D’un passé aux possibles le système politique corse

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La société corse s’est construite autour de communautés villageoises, en un archipel qui a longtemps rendu impossible toute structuration autour d’une cause commune. L’anthropologue Gérard Lenclud, au tournant des années 1980, a mené sur la question une étude en profondeur, dont la portée a été décisive pour la compréhension du système politique corse traditionnel. Elle a aussi nourri les analyses des politistes Xavier Crettiez et André Fazi sur la société politique corse contemporaine. À se demander si le temps ne serait pas venu de la normalisation. La discussion est ouverte.

André Fazi : Les actuels rapports entre la Corse et la politique sont facilement travestis sous le masque englobant d’une dérive mafieuse. Après avoir caractérisé la mobilisation nationaliste, la violence aurait fait de l’île la « région la plus criminogène d’Europe ». Elle frappe non seulement des personnes au lourd casier judiciaire mais d’importantes notabilités locales (présidents de chambre de commerce, de parc naturel régional, etc.), sans que jamais l’État se soit montré capable d’y répondre efficacement. Ainsi, la pénétration des intérêts criminels dans les sphères politique et économique légales pourrait apparaître comme un processus inexorable.

Quant aux fonctionnements politiques en Corse, ils relèveraient — à l’instar de la violence — d’atavismes indéracinables. Le pouvoir s’y transmettrait encore souvent de père en fils, comme en témoignent les cas des familles Giacobbi, de Rocca Serra, ou Zuccarelli [1], et il ne serait consolidé que par de fort coûteuses toiles de liens clientélistes, très largement financées par le contribuable français. Concernant la contestation nationaliste, ses idéaux originels auraient fait place à des affrontements factieux et meurtriers, à la tentation de l’enrichissement personnel — notamment par le biais de l’« impôt révolutionnaire » —, ou à la séduction de la notabilité afin d’obtenir une consécration électorale.

Sans que l’on puisse lui dénier toute vérité, une telle vision est d’une étroitesse inquiétante. Depuis les années 1970, bien au-delà de la contestation nationaliste, le système politique corse a connu des transformations impressionnantes, ce qui ne saurait étonner tant le contexte social, culturel et institutionnel a radicalement changé. Bien sûr, la domination des notabilités traditionnelles a été amoindrie, ce que symbolise la défaite d’un député UMP, héritier d’un des deux plus grands clans de Corse, face à un candidat nationaliste lors d’un scrutin cantonal (2011). Mais de façon plus générale, ce système a intégré les caractères généraux de la modernité politique — valeurs post-matérialistes, pluralisme, communication de masse, etc. — sans qu’aient été entièrement effacés ses traits traditionnels, dont l’emblème est le clientélisme. Au reste, même s’ils n’exercent plus un pouvoir monopolistique, les notables ont montré une belle capacité à profiter de mutations qu’ils avaient souvent craintes (décentralisation, régionalisation, etc.) [2]. En d’autres termes, l’ancien système politique — dit « clanique » — n’est plus, mais certains de ses mécanismes demeurent des caractères saillants, dont la prise en compte est indispensable à une juste compréhension de l’actuel système politique.

Gérard Lenclud, vous avez contribué de façon décisive à l’intelligibilité de la société corse que l’on qualifie — avec quelque facilité — de traditionnelle. Si les principaux traits politiques traditionnels corses étaient déjà identifiés, vous montrez bien comment ceux-ci forment système, replaçant le politique au cœur du social, et permettant de comprendre comment le dit « système clanique » fut un « produit du génie social corse », mais un produit « déployé dans un cadre général dessiné par l’État ».

l’essence du système politique traditionnel

Gérard Lenclud : Penser le politique exige de considérer préalablement deux dimensions générales de la société traditionnelle corse.

La première est son organisation en mosaïque, contraire à tout processus de subordination des unités constituant l’ensemble. Cette société était une juxtaposition d’unités formées à l’identique, dont chacune se voulait et s’appliquait à être souveraine d’elle-même. Or, pour être soi il faut un autre en face. Si l’allié n’est jamais qu’un besoin fonctionnel, l’adversaire est une nécessité structurale. Toute relation entre communautés, lignages, etc., est donc politique, en ce qu’elle exprime l’aspiration à éviter un état de subordination, sinon à dominer.

La seconde réside dans le fait que les unités sociales, essentiellement la lignée familiale et la communauté de village, sont telles qu’il n’y a pas plus d’autonomie du politique que de l’économique. Le politique est fabriqué par les relations sociales. Il n’est pas une structure autonome mais une fonction, une modalité de la coexistence entre les hommes.

Dans les années 1970, ces deux traits d’organisation demeuraient très perceptibles. D’où ma décision d’aborder le politique à partir de la distinction entre deux registres. D’un côté, est politique ce qui se rapporte à la machinerie politique, à son fonctionnement, ses missions, etc. Alors la notion a un contenu spécialisé. D’un autre côté, est politique ce qui relève de la mise en forme et en sens des relations entre les hommes au sein d’une société, aux idées/valeurs nourries sur ce que doit être cette société. Alors le politique n’est que l’agencement symbolique des rapports sociaux : tout peut être politique.

Ce dualisme renvoie à l’opposition, caractérisée dans les villages corses, entre d’une part la « grande » (alta) politique, institutionnelle, dont l’horizon est national et qui est réservée aux notables, et d’autre part la « petite » (bassa) politique, que l’on peut désigner comme le « politique existentiel ». Or, les quatre principaux traits du système politique traditionnel empruntaient leur logique au « politique existentiel ».

Le premier est le bipartisme. La confrontation politique standard oppose deux partis : celui qui détient le pouvoir (u partitu) et celui qui le convoite (u contrapartitu). Un parti n’est que par opposition à un autre, et c’est la compétition pour la suprématie qui fonde l’identité partisane. Comme dans la vie, l’autre ressemble au soi comme un frère, un ennemi intime.

Le deuxième est l’affiliation obligée. Comme dans la vie, la neutralité est interdite. Exister c’est être affilié. Être engagé dans un parti n’est ni volontaire ni contractuel, et en changer est un acte rare et lourd de conséquences. Tout fils hérite du parti de son père, et le transmettra à sa descendance. Si on a épousé dans le parti adverse, l’épouse fait sien le parti de son conjoint. De la sorte, les liens de parti recoupent les liens de famille, et l’esprit de parti celui de famille.

Le troisième réside dans l’exercice partisan voire despotique du pouvoir. Détenir le pouvoir, c’est l’exercer sans limitation, délégation ou partage. La cohésion du partitu est fonction de celle du contrapartitu. Ainsi, sans autre malmené, pas de soi heureux d’être. Selon une lettre adressée à l’autorité étatique, tel maire n’a pour but que d’« assurer sa réélection en irritant ses adversaires afin de rendre impossible toute entente entre partis et maintenir par la crainte de représailles la cohésion dans le sien ».

Le quatrième est l’organisation clientélaire, fondant un régime de la protection qui obéit infiniment moins à la logique de l’intérêt matériel qu’à celle de la reconnaissance réciproque, donc de l’attachement. Le protecteur veut lire dans les yeux du protégé la considération et l’estime de ce dernier, et vice-versa. Ce dernier trait est aussi capital en ce que la liaison entre le « politique existentiel » et le « politique spécialisé » repose sur lui.

Je conclurai sur les liens entre l’État et la société corse traditionnelle, qualifiée par José Gil de société contre l’État [3]. Il est vrai qu’au XIXe siècle, celle-ci a usé de diverses munitions pour préserver son « système de la coutume ». D’abord, de la prodigieuse ignorance de l’État pour ce qui est des usages qu’il entendait réprimer, et de l’application des normes qu’il voulait faire appliquer. Ensuite, les notables qui maîtrisaient deux langues — celle de la société et celle de l’État — n’avaient aucun intérêt à gommer la frontière entre les deux mondes. Si l’État n’avait plus eu besoin d’eux, leur influence aurait été minorée.

Cela étant, l’État s’en remit souvent à des procédures d’arbitrage traditionnelles. Plus généralement, il restait à distance, et l’idée d’État — sans laquelle il n’est pas d’État — était absente. Toutefois, on doit surtout considérer l’organisation en mosaïque de cette société, ordonnant ensemble, mais les unes contre les autres, des milliers de souverainetés sourcilleuses. Celle-ci était aux antipodes de la logique étatique, qui implique un pouvoir nettement différencié de la société, et exerçant sur elle une domination légitime. C’est du fait de cette incapacité de la souveraineté étatique à faire taire les souverainetés civiles que cette société corse traditionnelle peut être qualifiée de société contre l’État.

du clanisme au nationalisme clandestin

André Fazi : Ce système politique — ou du moins sa dimension culturelle (ce « politique existentiel ») — peut-il perdurer ?

Gérard Lenclud : N’ayant pas étudié la société corse contemporaine, je ne saurais y répondre précisément et scientifiquement, mais je discerne malgré tout trois facteurs de changement. Premièrement, cette société a profondément évolué depuis les années 1970. L’économique comme le politique ont cessé d’être des fonctions du social pour devenir des structures. Ils ne sont plus une modalité de l’intimité, visant à préserver l’idéal traditionnel de souveraineté sur soi.

Deuxièmement, déjà dans les années 1970, des institutions dirigées — au moins en partie — par des élus locaux exerçaient des missions autrefois réservées aux administrations d’État. Or ce processus de délégation de responsabilités pourrait avoir des implications cruciales : la lutte menée contre l’emprise de l’État contribuerait-elle ainsi de façon paradoxale à implanter l’idée d’État en Corse ?

Troisièmement, le régime de la protection supposait l’intermédiation de notables ayant intérêt à la dissociation des sphères étatique et sociale. Ceux-ci n’ont donc pas veillé à diffuser l’idée d’État moderne dans une société où elle était étrangère. Ainsi, l’État, en leur confiant le rôle de courroie de transmission, aurait contribué à organiser la résistance contre lui-même.

Xavier Crettiez : En ce qui concerne les recherches que je mène, les travaux de Gérard Lenclud ont été éclairants à trois niveaux.

En premier lieu, l’émergence du nationalisme corse contemporain doit être interprétée via un double prisme : d’un côté, le système traditionnel corse, tel que défini par Gérard Lenclud, en ce qu’il réserve aux membres de quelques familles l’accès au champ politique ; d’un autre côté, la sociologie des mouvements sociaux développée aux États-Unis à partir des années 1960, en ce qu’elle montre que la contestation ne relève pas de la volonté de détruire le système, mais de le voir fonctionner suivant ses valeurs officielles (démocratie, égalité, etc.). Ainsi, la contestation ne naît pas des plus démunis, mais de catégories fortes d’importantes ressources économiques et/ou culturelles.

En Corse, la naissance de la contestation dans les années 1970 a coïncidé avec l’entrée de la France dans la crise économique et la période post-coloniale, et elle est principalement issue de la jeunesse étudiante corse sur le continent, ainsi que de ressortissants des catégories libérales exclus du système politique. Face à un déclin de la ressource clientéliste, conséquence de l’abandon des colonies et de la crise, les contestataires ont su mobiliser efficacement des ressources nouvelles : identité, histoire, médias, violence, etc.

En deuxième lieu, la lecture de l’échange clientélaire faite par Gérard Lenclud indique combien les relations et attitudes politiques ne peuvent être analysées sous le seul prisme de la rationalité instrumentale. Après avoir joué un rôle décisif dans le système politique traditionnel, les affects ont rejoué cet échange à l’échelle de l’engagement dans le nationalisme, particulièrement dans les organisations violentes. Ainsi, la sociologie du militantisme nationaliste peut être précisée à travers quatre dimensions :

1/ le phénomène des chocs moraux, c’est-à-dire des événements ou informations qui génèrent brutalement un très puissant sentiment d’injustice, et sont donc propices à faire basculer un individu ou un groupe dans des formes plus radicales d’engagement. La réaction disproportionnée de l’État face à l’occupation de la cave d’Aléria (août 1975) [4] en relève certainement. Toutefois, les organisations nationalistes semblent n’avoir guère su provoquer et/ou exploiter des opportunités de ce type.

2/ les rétributions symboliques de l’engagement clandestin. Loin de l’approche qui dénonce les rétributions matérielles (racket, etc.), il faut souligner les rétributions symboliques de cet engagement : estime de soi, sentiment de puissance, consécration identitaire, etc. Celles-ci sont d’autant plus remarquables en Corse du fait de la capacité du FLNC à produire des incitations émotionnelles à l’engagement par la spectacularisation de ses apparitions.

3/ l’attachement au rôle : comme le notable et son client sont attachés à leurs rôles respectifs dans le système traditionnel, le militant nationaliste l’est au sien. Son engagement relève d’un « processus de pas à pas » induit par des rencontres, une disponibilité biographique, une réaction à la répression, etc. mais aussi par la fascination pour son propre rôle. On s’attache au rôle militant parce qu’on le pratique de mieux en mieux, et que l’on correspond de mieux en mieux à ce qu’attend le groupe.

4/ la frame analysis (cadre d’analyse). Malgré une production doctrinale limitée, le nationalisme corse fut un producteur de cadres de perception ou cadres cognitifs — et donc de sens — à travers sa relecture de l’histoire de la Corse, son exaltation de l’identité, ses références aux « peuples frères », etc. Toutefois, ce qui séduit c’est moins la doctrine que la résonance émotionnelle de celle-ci, moins le marxisme que l’imagerie révolutionnaire.

En troisième lieu, le fonctionnement de la société corse traditionnelle explique en partie les limites de la mobilisation nationaliste. Si une nation n’existe que lorsqu’une large part d’un groupe humain le ressent ainsi, le processus de conscientisation nationale est décisif. Or, les relations amis/ennemis freinent ce processus, car l’ennemi est traditionnellement interne (famille, parti) plus qu’externe (État ou France). La logique de division qui traverse de façon continuelle le nationalisme en paraît emblématique. Cela rejoint le propos de Gérard Lenclud lorsqu’il affirme qu’en Corse « chacun entend gagner contre l’État mais tout autant contre les autres communautés ».

la normalisation, pour qui et quoi ?

André Fazi : Peut-on envisager l’hypothèse d’une normalisation du système politique corse, de sa transformation en un système restant fondé sur les notabilités, mais dont la dimension culturelle s’étiolerait jusqu’à disparaître ? L’exclure serait dangereux, mais un tel processus ne pourrait être que très lent. Ainsi, les affects ne jouent probablement plus le même rôle dans la relation clientélaire, qui a été manifestement rationalisée, professionnalisée, et a pris un tour plus matériel… mais ils jouent désormais un rôle central dans les mobilisations contemporaines. Gageons donc que là où l’interconnaissance reste au cœur des relations sociales, leur influence demeurera décisive.

Plus que sa normalisation, c’est la capacité du système politique corse à produire des biens publics collectifs qui est en question. Cela est contraire à la mécanique clientéliste, qui transforme toujours des biens publics en avantages privés, au détriment logique du collectif. Certes, nul ne peut décréter la fin du clientélisme, particulièrement dans une société où les inégalités sont bien supérieures à la moyenne nationale, et où la structure des opportunités économiques demeure très étroite. Toutefois, permanence ne saurait signifier hégémonie. Du moins, espérons-le…

Quelques lectures

  • Xavier Crettiez, La Question corse, Complexe, 1999 ; Violence et nationalisme, Odile Jacob, 2006 ; « “High risk activism” : essai sur le processus de radicalisation violente » in Pôle Sud, n° 34/35, 2011, p. 45-60 et 97-112.
  • André Fazi, La recomposition territoriale du pouvoir. Les régions insulaires de la Méditerranée occidentale, Albiana, 2009. Voir sa page personnelle très riche : www.wmaker.net/andrefazi
  • Gérard Lenclud, En Corse. Une société en mosaïque, Éditions de la MSH, 2012.

Post-scriptum

Gérard Lenclud, Xavier Crettiez et André Fazi sont respectivement directeur de recherche honoraire en anthropologie au CNRS, professeur de science politique à l’Université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines, et maître de conférences en science politique à l’Université de Corse. Ce texte reprend des propos échangés lors du séminaire Gérard Lenclud et la compréhension du politique en Corse, organisé le 22 mars 2013 à l’Université de Corse.

Notes

[1Paul Giacobbi est député, comme ses père, grand-père et arrière-grand-père ; Camille de Rocca Serra est député comme ses père et grand-père ; Émile Zuccarelli, qui a été député, est actuellement maire de Bastia, comme ses père et grand-père ; son fils veut lui succéder aux élections municipales de 2014.

[2Jean-Louis Briquet, La tradition en mouvement. Clientélisme et politique en Corse, Belin, 1997.

[3La Corse entre la liberté et la terreur, La Différence, 1984.

[4Face à l’occupation de la ferme d’un viticulteur par vingt à cinquante occupants autonomistes armés de fusils de chasse, l’État envoya — selon un rapport parlementaire — plus de deux mille gardes mobiles, des hélicoptères, des blindés légers, etc. Deux gendarmes furent tués dans la fusillade.