Vacarme 62 / Cahier

DocLisboa cartographie de la crise

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À l’écran, dans les documentaires de Doclisboa, la crise à tous les étages. La crise qu’on représente, qu’on raconte, qu’on loge dans un seul immeuble de Madrid : celui-ci devait devenir un hôtel de luxe, il est désormais une carcasse peuplée de fantômes. En dépit des crédits coupés, de la fragilité de ce cinéma qui documente ce qui le prive de vivres, c’est-à-dire de budgets, demeure la fragile mesure des creusets des images : le Portugal plutôt que l’Espagne.

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Deux paysannes perdues en forêt. Elles parlent galicien et cherchent la sortie. L’une propose d’emprunter ce sentier, l’autre refuse, prétend qu’elles y sont déjà passées. Comment peux-tu en être si sûre, rétorque la première ? Il suffit de se fier aux arbres, répond la seconde. Mais tous les arbres se ressemblent, peu importe leur espèce : un arbre est un arbre. « Les femmes comme toi ne voient que les différences, les nuances. Des choses insignifiantes qui n’ont pas d’importance. Il faut voir le monde et l’humanité sans complexité, en blocs (...) Sinon, tu ne décideras jamais. »

L’ouverture d’Arraianos, film aux relents straubiens de l’espagnol Eloy Enciso, fut l’une des matrices secrètes de DocLisboa. La manifestation portugaise, qui le projetait en compétition, n’a cessé de se poser la question du par-où-passer et du comment-s’en-sortir, puisant la matière plus ou moins brute pour aiguiser nos armes face à la « crise » en cours.

Vieille affaire du cinéma, depuis Medvedkine et consorts ? Sauf qu’à Lisbonne en octobre 2012, alors que le pays s’affaisse sous les effets d’un plan de « sauvetage » de la Troïka (FMI, BCE, Commission européenne), et débat d’un nouveau budget d’austérité carabiné pour l’année prochaine, la question se fait plus urgente encore. Le festival devient un lieu de contre-programmation, une réponse aux horizons bouchés du dehors. Sur fond de débâcle financière, cette dixième édition a travaillé la plus belle des hypothèses, reprise du titre d’une collection de films initiés par l’universitaire et critique Nicole Brenez — il se peut que la beauté du moment ait renforcé notre résolution. [1].

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Parmi les nouvelles sections de cette dixième édition : des programmations de « cinéma d’urgence », tracts politiques, cinéma d’actualité et autres vidéos tournées pour internet, diffusées sur grand écran. Susana de Sousa Dias, l’une des trois directrices artistiques du festival : « D’habitude, ce type de films n’a pas sa place dans les festivals. Mais nous avons senti très vite la nécessité d’ouvrir cette section, d’accueillir des films qui racontent ce qui est en train d’arriver au monde, de donner plus de place à la crise portugaise. Bien sûr, en montrant sur grand écran des films qui sont pensés pour internet, nous tentons une expérience. Rien ne dit que cela va marcher. Mais il y a aussi la volonté pour nous de légitimer ces films, de re-politiser la salle de cinéma, de retrouver quelque chose d’une communauté de spectateurs. D’habitude, ces films, les gens les voient seuls, face à leur écran d’ordinateur. Nous voulions recréer du collectif autour de ces objets. »

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Échos d’une programmation cohérente — trois grands films d’actualité (ou newsreels [2] ) disséminés ici et là : Vers Madrid, de Sylvain George (2012, en compétition), sur le mouvement « indigné » à Madrid, Gravity Hill Newsreels, de Jem Cohen (2011, cinéma d’urgence), sur le mouvement Occupy à New York, et Off the pig (1968, rétrospective cinéma collectif), sur l’engagement des Black Panthers aux États-Unis.

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En plein festival, le secrétaire d’État à la culture du gouvernement Passos Coelho (droite) a démissionné, pour raisons de santé. Après quelques jours de suspense (sera-t-il remplacé ?), l’exécutif procède finalement à une nouvelle nomination. Le Portugal échappe de justesse à un scénario déjà testé en Grèce et en Espagne, où le poste a été absorbé par un super-ministère de l’éducation et du sport (et des affaires religieuses à Athènes).

En marge de ses projections, DocLisboa a aussi tenté, cette année, de cartographier la crise. On a dressé l’inventaire des failles et des menaces qui pèsent, du Portugal à la Grèce. Des tables-rondes quotidiennes, souvent animées, qui ont témoigné du souci du festival de croiser, sans relâche, politique et artistique, dans les salles comme au dehors.

Des professionnels du cinéma venus d’Europe du Sud ont tous décrit des situations similaires, et déprimantes : assèchement des subventions publiques pour le financement des films, hausse de la TVA sur les tickets de cinéma, effritement de la fréquentation et fermeture des salles, etc. Au Portugal, les agences de documentaire et de court métrage se disent menacées. « Les paroles de la chanson sont à peu près les mêmes partout, c’est Angela Merkel qui les a écrites » raille l’espagnol Gonzalo de Pedro, sélectionneur pour un autre festival de référence, Punto de Vista, à Pampelune, dont l’édition 2012 n’a pas eu lieu, faute de budget suffisant.

Chacun y est allé de sa théorie, pour expliquer cet apparent paradoxe, déjà observé ailleurs : c’est au moment où il devient quasiment impossible de trouver l’argent pour faire des films, que les cinémas grec, roumain ou portugais, livrent de grandes oeuvres. Hypothèse (simpliste ?) formulé par Marco Gastine, réalisateur grec de Demokratia, plongée dans la campagne des législatives cruciales de juin 2012, à Athènes : « Les gens ne croient plus aux paroles toutes faites et aux discours creux des hommes politiques comme des journalistes. Il y a donc un intérêt tout particulier, ces jours-ci, pour des cinéastes qui font l’effort de décrire la réalité, tout simplement. »

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À cause de la crise, le budget de DocLisboa a été amputé de 25 % cette année. Un manque d’environ 100 000 euros, qui a obligé à faire des choix. Le projet d’une grande rétrospective Johan Van der Keuken a été repoussé. Pour Cintia Gil, l’une des directrices artistiques du festival « Nous avons repensé notre façon de fonctionner, dans le seul but de protéger la qualité de la programmation. Jusqu’à présent, la programmation fonctionnait de manière très autonome. Il y avait l’équipe de production du festival d’un côté, celle des programmateurs de l’autre. Avec la crise, cette séparation n’était plus possible nous avons construit un dialogue permanent entre nos envies de production et nos contraintes de production. Comme l’on réalise un film. »

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Plus le festival se déplie, et fait dialoguer ses films entre eux, plus il s’ouvre grand, fluide, à l’encontre des bulles festivalières en orbite, pour spectateurs avertis et/ou accrédités — il suffit d’aller à Cannes pour comprendre. D’où vient cette sensation ? D’une évidente souplesse de la programmation, poreuse à toutes les écritures (présence de l’art contemporain, via les installations brûlantes de Pedro Costa) et aux tourments de 2012 — on y revient encore.

Preuve de cette immédiateté si propre à DocLisboa 2012 : deux films, cette année, intégraient des images de la répression policière du « 25-S » à Madrid, référence à l’opération des « Indignés », voulant encercler le congrès, le 25 septembre 2012, qui s’est terminée par de violents face-à-face avec les forces de l’ordre à la nuit tombée.

Le premier est une série de courtes vidéos déjà diffusées sur internet dès le 26 septembre. Le second est le nouveau film de Sylvain George, Vers Madrid, essai flamboyant sur la « révolution » surgie Puerta del Sol en mai 2011. Le cinéaste se concentre sur la libération d’une parole populaire, à l’air libre (voir les saisissants portraits d’« indignés » héroïques, s’emparant de micros, sur la place, en ouverture), parti pris totalement jouissif, mais qui constitue aussi la limite de ce premier montage (parce qu’il occulte d’autres questions décisives, notamment la circulation de cette même parole, au sein du groupe).

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Échos d’une programmation cohérente (bis) — la théorie du paysage du cinéaste révolutionnaire japonais Masao Adachi, colonne vertébrale de l’Anabase… d’Eric Baudelaire (2011, compétition internationale), la somptueuse photographie « radioactive » de paysages japonais à l’oeuvre dans The Radiant, du collectif britannique Otolith, sur l’après-Fukushima (2012, compétition internationale) et les paysages gris brumeux de bord de lac captés par Ben Rivers dans Two Years at sea (2011, section Risques).

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Au moment où DocLisboa projette sur grand écran ses « films d’urgence » en partie glanés sur internet, un sinistre débat est en train de prendre à Madrid. Comme un hors-champ douloureux. Le ministère de l’Intérieur espagnol réfléchit à limiter la diffusion sur les réseaux sociaux de vidéos montrant des policiers dans les manifestations. Il s’agirait de modifier une loi pour interdire « la captation, la reproduction ou le traitement d’images, de sons ou de données qui concernent des forces de sécurité dans l’exercice de leurs fonctions, et qui seraient susceptibles de mettre en danger leur vie, ou d’empêcher le succès de l’opération en cours ». Objectif implicite de la manoeuvre, si l’on en croit les témoignages de syndicalistes lus dans la presse fin octobre : éviter les lynchages de policiers, après la mise en ligne de vidéos qui les montreraient en train de commettre des bavures.

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Sortie de salle. Toute la crise espagnole est dans Edificio España. Victor Moreno décrit les mois de rénovation, à partir de 2007, d’un bâtiment emblématique de Madrid, sur Gran Via : un gigantesque centre commercial construit en plein franquisme triomphant, en 1947, tombé en désuétude dans les années 1970, racheté dans les années 2000 par un fonds d’investissement qui voulait le transformer en hôtel de luxe. L’aggravation de la crise a stoppé les travaux en 2009, et le bâtiment, carcasse du capitalisme triomphant, est aujourd’hui, dit-on, peuplé de fantômes.

Éclatement de la bulle immobilière, legs franquiste mal digéré, voracité des fonds de pension, main d’œuvre étrangère/sans-papiers… Tout y est, mais le film passe à côté, comme si son réalisateur n’avait pas tout à fait compris l’immensité de son sujet. Et l’on se retrouve, une fois encore, à déambuler dans les couloirs feutrés (moquette rouge) du foyer de DocLisboa, et se demander pourquoi le cinéma espagnol est si faible, par rapport à ses voisins portugais ou grec, pour documenter les craquements de la crise. A l’exception de quelques-uns (Los hijos, Andres Duque…). Comme si la « culture de la transition » (la « CT », cette culture officielle, politiquement correcte, apparue à la fin des années 1970) continuait de phagocyter la culture espagnole.

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Président du jury international, le cinéaste roumain Andrei Ujica (L’autobiographie de Nicolae Ceaucescu), visiblement ravi de son séjour lisboète, a décrété, lors de la cérémonie de clôture, que le documentaire vivait « un âge d’or ».

Post-scriptum

Ludovic Lamant est journaliste à Médiapart.

Notes

[1« Il se peut que la beauté ait renforcé notre résolution » est une collection dirigée par Philippe Grandrieux et Nicole Brenez.

[2Le terme anglais est souvent utilisé au lieu du français dans le monde du documentaire.