Vacarme 62 / Cahier

La folie, de près et de loin

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« Fou que je suis. Fou que tu es. Fous que nous sommes. » La comptine des fous n’est pas seulement la mascarade des créateurs de l’académie au XIXe siècle, elle est aussi rempart contre toutes les solutions totalitaires et contre tous les trous d’air politiques et sociaux. Aujourd’hui, quelle comptine pour dire l’urgence de s’enseigner de la parole et de l’invention de la folie ? Variations, à grands pas, à partir d’un mythe amérindien.

Au troisième chapitre de L’Origine des manières de table, Lévi-Strauss raconte un très beau mythe amérindien, aux multiples et singulières versions, celui du voyage en pirogue de la lune et du soleil. C’est un voyage périlleux, entre monde pourri, si l’on se rap-proche trop de la lune, et monde brûlé, si l’on se rapproche trop du soleil, entre silence et vacarme, entre trop près et trop loin. De ce mythe, il tire en partie la splendide morale amérindienne qu’il énonce en conclusion de ce même volume III des Mythologiques : morale de la bonne distance qui, loin de se soucier de l’insécurité du sujet, préfère s’inquiéter des grands équilibres de la nature et de l’espèce, et donc pense « le monde avant la vie, la vie avant l’homme ».

Prenons ce beau mythe et cette forte morale comme un vade mecum assez sage de notre rapport actuel au fou. On ne peut pas trop s’en rapprocher, on s’y brûle, on s’y défait ; on ne doit pas trop s’en éloigner non plus, sauf au risque de la sécheresse de cœur et d’âme, du monde pourri du silence de l’esprit. Loin de la folie, il n’y a peut-être ni amour, ni lien, ni œuvre. Notre rapport aux fous, aux psychotiques, ne peut être qu’un rapport de près, de loin, de rapprochement et de mise à distance.

Et pourtant toute notre époque semble nous en-joindre à nous en éloigner comme jamais. Il n’y a plus de Van Gogh, de Nerval, plus de Joyce, d’Artaud, de Roussel pour nous faire honte de notre normalité, névrotique ou perverse. Il n’y a plus de romantisme des enfants de Bonneuil ou des artistes cintrés de La Borde cherchant dans la folie même d’autres manières de vivre. Les psychiatres et les psychanalystes éclairés crient aujourd’hui à la honte de l’abandon et de l’exclusion des fous et des hors-normes. Mais avant de comprendre ce qu’ils disent pour eux et pour leurs patients, il est peut-être important de comprendre ce qu’ils disent pour nous : en quoi vaut-il encore la peine, après tant d’écrits, tant d’expériences à l’échelle politique et historique, de se rapprocher des fous, de chercher dans une proximité distante à apprendre de leur mode d’être si singulier ?

Rappelons ce qui est apparu à beaucoup comme une évidence, d’Érasme puis Pascal à Foucault, Lévi-Strauss ou Lacan : une société comme une individualité qui refuse toute proximité avec la folie, qui ne supporte pas que le fou soit d’abord un « frère », c’est-à-dire presque soi-même quoiqu’avec une autre logique de l’existence, est une société qui se rapproche à grands pas du « monde pourri » des Amérindiens, monde sans amour, sans vie, mort. Mais pour-quoi ? Que peuvent nous apprendre plus précisément les fous à travers cette juste recherche d’une « bonne distance » qu’ils exigent de chacun ?

Un peu d’histoire

La psychose est le nom donné en 1845 par le médecin viennois Ernst von Feuchtersleben à l’aliénation mentale. Son étymologie grecque, de psyché (esprit, âme) et osis (maladie), place la folie du côté d’une maladie de l’âme ou de l’esprit, ce que le romantisme allemand, avec son goût pour l’irrationalité, l’inconscient, la sexualité défend. Un courant opposé, inspiré des Lumières, cultive l’espoir d’une explication scientifique aux troubles mentaux. Pris dans ces lectures qui n’ont cessé de s’opposer, et parfois aussi de se conjuguer dans ses traitements, le « fou », celui qu’au Moyen-Âge on disait « dépourvu d’esprit » — un ballon rempli d’air — dérange le monde, la société des hommes, y ouvre la brèche de l’inattendu et de l’intraitable, de ce qui tord la norme, de façon ordinaire ou spectaculaire, et pose la question de comment nommer et comment faire avec ce bâton qu’il met dans la roue de l’ordre des choses.

À partir de la seconde moitié du XIXe siècle, la psychiatrie, devenue branche de la médecine, développe des approches organicistes et construit une nosographie où décrire, classer, ces maladies de l’esprit et leurs symptômes, accompagnés ou non de délires, de prostration ou de hurlements, de violence vers soi ou vers l’autre. La névrose, déplacée dans le champ de la neurologie, réintègre la psychiatrie portée par le regain d’intérêt que suscite Freud avec la psychanalyse à son égard. Dès lors l’abord psychopathologique des névroses et psychoses nuance les points de vue organicistes ; les descriptions s’affinent pour distinguer les psychoses (manies-dépressives, mélancolie, paranoïa, paraphrénie, schizophrénie et autisme qu’aujourd’hui on ne place plus parmi les psychoses). La psychanalyse ouvre une perspective inédite en cherchant à éteindre le feu du furor sanandi (fureur à soigner) contre lequel Freud mettait en garde, en démontrant en quoi le délire est lui-même une tentative de guérison. Loin de L’extraction de la pierre de la folie du crâne du patient peinte par Brueghel, ce qu’il est proposé d’extraire ce sont les dires du patient, et à l’intérieur même de ces dires, ces petits bouts de savoir à partir desquels quelque chose peut se rapiécer.

L’évolution récente des DSM (Diagnostic and statistical manuel of mental disorders, les bibles de la psychiatrie) III à V (le DSM II reprenait encore la grande différenciation névrose-psychose), en reléguant le terme de psychose, promeut une approche biologique des symptômes psychotiques sans tenir compte de l’indispensable apport de cette longue ré-flexion psychopathologique, de son tranchant et de l’appui théorique qu’elle constitue. Le vocabulaire du DSM (la publication du DSM V soulève de vives ré-actions y compris chez Allen Frances, rédacteur du DSM IV qui le qualifie de « désastre absolu » pour la psychiatrie) rend lisible la consolidation d’un nouvel « ordre de la santé mentale » sous influence de l’industrie pharmaceutique. La prolifération de nouvelles catégories à traiter aboutissant à ce que plus de la moitié de la population souffre d’au moins un trouble mental — plus de 365 pathologies sont recensées. Son avers est la dilution des diagnostics remplacés par la description des troubles (bipolaires, délirants, hyperactifs, anxieux, périodiques de l’humeur, addictifs, etc.) gradués sur l’échelle de la santé mentale. Quelles en sont les conséquences pour des générations de psychiatres pris dans cette orientation ? Produire des actes de plus en plus techniques, réduire la place de la rencontre avec le patient, suturer l’espace de l’interlocution avec celui qui pâtit ? Faire taire la folie ?

Si la découverte des traitements neuroleptiques a permis d’effectuer un pas considérable contre la souffrance psychique, si les dispositifs sociaux d’aides ou d’allocations constituent des béquilles nécessaires, le savoir-y-faire des lieux d’accueil, attentif à l’expression de la souffrance et de l’angoisse, en maintenant ouvert un intervalle pour les mots et les inventions du patient, reste le garant de ce qu’il soit possible à chaque sujet de trouver comment conjuguer ces différents paramètres pour que la vie lui soit supportable ; de ce que le traitement ne vise pas à faire taire.

Leçons de folie

Revenons alors à notre question initiale. Puisqu’il est essentiellement question dans cette histoire de sauve-garde du sujet, quel est son envers pour la subjectivité de chacun ? Quelles leçons, aussi modestes et précaires soient-elles, peut retirer chacun, c’est-à-dire pas seulement le fou et son psychiatre ou son psychanalyste mais n’importe qui, à s’approcher de ces formes de souffrance parfois insondables et terrifiantes mais qui ne se réduisent jamais qu’à cela ?

La première leçon est certainement une leçon de morale. La folie, c’est d’abord ce qui peut se soigner, ce dont on peut prendre soin et dont il faut prendre soin sans cesse, mais ce qui ne peut ni se guérir, ni se comprendre complètement. Or chercher à faire avec ce point d’impossible, c’est d’emblée dénoncer les rêves enfouis de « solution finale » qui ne hantent pas seulement les âmes malades de tyrans génocidaires mais toutes les âmes d’un monde essentiellement voué à la positivité et à la réussite. De ce point de vue, on n’a peut-être jamais eu autant besoin des fous et de leurs ratages pour subvertir ce monde qui supporte de moins en moins l’échec, l’absence, la digression.

La deuxième leçon est sans doute une leçon d’imagination créatrice. Car la psychose oblige à in-venter et à créer sans cesse pour parvenir à s’écarter de ce trou dans le réel et dans le langage qui menace à tout moment de les engloutir. Le rapport entre création et folie n’est certes pas nouveau, c’est même en un sens un topos de la psychiatrie du XIXe siècle (voir Frédéric Gros, Création et folie, Une histoire du jugement psychiatrique, Puf, 1997). Simplement, au lieu de chercher le travail de la folie dans le génie artistique novateur, pour le plus grand bénéfice de tous les académismes, il est bien plus intéressant de voir le travail de la création au cœur de la folie ordinaire. Ce n’est pas toujours du grand art, ça tient parfois à rien, un mot-valise, une combinatoire de quatre sous, un jeu curieux, mais c’est toujours inattendu, et ça marche, ça tient debout, au moins pour un moment — enfin la création pensée à hauteur d’homme et dé-pouillée de ses derniers oripeaux théologiques, c’est-à-dire une création qui ne soit plus là pour assurer de l’ultime possibilité d’un salut ou d’une rédemption mais pour permettre de vivre encore un peu en bricolant avec les quelques mots ou les quelques objets encore disponibles.

De ce point de vue, Foucault allait peut-être un peu vite quand, dans son Histoire de la folie à l’âge classique, il déterminait cette dernière comme « absence d’œuvre », « manque de sens », « carence de mots », laissant l’œuvre du côté des artistes et des penseurs qui n’étaient que des « ponts » vers cette absence ou cette carence radicale. Certes quand Hölderlin, Nietzsche ou Nerval deviennent fous, leur œuvre majeure est derrière eux, mais cela ne signifie pas qu’ils ne créèrent absolument plus rien et que le travail de l’œuvre autour de l’absence d’œuvre était complète-ment éteint : quelques bribes poétiques, un peu de musique, quelques dessins pour tenter une dernière fois d’exorciser la magie, c’est à certains égards bien plus poignant, plus radicalement humain. Même le rien est sans doute encore question d’invention, au moins de découverte. « Ne rien faire, quel filon » écrivait Beckett.

Enfin l’ultime leçon de la folie est peut-être une leçon d’amour. « Tous les gens n’ont de charme que par leur folie » disait Deleuze dans l’Abécédaire, et les « vrais » fous nous obligent peut-être à prendre cette idée au sérieux. C’est-à-dire prendre au sérieux non seulement le fait que, très loin de tout rêve de fusion ou d’harmonie préétablie, on ne peut jamais aimer l’autre qu’avec ses espaces inconnus, insaisissables, à jamais incompréhensibles, et pourtant créateurs d’agencements imprévus, mais encore l’idée qu’il y a quelque chose d’insupportable et d’insensé dans l’amour et qu’aimer en vérité c’est apprendre à faire avec cet insupportable et cette absence de sens. Les fous seraient ainsi les détenteurs de ce secret immémorial qui s’apprend dans les comptines de l’enfance avant de se fracasser trop vite sur les récifs de la vie quotidienne : il n’y a qu’une seule alternative, aimer à la folie, ou pas du tout.