite.
NADIA Mon père a disparu cette nuit-là.
MUHAMMAD Vous avez eu de la chance.
NADIA Pardon ?
MUHAMMAD Vous avez eu de la chance d’avoir un père. Moi, le mien, n’a jamais existé. Cela aussi, c’est une grande défaite.
NADIA Écoutez, je suis désolée mais je n’ai pas beaucoup de temps alors si vous voulez je peux vous laissez mes coordonnées et nous pourrons continuer cette discussion plus tard...
Un temps. Il la regarde dans les yeux.
MUHAMMAD Non, je crois que ce n’est pas la peine.
NADIA Je ne comprends pas...
MUHAMMAD Ne cherchez pas à comprendre, allez-vous en pendant qu’il en est encore temps.
NADIA Vraiment je ne sais pas, si je vous ai blessé ou si...
MUHAMMAD Allez-vous en. C’est beaucoup plus simple.
Nadia se lève et s’éloigne tout en jetant des regards étonnés à Muhammad.