« Des enfants qui ne dérangeaient pas du tout les enseignants » rencontre avec Bruno de Halleux, Jean-Luc Gillet & Marie-Françoise Lisen, de l’Antenne 110*
Fondée il y a quarante ans, l’Antenne 110 a inventé sa pratique. Elle l’a construite dans un radical contrepied des positions de savoir : nul ne sait rien, ou si peu, des immenses difficultés de ces enfants, ni d’ailleurs de celles de leurs parents. Quelques appuis théoriques, une attention aiguë au moindre repère offert par l’enfant font point de départ. L’aventure est fragile, intensément consciente de son dénuement. Mais elle se soutient d’une confiance résolue dans le travail à plusieurs.
L’antenne 110, établissement de rééducation conventionné pour recevoir des enfants souffrant de « troubles envahissants du développement » et de « troubles graves de la personnalité », loge dans une grande et jolie maison située à Genval, à une vingtaine de kilomètres de Bruxelles. Un mardi de la fin de l’été, nous y sommes attendues. La Drève des Magnolias qui la longe est en travaux. À la fenêtre un garçon absorbé suit les mouvements de la pelleteuse. Le lieu accueille habituellement dix-huit enfants de quatre à douze ans, une petite dizaine seulement en ce moment charnière entre deux années scolaires. Deux ou trois, tout sourire, viennent nous embrasser, nous toucher, nous regarder. Les autres nous ont repérées de loin. La maison est vivante et désordonnée. Au rez-de-chaussée une cuisine, des bureaux, des espaces d’activité ; à l’étage des chambres, une salle à manger, d’autres lieux d’activité ; sous les toits des ateliers, l’un équipé d’une imposante batterie, l’autre d’ordinateurs. On entend des rires et des cris, des bruits de travaux. Il fait beau.
« L’histoire de l’Antenne a démarré dans les années 1970 avec un psychanalyste, Antonio Di Ciaccia [1], qui, dans l’école d’enseignement spécialisé où il travaillait, avait repéré des élèves au fond des classes qui ne dérangeaient pas du tout les enseignants, mais qui n’étaient pas du tout non plus dans le cours. Ces enfants étaient laissés-pour-compte, il a décidé de créer une institution pour eux. C’était pour la plupart des enfants autistes.
« Lui-même était en analyse à Paris. Au départ son projet a été porté, semble-t-il, par les courants de Tosquelles, Oury, Dolto. Mais très vite il s’est défait de ces influences, comme de celles de la thérapie institutionnelle, pour mettre sur pied une institution qui s’est révélée très originale, unique même peut-être. C’est là qu’a été formulée cette fameuse « pratique à plusieurs », dont le ressort premier est l’inversion du rapport au savoir : celui-ci n’est pas donné préalablement, il se découvre dans la clinique avec les enfants. Di Ciaccia n’engageait pas des spécialistes en autisme mais des gens qui avaient envie de travailler avec des enfants insensibles à l’offre éducative. Cette pratique fait écho à la position qu’énonce Lacan : « ne pas jauger le fou en termes de déficit et de dissociation des fonctions [2] » ; ces enfants ont beaucoup à nous apprendre, pour peu qu’on trouve les bonnes passerelles.
« À l’époque les psychanalystes pensaient que l’institution devait imploser ou exploser. Mais Antonio avait l’idée que sa place de psychanalyste était de construire cette pratique à plusieurs : les enjeux de la clinique, du savoir, du transfert, du travail avec les parents devaient dessiner un cadre adéquat à la prise en charge de la psychose infantile et de l’autisme.
« En 1986 une convention passée avec l’Inami [3] a permis d’engager plus de gens. Nous avons déménagé et quitté Waterloo pour venir ici à Genval.
« Depuis 2007 la durée de séjour des enfants est limitée à trois ans, le conventionnement avec l’Inami l’impose. On peut demander qu’un enfant bénéficie d’une quatrième voire d’une cinquième année, mais il faut que d’autres partent plus tôt pour que la moyenne reste de trois ans. On raisonne maintenant en coûts/bénéfices : si au bout de trois ans de ce que l’Inami appelle une « rééducation intensive et pluridisciplinaire » il n’y a pas de résultat selon ses critères, à savoir une réintégration dans le système scolaire et familial, il ne serait pas justifié de payer un coût de journée aussi élevé. Mais pour certains, de fait, il n’y a pas de réintégration possible. Où peuvent-ils aller si ce n’est dans un centre équivalent au nôtre, lui-même conventionné par l’Inami ? Le point positif est pourtant que cette limite nous a stimulés. Nous sommes plus exigeants, plus attentifs à être actifs dans nos interventions. Bien sûr c’est paradoxal, car on ne peut pas prévoir l’adhésion des enfants. Mais il est vrai que plus on intervient vite, plus les chances de mobilisation de l’enfant surgissent.
diagnostics
« Pour que les enfants soient reçus ici, il faut qu’il y ait un diagnostic d’un pédopsychiatre extérieur.
« Ce diagnostic se réfère au CIM-10 [4]. Sept ou huit de ses items nous concernent : les troubles de la conduite, les troubles compulsifs, la schizophrénie infantile, les troubles du spectre autistique…
« La plupart des enfants sont pris dans « troubles envahissants du développement » mais c’est une étiquette très large, tous n’ont pas les mêmes difficultés. Certains ne parlent pas ; d’autres sont en retrait, en difficulté avec l’autre ; d’autres parlent et sont dans le lien social, mais parfois en façade, dans une sorte de discours « copier-coller ». Leur point commun est d’abord d’être rejetés de l’école.
« Au début de l’Antenne c’étaient des enfants autistes qu’on classait dans le type 1 (« débile ») ou 3 (« perturbateur »), mais ce diagnostic posé par un psychiatre était de type phénoménologique et basé sur une ou deux consultations. Il fallait alors ensuite poser un autre diagnostic, qu’Antonio appelait « de structure » : repérer comment l’enfant maniait le langage, comment il s’y retrouvait. Ainsi on a pu repérer que certains n’étaient pas autistes. On avait des hypothèses fortes, comme l’idée que lorsqu’un enfant arrive à passer d’une identification à une autre, se montre souple dans le processus de l’identification, on n’est pas dans le champ de l’autisme. Nous, les éducateurs, avions à offrir des points auxquels ils puissent s’identifier. Antonio nous disait : « Faites des choses qui vous plaisent, car ce qui vous plaît à vous a plus de chances d’accrocher le désir de l’enfant. » Non pas « faites ce que vous voulez », mais « faites ce par quoi vous êtes pris ». On a eu des ateliers de tous styles. La construction de montgolfières, de voiturettes — nous avons été marqués par le signifiant italien dans l’équipe — : des « Maserati » et des « Ferrari » qui dévalaient la pente. Un atelier poules, avec un poulailler… Parfois cela prenait, on repérait des enfants qui accrochaient. Mais c’est parfois plus complexe. Je me souviens d’un enfant qu’on avait pris pour un névrosé parce qu’il racontait des histoires de « papa, maman », « être le plus fort », « faire l’amour », etc. Pourtant il ne progressait pas, et on a fini par comprendre qu’il en imitait d’autres. Il avait repéré que cela intéressait les adultes, alors il reproduisait. Il était enthousiaste mais sans logique dans ce qu’il faisait. Dans les activités d’ateliers, il donnait le change, mais sans comprendre réellement ce qui se passait. On a mis plus d’une année à saisir que le diagnostic n’était pas juste.
les ateliers
« Nous proposons actuellement aux enfants des ateliers psychomotricité, piscine, escalade, vélo, trottinette, gymnastique, « piste de santé », cheval, et des activités à contenu pédagogique : graphisme, écriture, logique mathématique, ordinateur, bibliothèque, « poupées et soin du corps », comptines, menuiserie, création d’objets, de marionnettes, peinture, découpage-collage, musique, piano, batterie, dessins animés, jardinage, playmobils, et des classes d’accueil pour les nouveaux.
« Ces ateliers ont quatre objectifs : cerner et dénouer les impasses de l’enfant, développer sa psychomotricité, enrichir ses outils de communication et d’adaptation sociale, favoriser son accès aux apprentissages. Leurs orientations peuvent être plus pédagogiques, thérapeutiques ou sportives, mais chacun recouvre ces différents aspects.
« Chaque année en septembre a lieu une « journée de rentrée » où nous faisons le point sur les difficultés et les points d’accrochages de chaque enfant, de façon à déterminer l’offre d’ateliers qui aura le plus de chances de croiser quelque chose de son désir — « le plus de chances », car c’est imprévisible ; on peut penser qu’un enfant doit être inscrit en psychomotricité, ça ne marchera pas forcément. Ce sont donc des paris. Chacun a son « programme » particularisé de trois ateliers par jour, variant selon les jours de la semaine, et un horaire, qu’il garde normalement toute l’année.
« L’enfant doit trouver de façon immuable, dans sa grille horaire, les mêmes adultes, les mêmes enfants, les mêmes ateliers, disait Di Ciaccia. On vérifie chez nous que ce n’est jamais très immuable, les adultes peuvent être absents, les enfants peuvent changer. Mais certains se repèrent très précisément et connaissent la grille horaire mieux que nous. Et il est intéressant de voir qui transgresse ou ne transgresse pas, se retrouve en classe alors qu’il devrait être à la cuisine… Tout un jeu peut se mettre en place.
« En équivalents temps plein l’Antenne compte dix-huit personnes, un adulte pour un enfant. En pratique on compte plutôt dans les ateliers un éducateur pour trois enfants (aidé souvent d’un stagiaire) car il y a les heures de nuit, l’administration, les médecins, la direction… Par rapport aux services résidentiels pour jeunes [5] nos taux sont élevés, pas loin du triple. La prise en charge dans notre centre coûte cher. Mais c’est ce qui nous permet de travailler.
« Travailler avec un projet pré-défini n’est pas possible avec ces enfants. Il faut demander sans demander, faire des détours, avancer des offres puis voir comment ils accrochent. Même dans un groupe de trois enfants, chacun prend l’atelier à sa façon et le détourne. Même quand on travaille seul avec l’un d’eux, le « trop de présence » peut être délicat, intrusif ou persécuteur pour lui. Ce qui exige d’être, là aussi, dans une forme de « pratique à plusieurs », de « faire un monde » : on essaye de faire vivre les autres, de ne pas parler en son nom propre, ne pas exiger des choses, pour tempérer un peu la relation transférentielle, qui peut être délicate.
« Quand on amène une idée trop fermée, bien souvent l’enfant la rejette. La difficulté est de proposer une offre riche qui soit en même temps trouée, qui permette à l’enfant de la subjectiver à sa façon. Un jour, un atelier cabane a été mis en place. Un groupe était parti en forêt, chacun des enfants était censé participer à la réalisation. Mais l’un d’eux n’en faisait rien. Quand soudain un éducateur lui a trouvé un nom : « l’architecte ». L’enfant s’y est alors mis, entièrement. L’offre doit pouvoir devenir autre chose que ce qu’elle était prévue au départ. Il faut ce soutien très actif de l’intervenant.
le jour, la nuit
« Sur les dix-huit enfants, treize sont internes et cinq externes. Le choix dépend au départ des familles. Certaines n’en peuvent plus et ne veulent que l’internat, mais d’autres n’imaginent pas ne pas voir leur enfant chaque jour. Parfois nous acceptons l’externat mais une fois le lien entre l’équipe, l’enfant et la famille consolidé, au bout d’un an ou deux, nous proposons l’internat pour la fin du séjour. Cela permet un travail plus intensif. Le lever, le coucher, se laver les dents, préparer à manger ensemble sont des moments aussi importants que l’atelier de psychomotricité ou la classe. C’est cela aussi la pratique à plusieurs, on l’a vérifié. Les stagiaires découvrent souvent que c’est au moment où ils sont le plus distraits, le plus préoccupés par autre chose qu’un enfant dira un mot, une phrase. Un jour un enfant mutique, dont je n’avais jamais entendu la voix, m’a parlé très clairement. Mais il s’est tu dès que j’ai réalisé qu’il parlait…
« Le week-end les enfants sont chez leurs parents. C’est une limite de l’Antenne : à 15 heures le vendredi ils rentrent dans leur famille, jusqu’au lundi matin. Mais les parents peuvent si besoin téléphoner et demander de l’aide. Il est arrivé que je reçoive vingt coups de téléphone en un week-end. Par ce biais on peut parfois aider à une organisation de la journée pour que la maman puisse s’y retrouver avec son enfant, qui est dans une espèce de réel brut où ça se passe très mal. Il arrive aussi qu’on se déplace. Mais une des conditions d’entrée est que l’enfant ait un lieu d’accueil le week-end. Et ces retours nourrissent le lien avec les parents.
les enfants entre eux
« — C’est compliqué. Ces enfants ont de grosses difficultés à vivre avec d’autres et on les met tous ensemble. Certains repèrent très vite ce qui peut faire exploser un autre. On a eu un enfant qui avait repéré ce que nous appelions un « mot-bombe » pour un autre. C’était le mot « bébé ». Il le prononçait et l’autre explosait. Ou bien il injuriait sa mère. Et l’autre explosait. Certains sont agressés par le simple fait d’être regardés : nécessairement, l’autre qui les regarde leur veut du mal. Cette année on a beaucoup travaillé avec un enfant sur le fait que regarder peut vouloir dire beaucoup de choses. Mais il fallait chaque fois tenter de désamorcer — avec un léger déplacement, quelques mots, une pointe d’humour — la réaction parfois violente qu’il avait quand on le regardait. Si on n’y parvenait pas, les coups partaient. C’est très difficile. Pour certains on fait des ateliers plus calmes, plus prenants aussi. L’atelier cheval par exemple. Chaque enfant y a son cheval.
« C’est vrai qu’on a pris le parti qu’ils soient ensemble. Certains enfants arrivent ici sans aucun lien social. Parfois un peu avec des adultes, mais certainement pas avec d’autres enfants. C’est une chose qu’on doit travailler.
« Mais il y peut y avoir aussi émulation. Dans l’atelier « classe », où vont les enfants qui ont dit oui à l’apprentissage, où on commence à apprendre des choses, l’un va parfois se mettre en chemin du seul fait d’être dans le groupe, ou d’être pris par la dynamique de l’animateur. Le même atelier pour lui seul n’aurait pas marché.
« Ce n’est pas simplement l’effet d’une identification à l’autre enfant qui se met à travailler. Dans cet atelier le côté extrêmement désirant de notre logopède (orthophoniste) est assez incroyable. L’enthousiasme qui la porte fait qu’elle ne laisse jamais tomber : chacun, quel qu’il soit, doit parvenir à lire et à écrire, ne peut que passer par ce chemin-là. Même si le goût ou la pulsion du savoir ne s’est pas encore mise en route chez certains enfants, ce désir soutient l’émulation. Et le désir lui-même de la logopède est soutenu, semaine après semaine, par nos réunions hebdomadaires, où le travail de chacun est exposé à l’ensemble de l’équipe et repris, questionné, analysé...
leurs parents
« On rencontre les parents tantôt à leur demande, tantôt à la nôtre, pour rendre compte du travail et des impasses qu’on a rencontrées avec leur enfant.
« Pour les écouter aussi, car ils ont beaucoup de choses à nous apprendre. C’est un échange. Mais il est très variable. Certains demandent à nous voir tous les quinze jours, d’autres le demandent très peu, voire pas du tout, c’est nous qui insistons un peu. Ils sont parfois surpris de notre proposition d’échange. Mais un lien se crée au fil du temps, au fil des trois ans, que nous pourrions appeler de confiance réciproque.
« On a dit au revoir, la semaine dernière, à un petit garçon qui est resté quatre ans. La maman nous a remerciés dans une lettre : pour l’accueil que nous lui avons réservé à elle et son fils, mais aussi parce qu’elle ne s’est pas sentie jugée. Il a fallu ces quatre années pour qu’elle parvienne à le dire ; au début elle nous évitait clairement.
« Il arrive que certains parents, en parlant de l’enfant, parlent de la place qu’il occupe dans leur logique, dans leur fantasme, et qu’ils mettent cela au travail. Mais c’est rare. En huit ans il m’est arrivé deux fois que des parents viennent pour parler de leur enfant, puis que cela bascule et qu’ils viennent pour parler d’eux.
que deviennent les enfants — après l’Antenne ?
« Certains enfants « réussissent » à réintégrer le système scolaire, selon le critère de l’Inami. Certaines écoles publiques prennent des autistes parlants, qui ont une scolarité normale. D’autres acceptent les enfants dits de type 2 (débilité moyenne et profonde), mais nous essayons d’éviter de tels lieux, quand ils ne proposent que de l’« occupationnel ». L’enseignement spécialisé est plus adéquat. Nous essayons de faire en sorte que les enfants y intègrent les niveaux les plus élevés, par exemple le type 8, qui accueille les enfants qui ont des problèmes de dyslexie. Mais nos enfants sont souvent entre deux catégories. Et actuellement on ne trouve plus de place dans certains types d’enseignement, notamment à Bruxelles.
« On a eu un enfant ici, un vrai autiste, qui ne s’intéressait au départ qu’à jeter des petites pierres dans les flaques d’eau. Peu à peu il s’est attaché au langage à partir de personnages de Walt Disney, puis il est passé de ces personnages (les lapins, etc.) aux personnages de la réalité (les lapins dans la nature, etc.). Quand il nous a quittés il construisait son monde. Certes, il avait plus de mal avec l’abstraction, avec des concepts comme la justice ou la tristesse, mais nous pensions qu’il pouvait aller en enseignement spécialisé, grâce à cette curiosité qui venait de lui. Mais dans ce genre de classe, l’enfant doit s’adapter aux règles de l’enseignant et de l’école. Or il avait de telles façons d’être et de faire — il lui fallait toucher la tête, les épaules des autres — que les autres élèves ne le supportaient pas. Il a donc été placé dans un centre équivalent au nôtre. C’est désolant. C’est pour cette raison que nous essayons d’avoir un pôle scolaire à l’intérieur du centre.
« Pour les enfants qui ne peuvent pas reprendre l’école, il faut parfois deux ans pour avoir une place en institution. L’Inami en principe ne laisse pas tomber les familles, accepte de prolonger de six mois en six mois les séjours, mais récemment des enfants ont été remis dans leur famille. Il semble que ce soit aujourd’hui la pente… Les questions d’argent sont complexes ici, la sécurité sociale est fédérale tandis que les écoles sont communautarisées.
réunions hebdomadaires
« Quand quelque chose nous paraît difficile, on essaie de l’éclairer avec des lectures, de voir en quoi la théorie vient rendre compte de la clinique qu’on rencontre.
« L’ensemble de l’équipe se retrouve une fois par semaine, pour des séminaires cliniques ou théoriques qui ont lieu en alternance tous les quinze jours. Le séminaire dit théorique est orienté par un thème — l’année dernière il était consacré au petit Hans, l’année précédente aux psychoses, cette année, ce sera « Le savoir et l’enfant [6] ». Les séminaires cliniques en revanche sont centrés sur un enfant, le travail avec ses parents, le chemin qu’il fait, ses points d’impasse, la pertinence des ateliers programmés en début d’année... Puis dans une seconde partie on parle tous ensemble des difficultés rencontrées pendant la semaine, au quotidien.
« Chaque séance est préparée par l’un d’entre nous, sur la base d’un petit texte. Et on chemine. Avec nos découvertes, ce qui se passe, les avancées de l’enfant. C’est très mobilisant. Il n’y a pas un savoir qui viendrait écraser celui qui présente ; on est plutôt à la découverte de ce qu’il a trouvé avec l’enfant, et dans le soutien de ce qu’il élabore. Personne ne dit : « Tu dois faire cela. »
« De fait, un savoir se construit, clinique ou théorique, mais on reste toujours tout nu devant l’enfant. On ne l’a jamais compris une fois pour toutes. Ça ne cesse d’être remis sur le métier.
« Cette mise en commun est aussi une façon de se délester de son savoir concernant un enfant. Car on se rend compte que l’un fait un tas de choses avec un adulte, alors que dans un autre atelier il ne montre pas ce qu’il sait faire. Mettre cela en commun en réunion, essayer de comprendre pourquoi, cela relance chacun.
la « pratique à plusieurs »
« — Il y a mille modalités de pratique à plusieurs. C’est d’abord une pratique de parole qui touche à une énonciation, un positionnement, comme le disait Lacan dans son Discours aux psychiatres, et qui porte encore la marque du désir de Di Ciaccia. Qui donne cette forme d’élan, ce désir de se coltiner quelque chose d’extrêmement compliqué jour après jour, et cet effet d’ambiance… Ainsi, j’ai appris ce matin qu’Amir avait été intégré au chantier, qu’il était monté dans la pelleteuse et que tout le monde le connaissait déjà : c’est ça la pratique à plusieurs, il n’y a pas que les thérapeutes, il y a les ouvriers communaux qui ont travaillé quelque chose avec lui, et pour que ça s’invente il faut une certaine liberté de l’équipe, savoir saisir l’occasion.
« On n’arrête pas de se former. Se former c’est cette ouverture au savoir théorique et au moment clinique que l’enfant nous indique. Faut-il faire une analyse pour être dans la pratique à plusieurs ? On voit bien que non. Mais on voit bien aussi qu’il y a quelque chose de cet esprit analytique qui permet à chacun de sortir de son narcissisme, d’accepter d’être troué par l’autre, un peu dé-situé de la place qu’il voudrait occuper. Beaucoup de stagiaires sont étonnés de découvrir la façon dont ça circule ici. Cet effet est lié au renvoi de la parole, qui circule comme un ballon dans une équipe de football.
le bord, les mots
« Il faut aussi dire que l’Antenne est très liée au Champ freudien, à la Cause freudienne et à l’enseignement de Jacques-Alain Miller. Ainsi la pratique à plusieurs s’est enrichie d’une clinique développée par Jacques-Alain Miller à partir de Lacan qu’on pourrait appeler la sinthomisation [7]. Sinthomiser pourrait être forcer le trait du symptôme, pour en faire ici un appui, une construction, lier d’une manière inédite ce qui est délié. On sait depuis longtemps que nos enfants ont du mal à donner à une phrase le sens que nous lui donnons. Pour eux, le sens peut être différent. Pour beaucoup le deuxième signifiant d’une phrase, qui pour nous s’articule au premier [8], est un signifiant tout seul, délié. On travaille donc à un développement progressif de ce signifiant tout seul : plutôt que l’articuler il s’agit de le complexifier… Amir, par exemple, faisait des gribouillis sur des feuilles de papier. On ne repérait rien. Mais un intervenant a remarqué qu’il terminait toujours par une ligne venant enserrer ces gribouillis, comme un bord. Il a alors eu l’idée de travailler avec l’informatique et de lui proposer Google street. L’enfant s’est mis à explorer différents lieux, le chemin d’ici à chez lui, puis à d’autres lieux. Il a développé un réseau. Qui n’a pas à proprement parler de sens ni de logique apparente, mais qui s’est complexifié. Et cela a eu des effets d’apaisement, de pacification. Il explore des chemins dont il marque maintenant les noms (la maison de papa, la maison de maman…). L’intervenant nomme ensuite ce qui pourrait valoir comme un deuxième signifiant pour l’enfant : « Tu fais le chemin de l’Antenne 110 à la maison de ton papa ». Si Amir parvient à accrocher à cela, il sera parti vers le langage. Aujourd’hui, l’enfant attend l’intervenant ; il parle de plus en plus, même si on peine à le comprendre.
la voix
« Éric Laurent a avancé cette distinction structurale selon laquelle dans la paranoïa ce qui est persécutant c’est l’autre, dans la schizophrénie c’est le corps, mais dans l’autisme c’est la voix qui fait obstacle : l’enfant autiste se protège de l’énonciation. Jean-Claude Maleval a repéré quant à lui que, quand un autiste parle, il parle pour ne rien dire. Assumer « l’objet voix » dans son dire est extrêmement difficile pour un enfant autiste, tant dans sa réception que dans son émission. S’il y a demande, on l’a vu, d’emblée l’enfant la rejette, il faut faire des détours pour proposer sans trop faire jouer l’objet voix. Il arrive qu’on parle par le biais d’une chansonnette, avec une voix extrêmement réglée ; certaines choses peuvent être dites de cette façon. Du côté des enfants, la rétention de la voix n’est pas du tout un problème anatomique : ils peuvent parler, chanter, parler — quand on n’est pas là. Un jour j’ai surpris l’un d’eux devant les photos affichées au mur, en train de dire les noms des autres enfants. C’était sidérant, je ne l’avais jamais entendu parler et il disait parfaitement tous les noms, et là aussi, dès qu’il m’a vu, il s’est arrêté.
« On pourrait dire bien des choses sur la question du corps. L’une de nos questions est, qu’est-ce qui fait limite pour un enfant autiste entre son corps et le corps de l’autre ? On repère parfois que le corps de l’autre est un prolongement du sien propre. Par ailleurs ils viennent interroger tout ce qui fait orifice, tous les trous du corps, la bouche, les yeux, les oreilles, l’anus ; chaque trou peut être l’objet d’une intense exploration.
« Et pourtant du lien se crée, peu à peu, de manière chaque fois variable. Une stagiaire un jour m’a demandé : « Y a-t-il un enfant autiste à l’antenne ? » Quand, étonné, je lui ai demandé pourquoi, elle m’a dit être surprise de la façon dont tous, d’une façon ou d’une autre, étaient en lien avec quelqu’un de l’équipe. Les positionnements font que chacun se lie en effet et qu’il y a dialogue. Pas nécessairement avec les mots, mais ils nous disent des choses. Et nous avons à les entendre.
Post-scriptum
* Respectivement directeur thérapeutique, psychologue et pédopsychiatre.
L’Antenne 110 a récemment publié : « Quelque chose à dire » à l’enfant autiste. Pratique à plusieurs à l’Antenne 110, ouvrage collectif dirigé par Bruno de Halleux, Paris, éditions Michèle, 2010.
Notes
[1] Antonio Di Ciaccia a fondé l’Antenne 110 en 1974 et a été son directeur thérapeutique. Lui ont succédé Virginio Baïo en 1990 et Bruno de Halleux en 2004.
[2] Jacques Lacan, « Présentation des Mémoires d’un névropathe » [1966], in Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 214.
[3] Équivalent belge de la Sécurité sociale française.
[4] Ou Classification statistique internationale des maladies et des problèmes de santé connexes, dixième révision. La CIM est un équivalent du DSM, davantage utilisé en Belgique qu’aux États-Unis. La CIM 10 est maintenant utilisée en France en pédopsychiatrie et remplace la CFTMEA (Classification française des troubles mentaux de l’enfant et de l’adolescent ), d’inspiration psychanalytique.
[5] Structures d’accueil et d’hébergement relevant du secteur du handicap, en région wallonne.
[6] En préparation de la Journée d’étude organisée par l’Institut de l’Enfant : http://www.lacan-universite.fr/?p=4158.
[7] Ancienne orthographe de symptôme, reprise par Lacan dans le Séminaire XXIII : « Le sinthome, dit-il, c’est de souffrir d’avoir une âme ».
[8] On considère en effet que c’est le deuxième signifiant qui donne le sens du premier : c’est l’articulation de l’un à l’autre qui fait que la phrase prend sens ; si les signifiants restent disjoints, le sens ne se construit pas.