Vacarme 62 / Cahier

Parades des vivants sur Treme, saison 1

par

Treme, série réalisée par David Simon (The Wire). Comment vivre après Katrina à Tremé, au cœur de La Nouvelle-Orléans ? Plus qu’un ouragan, Katrina a rendu possible l’ensevelissement délibéré des coutumes, des maisons, du monde, de la musique, de tout ce qui faisait dans la ville la vie précieuse : celle des Blancs, Indiens, des Afro-américains et des Cajuns. La parade des vivants dans Treme : c’est la mesure de la marche et du verbe rythmée par le cinéma pour qu’en musique, en image, ça puisse revivre, un jour, peut-être.

Parade One — on commence par les jambes

Au milieu des rues sinistrées de la Nouvelle-Orléans, peu après les premiers accords de Treme saison 1, Antoine Batiste fend la foule pour prendre la parade en cours de route, attaquant subito du trombone avant même d’avoir réglé la cadence de son pas. Retard, mauvaise attaque, mais il a une excuse. Il habite un appartement provisoire à l’autre bout de la ville, quartier de Gentilly, où il a été relogé, relégué, comme beaucoup d’autres depuis que Katrina a réduit sa maison en bouillie, il y a quatre mois de ça. Et Batiste était sacrément pressé de retrouver la parade organisée par les clubs de Tremé — la première depuis le grand déluge —, histoire de faire du bruit, de montrer qu’on est bien là, revenus, qu’on se permet d’insister, qu’on reprend le terrain.

La remarque le cueille comme une boutade, une vanne en manière de salut : « Depuis quand tu fais la parade ? On commence par les jambes, mon vieux ! » — les jambes d’abord, et ensuite va pour la musique. L’ordre est d’importance. L’attaque, c’est le pas. On ne pourrait retenir de Treme que cette forme-là, ce sidewalk. Le décrire ici, à défaut de le faire : disons qu’il s’agit d’une progression en crabe, croisé-croisé diagonal, enchaînement de contraposto où le déséquilibre se corrige par le déséquilibre suivant. Un marcher-danser très articulé, marquant un temps d’arrêt sur le côté, aussitôt suivi d’une relance au côté opposé. Et tout le corps de suivre, bras levés et baissés en contrepoids, portant accessoires divers selon les occasions : instruments, canettes, oriflammes quand la parade est festive ; ombrelle, mouchoir, portraits de disparus dans son versant funèbre. Ainsi avancent les paradeurs, dans les rues bordées de maisons aux toits envahis par la mousse, aux fenêtres murées de planches, aux murs portant encore la trace de la montée des eaux. Partagé, circulant des uns aux autres, le pas donne la mesure. À l’eau qui a tout emporté, brisant les digues trop fragiles, il oppose une résistance métrée.

Il suffirait, allez savoir, de maîtriser un tel pas pour pouvoir s’affirmer du cru. Micro-motif, cellule répétée, il est l’unité, la mesure zéro de l’appartenance. À travers la Nouvelle-Orléans et le quartier qui lui donne son nom, Treme pose une question insistante : par quoi se définit l’identité d’un lieu ? Et cette autre question, qui en découle : que veut dire, qu’engage le fait de se vivre, aujourd’hui, comme de la Nouvelle-Orléans ? On répondra que ce sont là questions de forme. Un lieu s’arpente avant toute chose, et l’arpenter à sa juste mesure, c’est traduire dans le corps ou la langue son rythme, sa ponctuation, ses articulations. En poésie, on appelle ça le mètre. Pour New Orleans, ce serait le groove d’une ville. En cherchant à produire la mesure, ou l’unité de souffle, qui traduisent au plus près le rythme d’un lieu, en extrayant en quelque sorte la forme latente imprimée dans sa glèbe, les poètes américains modernes ont inventé une forme particulière d’arpentage, à la fois défrichement et déchiffrage d’un territoire. Dans Au grain d’Amérique de William Carlos Williams, on trouve cette étrange comparaison entre produire des rails de chemins de fer et faire des vers. À propos de Poe, Williams écrit qu’il inaugure « un style issu des conditions locales », revenant paradoxalement à « sacrifier la richesse du cadre grandiose ». Dans Paterson, ample cycle poétique consacré à la ville éponyme, Williams, dont le travail sur le mètre et le souffle résonne avec les expériences jazz bop de l’époque, fait sienne la démarche identifiée chez Poe : pour faire l’histoire d’un territoire américain, soit réinventer une écriture « locale », il procède par articulations neuves, travaille ce mètre particulier qu’il appelle le variable foot, définit le souffle qui soit au plus près de l’idiome autochtone, de la prosodie propre au lieu. Risquons de dire que l’entreprise de Treme reproduit à sa façon le geste poétique de Williams, consistant à cerner l’identité d’un lieu en se calant sur sa mesure propre. Les dernières cadences de Paterson, par le rythme dansé de leur pied indien, par la charge affective qu’elles emportent, sont comme un écho passé au sidewalk de New Orleans :

Taïaut ! Taïaut !

Nous ne savons rien et ne saurons jamais rien

sinon

danser, danser sur une mesure

à contre-point,

Satyriquement, ce pied tragique.

music on the side

La musique dans Treme joue presque en continu, on l’attrape au milieu d’une séquence, pour la quitter sans prévenir et rejoindre une autre scène, une autre répétition. La musique est partout, mais elle n’est pas première. Elle constitue une modalité de l’existence, le fond nécessaire où s’opèrent d’autres gestes. C’est ce que dit en blaguant le trompettiste Kermit Ruffins, grand adepte de barbecue devant l’éternel, et fondateur du Barbecue brass band : « I’m a master chef — I play music on the side. » Milieu sonore, la musique permet surtout des opérations de montage et de collage permanents. Sur fond de Stan Getz, Albert Lambreaux sépare et dispose consciencieusement les plumes, coud une à une les perles du costume dont il se revêtira en big chief pour la parade indienne de la Saint-Joseph. Dans la cuisine de Janette, chef cuistot, la percussion des casseroles se superpose à du vieux R’n’B deep south. Quand d’autres chefs débarquent à l’improviste, Janette revoit son plan de bataille et concocte au dé-botté un menu qui va les clouer sur leur chaise. « You’re my chef for ever », lui lance le sous-chef Jacques, Haïtien dont la voix voilée (on se demande si le cast de la série ne s’est pas fait avant tout sur le critère des voix) sonne comme un hapax instrumental. « My kitchen, my music, cousin », dira ailleurs Jacques à un autre cuisinier.

Unité rythmique, phrasé, pied variable, ajustable. Les séquences, dans Treme, se résument souvent à une chorégraphie de gestes, entre canevas et improvisation. Le tout est d’inventer à mesure, en mesure. En se réappropriant et déclinant le répertoire de gestes et de pratiques communes, les personnages de Treme entrent en résistance contre les décisions planifiées de l’extérieur, et se retiennent constamment de sombrer dans la colère brute. Dans le contexte de la Nouvelle-Orléans post-Katrina, où les pouvoirs publics semblent tout faire pour empêcher les populations pauvres et noires de revenir et s’acharnent à vouloir gommer ce qui fait la singularité du lieu, cette politique des gestes opère une subjectivation en acte contre une logique politique principalement subie.

Parade Two — Katrina Tour

« La Nouvelle-Orléans ne sera plus jamais la même » : cette phrase revient comme une antienne, circulant d’un personnage à l’autre, résignée, sous le feu de la colère, associée à tous les affects possibles. Le « I just want my city back » hurlé par Davis à la face d’un flic qui le moleste est la version rageuse d’une demande de réparation pas seulement matérielle. Treme saison 1 est habité par le deuil et la disparition. De ce qui s’efface, de ce qu’il reste à sauver, l’enjeu est moins de préserver la trace que de relancer la pratique dans l’ici et maintenant. Pas de danse, phrases musicales, préparation du roux pour le gumbo, etc., les gestes, par la répétition partagée, deviennent rituels, circulant des morts aux vivants. Dédoublés, ils témoignent d’eux-mêmes par eux-mêmes, rappelant aux vivants qu’ils les avaient, il n’y a pas si longtemps, partagés avec les disparus.

Treme veut témoigner d’une résistance individuelle et collective contre la destruction plus ou moins programmée d’un monde. Mais documenter ce qui tend à disparaître, c’est courir le risque d’entériner sa disparition, le figer en musée, en réserve. L’intelligence de Treme est sans doute d’avoir voulu placer son regard au cœur de cette contradiction, qui consiste à montrer un lieu en effacement, contraint de se soustraire aux regards extérieurs pour ne pas se réifier, mais risquant la disparition à ne pas être regardé. Vice de forme possible de tout documentaire (Treme est une série de fiction, mais sa dimension documentaire est réelle) : comment et où poser son œil pour ne pas contribuer à transformer en tombeau ce qu’on appelle, par son témoignage, à maintenir vivant ? Lorsqu’un vieil « Indien » — s’entend : un Mardis gras Indian, Afro-américain paradant au carnaval et à la Saint-Joseph — est retrouvé mort après des mois, coincé sous une barque, les membres de la tribu se rassemblent dans une rue de Tremé pour célébrer ses funérailles au son des chants et tambourins. Passe un bus de touristes barré du sigle « Katrina Tour ». Aubaine : les passagers sortent leurs appareils photos. Question du chauffeur intrigué : « Vous faites quoi ? » Réponse de Big Chief Lambreaux, visage fermé : « Passez votre chemin. »

Comment faire une série sur New Orleans qui échappe au « Katrina Tour » ? Une œuvre non pas sur le lieu, mais du lieu ? Treme s’est vu reprocher par certains, à la Nouvelle-Orléans, d’avoir, à rebours de ses visées, contribué à précipiter la transformation de la ville en parc d’attraction exotique pour touristes en mal d’authenticité. Pourtant, grâce soit rendue à la série de s’être colletée avec cette pente muséifiante. À travers ses personnages, d’abord, qui sont autant de positions possibles, sou-vent contradictoires, sur ce que veut dire préserver l’héritage. Au « It’s historical preservation » de ses voisins, couple homo argenté installé dans une mai-son retapée de Tremé, berceau incontesté du jazz, Davis rétorque « No, it’s gentrification. » Davis est blanc, fils de riche, faux musicien, mais totalement identifié à l’esprit de Tremé — de tous les quartiers noirs américains, dit-il, « le plus important du point de vue de la musique » —, au point de se fictionner lui-même noir et pauvre et distribuer du « negro » à tout va (ce qui lui vaudra un coup de poing de la part d’un type qu’il a négligé de renseigner au préalable sur sa construction subjective). Davis n’est jamais loin du faux ni du grotesque, mais son appartenance au lieu, telle qu’il la vit, n’est pas moins légitime qu’une autre. D’ailleurs, il s’apercevra bientôt que ses voisins sont tout aussi calés que lui sur la culture musicale de New Orleans. Le meilleur gardien de l’héritage néo-orléanais, c’est M. Toyama, Japonais, fan tendance freak qui connaît par cœur tous les featurings des disques enregistrés par les brass bands locaux et apprendra à Antoine Batiste que la mort de son professeur de trombone a fait la Une des journaux spécialisés du Japon, quand elle est passée inaperçue ici. C’est dire combien l’identité de New Orleans ne se perpétue que par détours, se construit d’origines croisées, appelle reprises et réinterprétations continues. New Orleans est un standard reconduit en covers.

Parade Three — c’est levee !

Ça ne marche pas toujours. Le volontarisme forcené de Davis trouve son pendant dépressif dans les oraisons funèbres sur la « ville au rêve suspendu, paradis perdu », postées sur Youtube par Cray qu’envahit le deuil impossible de ce qui « ne sera plus jamais pareil ». On peut aussi échapper à la mélancolie en changeant de décor, déplacer la reprise ailleurs. C’est Chef Janette, qui rend son tablier pour aller cuisiner créole à New York. Sauf que Treme aurait jeu trop facile à adopter la fuite, qu’elle autorise à quelques-uns de ses personnages. « Les déserteurs n’ont pas droit à une danse », dit Toni vers la fin de la saison 1. On l’entendra comme un rappel que la série s’adresse à elle-même. Forme de persistance radicale, la parade est le motif récurrent trouvé par Treme pour échapper au tombeau. Dans les cortèges, y compris dans les second lines, funérailles en musique emmenées par la figure spectrale du grand marshall, le vif saisit le mort. Au Krewe du Vieux, parade érigeant la raillerie et l’obscène en mot d’ordre, on voit Cray défiler avec femme et enfant déguisés en spermatozoïdes sous la banderole « éjaculation obligatoire ». La devise du Krewe, cette année-là : « C’est levee [1] ! » Le thiase antique n’est pas loin.

Sans le moment réflexif de ses parades, Treme ne serait sans doute qu’une émouvante chronique, avec les impasses qu’on a dites. Par elles, la sortie hors de l’aporie testimoniale est pour un temps assurée. Car la mise en spectacle de soi est une technique de lutte efficiente. Convertir son propre corps en représentation — par le masque, le déguisement, les plumes — faire de soi-même son objet d’exhibition, en s’inventant les généalogies qu’on veut, permet d’échapper à l’effacement tout en se dérobant à la cryogénisation du regard extérieur. Relance de la communauté par le spectacle de soi, la parade sus-pend la distinction dedans/dehors. Acteurs et spectateurs se confondent et s’échangent, le spectacle de-vient son commentaire, et réciproquement. La ré-appropriation du regard extérieur dessine un horizon de fierté ; de l’importance de s’admirer soi-même. Mais de l’importance aussi de se compter, de faire le point sur ses forces. Ce n’est pas toujours joyeux, ça peut même être assez triste, comme ce long mardi gras post-Katrina à la tonalité vaguement déprimée, point culminant de la saison 1 où l’on se regarde et s’évalue pour se convaincre qu’on est assez nombreux.

En invitant dans son casting les musiciens de la Nouvelle-Orléans, brass bands, Allen Toussaint, Trombone Shorty et autres, en rejouant devant nos yeux les rites vaudous, avec le bluesman Coco Robicheaux en chapeau d’alligator qui sacrifie une poule pour invoquer l’esprit de la grande voodoo queen Marie Laveau, en documentant avec précision la parade indienne aux costumes de plumes extravagants, Treme poursuit le jeu des parades qu’elle met en scène, où les acteurs de la vie réelle, transformés en figures, deviennent à la fois sujets et commentateurs de leur propre représentation.

chayotes et gardiens du feu

« I’m the big chief. Je détiens le feu. Je suis le gardien de la flamme. Le jour de mardi gras je jette du feu. Je fais danser les morts au cimetière de Saint Louis. Je réveille les morts en faisant un boucan d’enfer. Me courber je sais pas faire. » Chef de la tribu des Guardians of Flames, Albert Lambreaux exécute sa danse dans la rue à la nuit tombée, scandant son incantation pour réveiller les siens. Le chef est dans la place, bien décidé à entretenir la flamme et rassembler la tribu, dont certains membres ne sont pas encore revenus, éparpillés dans des États voisins qui les ont accueillis, Texas, Mississipi, ou pire, Bâton-Rouge, l’étranger à une heure de route. Danser la parade pour redonner vie au territoire sacré. La référence au sacré, obsessionnelle dans Treme, passe par la figure du « chef ». La musique est sacrée, elle a ses chefs de brass band. La cuisine est sacrée, ses chefs et sous-chefs entretiennent le feu d’où jaillissent les plats qu’on avale dans un rite d’incorporation communautaire, et dont on goûte la saveur sonore des noms étranges, français ou créoles — chayotes, roux, satsuma, tarte hubig’s, po’boy… Dans la New Orleans de Treme, le sacré est d’autant plus grand que l’espace qu’il régit tient dans un mouchoir de poche. Antoine Batiste, tromboniste star du 6e arrondissement, est présenté comme « trésor national » par Davis à Elvis Costello, guest star reléguée au rang de simple auditeur. Tout peut prétendre au titre de sacré, pour peu qu’il charrie un peu de l’histoire sédimentée des lieux — le Kewe du Vieux tout autant qu’un po’boy, dont Davis affirme avec extase que ce n’est pas un sandwich mais un way of life.

Musique, cuisine, tribu : trois territoires du sacré dont la combinaison dessine l’espace de la Nouvelle-Orléans de Treme, structurés autour de « chefs » qui n’ont rien de démiurges et ne font l’objet d’aucun culte. Ni autorités, ni même gardiens de la tradition, ces chefs-là officieraient comme des fonctions relais, des passeurs de formes dont la combinaison, la nature impure et fière de l’être, pourrait bien constituer in fine l’identité locale. Descendants d’un XIXe siècle où, dans le faubourg de Tremé, minorités amérindiennes et afro-américaines se rassemblaient pour résister à la ségrégation, les Indians noirs se parent pour mardi gras des plumes d’une autre minorité, à présent disparue. Présentée comme « old school et avant-gardiste à la fois » par Delmond Lambreaux, trompettiste bop parti faire carrière à New York, la musique de New Orleans est profondément impure, croisée de styles et d’influences. Et impure jusque dans sa pratique même : orchestres à géométrie variable, musiciens nomades se remplaçant au pied levé, circulation du jeu et de l’écoute dans une expérience commune de la scène à la salle ou la rue. Le sacré est justement ce qui n’est pas sacralisé.

Parade Four — des Indiens à Mardis gras

Parce qu’elle cartographie un territoire en tirant tous les fils fantasmagoriques dont le lieu est tissé, Treme est bien une histoire d’Amérique. La pensée du « local » n’est sans doute pas ce qui vient en premier lorsqu’on évoque la façon dont les Américains pensent leur rapport à l’espace. Terre vierge à conquérir, traversées des pionniers, auto-engendrement de l’espace on the road : petite musique connue. Sans doute la littérature américaine s’est-elle plu à penser, a contrario, un localisme forcené pour mettre au jour ce que la puissance du mythe du Wild West a recouvert, mais continuait souterrainement d’exister. William Carlos Williams, revenons à lui, se détourne dans Paterson de l’aventure errante et conquérante, pour exhumer en archéologue le territoire sacrifié à cette aventure, réenraciner l’Américain dans le sol indien et les mythes indigènes de l’attachement sacré au territoire. Si Treme se rattache en un sens à la littérature américaine, c’est aussi parce que la série s’inscrit dans cette tradition-là. L’identité de son New Orleans renvoie à une indianité souterraine, mais réinventée. Les formes de résistance de la culture néo-orléanaise y rejouent la lutte des Natives contre leur éradication. La série rêve un New Orleans en devenir indien. Parions que si chef Jeannette se fait des nattes de squaw quand elle est en cuisine, ce n’est pas seulement pour des questions d’hygiène.

Le localisme piste la trace que l’Américain conquérant garde en lui de l’Indien recouvert. Parce qu’il conçoit l’espace américain comme le croisement d’une migration et d’un territoire, il est le contraire d’un régionalisme. Être Américain, c’est être un montage d’ici et d’ailleurs. Si petit soit-il, ville, quartier, rue, corner, chaque territoire trans-porte ses histoires et ses mythes. Joseph Mitchell n’épuisera jamais toutes les virtualités fictionnelles recelés par la seule Bowery Street de New York. La littérature « locale » de Williams transcrit les infinis montages d’espace et de temps dont est façonné le paysage présent de Paterson. L’origine s’est dissé-minée dans la cartographie du territoire présent. Nul ne sait plus, dans Treme, d’où vient ce « Gigi’s », le nom du bar tenu par LaDonna, l’ex-femme d’Antoine Batiste.

Des Indiens emplumés hantent les rues dans la nuit noire, dansant de leur pas saccadé, les couleurs vives de leurs costumes orange et violet scintillant d’une luminosité étrange. Une autre tribu les rencontre, les chefs se présentent leur respect mutuel, puis chacun repart au cri chanté de I’m the big chief. « C’est assez mystérieux », dit la passagère d’une voiture qui les croise. L’inconscient indien a surgi de la nuit américaine. Delmond, le fils trompettiste du big chief, dira lors d’un concert : « J’ai vu des Indiens à Mardis Gras. La Nouvelle-Orléans devrait pouvoir s’en sortir. »


Misère de la critique qui voudrait faire de Treme un documentaire sur la musique de La Nouvelle-Orléans, prétexte à la définition d’une mentalité, d’un esprit, d’une culture. Épargnons-nous cette pauvre petite mécanique métaphorique de la théorie du reflet qui dissout musique et espace, et rabat sur un même plan deux « formes ». Dans Treme, à aucun moment, la musique ne devient le révélateur de la ville. À aucun moment, elle n’est l’indicible d’une réalité territoriale et sociale. Il y a de la musique, soit. La musique et la ville s’entrechoquent, s’articulent, sans jamais être réductibles l’une à l’autre. La réussite de cette première saison tient précisément à ce qu’elle ne construit pas un catalogue de pratiques musicales ni ne procède à l’inventaire des usages musiciens qui constitueraient l’identité urbaine. C’est parce que la fiction ne fait de la musique ni un décor ni une allégorie qu’elle étudie au plus près ce qu’est la musique à La Nouvelle-Orléans. Ce qui revient à dire que la série propose une ethnographie des dynamiques organisatrices qui configurent ce que l’on y appelle la musique, ou de la musique. C’est là tout le sens des scènes de répétitions, d’enregistrement, de discussions de toutes natures et de concerts en tout lieu : à rebours d’un regard qui y chercherait l’état d’un répertoire, on y observe les morphologies de l’expérience musicale à La Nouvelle-Orléans c’est-à-dire la manière dont, en situation, la forme « Musique » s’institue, c’est-à-dire littéralement se dresse, se met sur pied. En somme, elle parade, et ce seulement « pour l’amour de la musique » comme on l’entend dès la scène d’ouverture du 1er épisode.
[V.C.]


La leçon de Treme est sans appel : les devenirs se font sur place. Nul besoin de fuir, d’aller voir ailleurs : que La Nouvelle-Orléans ait été submergée, qu’elle ait connu le chaos, n’y change rien. Tout est dans la place. Rues, salles de concert, demeures… sont perçues à toutes leurs échelles. De la série, il nous reste donc une cartographie. Après le Baltimore de The Wire, David Simon ainsi récidive : l’avenir est une question de géographie, la vie une écriture au ras du sol. Or cela revient à se demander essentiellement ce qu’habiter veut dire. Et voilà pourquoi les parcours fictionnels des personnages sont avant tout ceux de leur habitation : chaque scène raconte aussi la manière dont s’élabore un sujet par son lieu. Il suffit de comparer les trajectoires d’Albert et LaDonna : il s’obstine à vivre dans sa maison malgré son insalubrité ; elle refuse de distancier son domicile de son travail. Que cette obsession du désir d’un toit se noue à celle d’une interrogation sur la forme « Musique » est en définitive le fond théorique de la série : les sons donnent au territoire sa dimension intensive et opèrent l’inscription dans la ville. C’est ce que la parade conclusive du dernier épisode énonce prodigieusement. Cette fanfare succède à l’enterrement d’un homme dont Antoine Batiste nous dit qu’il « est chez lui à présent ». Cette ultime marche, puissant bloc d’expressivité, réalise le passage et l’agencement d’un état à l’autre, de la mort à la vie. Il n’y a plus qu’à suivre à ce moment le corps de LaDonna : il se fait rythme et la musique l’habite. La musique, le pas qu’elle suscite, est la condition du retour à la ville. [V.C.]

Notes

[1« C’est la vie » prononcé à l’américaine. Le slogan pourrait aussi se traduire par « It’s digue ! » (levee signifie digue, jetée en anglais). Au vu du pantin géant en pleine érection, couché sur un char du Krewe intitulé « le rêve érotique de Nagin » (Ray Nagin a été le maire de New-Orleans de 2002 à 2010), il n’est pas non plus interdit d’y entendre « c’est le vit ».