Collectif de film
par Federico Rossin
Que pouvons-nous espérer des moments de crise sinon l’émergence de nouvelles formes de collectifs ? Qu’elles aient été éphémères, désordonnées, ou conflictuelles, les communautés laissent des souvenirs toujours susceptibles d’irriguer les aspirations militantes du présent. Encore faut-il que cette mémoire soit préservée et transmise. Les concepteurs du festival de documentaire DocLisboa ont fait de cette nécessité une urgence.
« Nous voulons faire des films déconcertants, qui ébranlent les hypothèses, qui n’enjolivent rien, mais nourrissent l’espoir (sans doute insensé) d’exploser au visage comme des grenades ou d’ouvrir l’imagination comme un bon ouvre-boîte. »
Robert Kramer
Pourquoi faire un film collectif ? Il est entendu qu’un cinéaste obéit à ses désirs et à ses obsessions, mais à quels sentiments et quels besoins répond un groupe de personnes lorsqu’elles mettent en commun leur travail et leur savoir pour faire un film collectif ? Je crois que cela n’est possible que parce qu’un tel acte — signer un film non pas de son nom propre, mais de celui d’un collectif — est un geste politique : les situations de danger obligent à créer du commun, à inventer sa place dans une communauté radicale où un autre travail devient possible, un travail à même de fondamentalement remettre en cause ce qu’un individu à lui seul ne peut pas changer. Quel geste plus politique que celui de faire un film collectif ? Le collectif se transforme en un laboratoire perpétuel où idées et projets germent comme nulle part ailleurs.
Est-il possible de brosser une brève histoire du film collectif ? C’est pour tenter de répondre à cette question et pour comprendre les liens qui se tissent dans cette pratique entre passé et présent, qu’en tant que programmateur, j’ai réuni, dans la dernière édition du festival DocLisboa, une grande rétrospective intitulée United we stand, divided we fall. Elle commence en Mai 68, parcourt les années 1970 et s’achève à la fin des années 1980 avec des films sur les travailleurs, les femmes, les minorités, contre la guerre, l’exploitation, les institutions totalitaires et la dictature. Un esprit de coopération a soufflé dans les années 60 inspirant un florilège de films collectifs dont le but annoncé est « de travailler sur la description des conflits […] pour encourager l’autonomie des protagonistes en leur donnant accès au matériel cinématographique […] pour inventer et enrichir les formes filmiques du questionnement et de l’argumentation [1] » et d’accroître les modes de distribution et de projection. Les formes employées par les collectifs sont variées : des films-essais et des pamphlets, des films de contre-information et des films d’auto-réflexion, des poèmes et des comédies guérillas : tous doivent « contester-proposer-choquer-informer-interroger-affirmer-convaincre-penser-crier-rire-dénoncer-cultiver » afin de « susciter la discussion et l’action [2] ». La plupart des films que nous avons présentés sont maintenant orphelins : rares sont ceux qui ont étudié en profondeur le phénomène du cinéma collectif. Nous manquons de référence où s’ouvre béant un champ d’investigation presque vierge pour les historiens et les chercheurs. Il ne nous reste donc qu’à reprendre cette histoire à la fois comme archéologue et comme militant. Mais ce n’est qu’une première étape. À y regarder de plus près, il existe une histoire presque entièrement clandestine, dont les racines sont à trouver au tout début du XXe siècle avec la redécouverte d’Armand Guerra et du Cinéma du Peuple (1913-1914). Entre les années vingt et les années trente, ce sont les films du collectif Prokino (La Ligue japonaise du cinéma prolétarien 1929-1934), puis l’expérience du « Train cinématographique » d’Alexandre Medvedkine (1933-34) en Union Soviétique, et enfin, aux États-Unis, la Workers Film and Photo League (Ligue ouvrière du film et de la photo, 1930-1934), Nykino (1935-37) et The Frontier Film Group (1936-42). Entre ce cinéma collectiviste et les films que j’ai sélectionnés, j’observe de nombreux points communs : tous les collectifs sont nés en temps de crise économique et sociale ; ces films ont été conçus comme objets à la fois esthétiques et politiques et c’est ainsi qu’ils doivent être vus. Enfin, le chemin qu’ils ont ouvert ne s’est pas refermé : en ce moment même et depuis dix ans, le cinéma collectiviste renaît de ses cendres en Argentine, en Espagne, en Grèce et ailleurs.
Que le cinéma collectiviste s’inscrive dans l’histoire des années 1960 à 1980 est une évidence. C’est une époque marquée par la radicalité et les groupuscules. Les luttes collectives apparaissaient alors comme une véritable réaction contre la désespérante domination exercée par l’État, plutôt que comme une tentative locale pour produire un travail et une réflexion à l’intérieur du système démocratique.
Mais dès qu’il s’agit de l’inscrire dans l’histoire du cinéma, son positionnement est moins évident.
Il est toutefois possible de dresser des parallèles. La période du cinéma collectif coïncide en effet avec l’affirmation de la figure de « l’Auteur » contre la production standardisée et insipide d’Hollywood. Avec le cinéma d’auteur, des voix singulières s’élèvent contre le statu quo. Comment le cinéma collectif s’inscrit-il dans le sillage de cette histoire-là alors même que ses partisans se revendiquent d’un cinéma « anti-auteur » à la fin des années 1970 ?
C’est une question difficile. Je pense que « la mort de l’auteur » n’est que le symétrique inversé de l’affirmation de l’auteur : un narcissisme qui ne s’assume pas, un miroir brisé qui dissimule le visage sans le faire disparaître. Je ne vois pas de ligne de démarcation entre le fait se déclarer anti-auteur et l’acte de fonder un collectif. Chaque groupe, chaque collectif a sa propre histoire. Il ne faut pas être naïf : dans chaque collectif, la manière dont le pouvoir est réparti entre les membres du groupe constitue un enjeu. Ces jeunes cinéastes renonçaient à leur jouissance immédiate pour servir un idéal politique, mais leurs désirs de faire des films personnels étaient aussi forts que l’urgence qu’ils ressentaient à agir politiquement. Chacun des films de la rétrospective ou presque est le fruit d’une histoire singulière entre celui qui a eu le désir de faire un film, celui qui a trouvé l’histoire à raconter, etc. Cela ne m’intéresse pas de découvrir aujourd’hui qui est le véritable auteur du film, qui peut se cacher derrière un collectif. Ce qui me touche, c’est le geste de mettre ensemble ses talents, ses pensées, ses espoirs. Ce n’est donc pas seulement s’inscrire contre la théorie de l’auteur, c’est donner naissance à une puissance d’affirmation.
De là une autre question : le cinéma collectif ne risque-t-il pas de brider les voix qu’il voulait libérer ? Peut-être faut-il ici opérer une distinction entre deux types de cinéma collectif : l’un cherche à rendre invisible les différences au sein du groupe pour mieux servir une cause tandis que l’autre cherche à faire travailler ces différences par le débat et la discussion. Evidemment, ce n’est pas aussi simple que d’opposer le cinéma qui propose un remède à celui qui se contente d’établir un diagnostic. Tous deux s’opposent en effet au statu quo. Le film Winter Soldier [3] part ainsi d’une dénonciation des abus commis par les soldats au Vietnam, mais le film n’en reste pas là : il débouche sur une interrogation critique sur ce qui a rendu possible de tels abus et ce qui permettrait de les éviter. Partant d’une position consensuelle, le film ouvre un débat sur ce qui doit être l’objet du film.
Des films régionalistes comme Finally Got The News [4] et El Pueblo Se Levanta [5] offrent une même complexité : en apparence, il s’agit de films de propagande sur des enjeux locaux. En toute logique, ils devraient nier les individus qui participent à ces projets. Pourtant, la voix off leur redonne une place : tout au long du film, elle s’exprime avec les mots de la langue parlée dans la rue, et prend des voix et des accents différents. Parfois, ce sont les propos d’un des personnages qui deviennent la voix off elle-même. Cela permet un processus intéressant : au lieu d’un commentaire en voix off standardisé, ces films offrent des voix singulières, prises dans des moments, des lieux, et des circonstances tout aussi singuliers.
Les films collectifs que j’ai sélectionnés devaient répondre à cette double exigence : être attentif autant à la cause défendue qu’aux gens qui la défendent. Plus le film est pensé comme un tract, moins il rend justice à ceux qu’il filme. La démonstration militante prend alors le pas sur la recherche esthétique et sur les individus. Le cinéma collectif ne doit donc pas être idéalisé. L’année dernière, j’ai vu des quantités de très mauvais films qui n’offraient aucun intérêt, ni esthétique, ni politique. Cette critique s’adresse particulièrement aux nombreux films collectifs qui suivent Mai 68. Dans les années 70, les films s’attachent davantage à des individualités. So that You Can Live [6] en sont les meilleurs exemples.
Parfois, faire un film collectif, c’est faire un film qui dans sa structure-même est plus ouvert au réel. Souvent, les acteurs cherchent seulement à utiliser les réalisateurs pour délivrer un message politique et à faire du film une arme de propagande tandis que les réalisateurs veulent se mettre au service d’une cause. Mais, dans le meilleur des cas, un véritable échange se produit entre les acteurs et les réalisateurs. Et c’est cette incandescence qui se trouve au coeur du cinéma collectif : ceux qui y participaient voulaient bouleverser leurs vie, transformer le présent, changer le cinéma.
Parmi les films que j’ai choisis, beaucoup représentent des cérémonies traditionnelles et des rituels, presque à la manière de Jean Rouch. Dans ces films, c’est comme si la performance des acteurs n’étaient pas seulement la saisie d’un problème, mais déjà sa résolution, sa délivrance. L’idéologie s’apparente à un rituel collectif : plus un collectif était capable de s’imprégner de la réalité du monde de façon dialectique, plus ses films continuent à vivre en nous, encore aujourd’hui. La comparaison avec Jean Rouch est intéressante : elle soulève la question de la croyance. Jean Rouch croyait aux rituels qu’il filmait, et le spectateur peut ressentir dans ses films quelque chose de la magie. Il ne se tenait pas à distance de ses acteurs, il essayait de saisir avec sa caméra ce que l’oeil ne peut pas voir. C’est exactement ce qui se passe dans les meilleurs films collectifs de la rétrospective.
L’idéologie post-moderne nous a conduit à repousser croyance, foi, idéaux, parce qu’ils seraient attachés à des schémas de pensée dépassés. Mais, le piège du post-modernisme réside dans l’oubli du réel. Pour y remédier, il faut réactiver une profonde et forte croyance dans le réel, dans le monde, dans le peuple, comme nous l’enseigne le cinéma collectif.
Le cinéma ne sert pas qu’à rêver, c’est une machine pour comprendre, analyser et changer la réalité. L’esthétique de ces films est une usine à ciel ouvert où nous pouvons trouver de vieux outils en parfait état de marche : à nous de les perfectionner et d’en faire les instruments dont nous avons besoin.
Post-scriptum
Federico Rossin est critique et programmateur indépendant, il a récemment collaboré avec DocLisboa, les États Généraux du film documentaire à Lussas et le Cinéma du Réel.
Traduction de Victoire Patouillard.
Notes
[1] Nicole Brenez, Forms : ‘For It Is The Critical Faculty That Invents Fresh Forms’, dans Michael Temple & Michael Witt (ed.), The French Cinema Book, London, BFI, 2004, p. 234.
[2] Citation tirée d’un tract anonyme du projet Cinétracts (1968) , dans Nicole Brenez, ibidem.
[3] NDT : Winter soldier documente « l’enquête Winter Soldier » ouverte par les Vietnam Veterans Against the War (VVAW, vétérans du Vietnam contre la guerre) à Detroit en 1971. Le collectif Winterfilm s’est créé pour filmer et monter ces témoignages avec le VVAW.
[4] En 1960, intellectuels et ouvriers de l’industrie automobile créent la League of Revolutionary Black Workers (LRBW). Le film est le résultat de la collaboration de Stewart Bird, Rene Lichtman et Peter Gessner avec la LRBW.
[5] Les Peuples se lèvent, réalisé par The Newsreel collective, retrace la lutte du parti des Young Lords dans les quartiers portoricains de Harlem-Est.
[6] So that you can live, 1982, documente cinq années de la vie d’une famille d’ouvriers, en particulier de la mère, dans le pays minier du sud du Pays de Galles alors que la famille accueille le groupe Cinéma Action dont le premier projet Social Contract (le contrat social) remonte au milieu des années 70. et A Pas Lentes [[Deux femmes ouvrières de l’usine Lip de Besançon racontent leur trajet de lutte, leur prise de conscience, leur combat pour s’assumer face à leurs collègues hommes, leur famille, leurs maris ou amants. Le film est réalisé par le collectif Cinélutte en 1977-78.