Repérer la petite invention rencontre avec Jean-Robert Rabanel & Jean-Pierre Rouillon

Chaque mardi matin l’ensemble de l’équipe se réunit, en présence du responsable thérapeutique et du directeur du Centre. Nous sommes invitées un mardi de mars. Vingt à vingt-cinq personnes sont autour de la table. Les problèmes survenus pendant la semaine sont abordés au cas par cas. En début de réunion un jeune pensionnaire est entré et s’est installé à l’autre bout de la grande salle, à la fois loin de nous et très présent. Il salue chaque arrivée, de façon démonstrative, puis réarrange sans relâche les trois à cinq chaises sur lesquelles il se ré-allonge, avec discrétion.

Jean-Robert Rabanel est le responsable thérapeutique, Jean-Pierre Rouillon le directeur du Centre thérapeutique et de recherche de Nonette.

penser les lieux

Le Centre accueille aujourd’hui vingt adultes et vingt-quatre jeunes autistes et psychotiques. Avant 2006 il était installé dans le château, au cœur du village. Mais le besoin d’offrir aux pensionnaires des lieux confortables et adaptés a conduit à en déménager. Il fallait parvenir à mieux séparer les jeunes et les adultes, mieux distinguer lieux de vie et lieux d’activités, mieux prendre en compte, surtout, ces êtres pour qui il est si difficile d’être dans le lien social. Le cahier des charges formulera aux architectes les consignes de l’équipe du Centre, élaborées sur la base des indications cliniques recueillies au fil de la vie avec les pensionnaires, au cours de longues années d’expérience et d’élaboration collective : « Le regard des autres est généralement menaçant et la conception des pièces et des divers lieux doit veiller à ne pas laisser une trop grande prévalence au regard » ; « Le bruit est un autre élément important à prendre en considération. Tout ce qui fait bruit peut être perçu comme une menace » ; « Un travail attentif doit être fait au niveau de la chambre pour éviter les phénomènes d’intrusion, et éviter l’ouverture de portes en face à face » ; « Nous devons accorder une grande importance aux déplacements et aux circulations. » Aujourd’hui, le Centre thérapeutique de Nonette est l’exact envers du Panopticon ; les architectes ont travaillé à éviter toute vue large, tout espace vaste, tout vis-à-vis entre deux portes ou face-à-face dans les circulations, même tout reflet. Leur parti-pris a été, disent-ils, de « découper et re-découper les volumes et les surfaces et de les aménager dans une déclinaison de “l’infiniment petit” ». La division des espaces, l’aménagement de courbes et de lieux en retrait, permet ainsi de s’extraire du regard et de la voix, tout en restant à proximité du groupe et de l’encadrement. Après trente ans de « vie de château », le plus surprenant, dit Jean-Robert Rabanel, « c’est que les patients se sont tout de suite approprié le lieu, les effets sont sensibles. Paisible est le mot qui convient. »

accueillir ceux qui viennent

« Travailler sur une construction neuve imposait de penser une institution qui peut paraître aujourd’hui d’une autre époque, le discours contemporain mettant plutôt l’accent sur l’intégration des sujets en difficulté, sur la prise en charge en milieu ouvert, au plus près des familles, ou par séquences temporelles incluant des allers-retours. Ici nous avons défini un accueil d’un tout autre ordre : pas en ville mais dans un lieu plutôt à l’écart, avec une réelle possibilité de clôture ; et qui prenne en compte l’impossibilité pour certains sujets de vivre ailleurs, même temporairement, vu la gravité de leur pathologie et les conditions de vie de la plupart des familles. Cette problématique a d’ailleurs été intégrée dans l’agrément de notre Centre, reconnu aujourd’hui sans limite d’âge. Nous l’avons conçu comme un lieu d’accueil, pour ceux qui sont souvent en bout de parcours, après que d’autres prises en charge ont atteint leurs limites.

Vue du centre de Nonette

« Cette orientation s’est construite peu à peu. Dans les années 1980, en lien avec le service de pédopsychiatrie au CHU de Clermont-Ferrand, nous avons reçu des enfants présentant des psychoses graves et pour lesquels l’arsenal thérapeutique de la psychiatrie semblait inopérant. Ces enfants n’avaient pas 6-8 ans mais plutôt 13-14 ans, se posait donc la question de l’adolescence et du passage à l’âge adulte.

« En 1988, pour des raisons administratives, nous avons été dans l’obligation de laisser partir un certain nombre d’entre eux, et à l’extérieur leur situation a empiré. On a vu le retour de mutilations, de passages à l’acte… un tableau terrible. C’est à partir de ce moment-là que le conseil général et la Ddass nous ont demandé de créer une institution pour adultes, pour pouvoir continuer à les accueillir et échapper à la déshumanisation qui les menaçait.

« Nous avons donc continué d’accueillir ce type de patients, venus des hôpitaux de la région, et quelques résidents provenant d’autres structures, puis enfin, progressivement, une population d’autistes dits Kanner avec ces symptômes qu’on appelait auparavant d’« arriération » : pas de parole, pas d’écriture, etc. Ces profils ont représenté jusqu’à 60% de notre accueil. 

« En janvier 1989, l’amendement Creton a imposé une continuité dans la prise en charge au moment du passage à l’âge adulte ; les institutions pour enfants ont été tenues de garder leurs pensionnaires devenus adultes tant qu’elles n’avaient pas trouvé où les placer. Au départ, personne ne finançait cet entre-deux. Nous avons ainsi accueilli des jeunes pendant deux, trois ans sans être payés. Dans ce temps de flottement, il y a eu des moments terribles, avec de vraies épidémies de fugues : telle est en effet la puissance du signifiant, on n’a pas besoin de dire la règle qu’elle est déjà entendue, tout l’alentour s’en charge ! Arrivés à vingt ans, de jeunes pensionnaires sortaient dans le village et le danger pour eux était dehors. Alors nous nous sommes dit, ça suffit, on les garde et on ferme les portes. Et au fond cela nous a permis de prendre la mesure de quelque chose de très important : dès lors que nous étions en responsabilité avec eux, il n’y avait pas de raison qu’ils aillent ailleurs, le mieux était de continuer à les accueillir.

« Cela a été un point de retournement pour nous, qui s’est inscrit dans le discours. Bien sûr, nous accueillons tous ceux pour qui on nous adresse une demande. Pour autant, il ne s’agit pas d’accueillir “ceux dont les autres ne veulent pas” mais d’accueillir les gens qui viennent, à partir de la rencontre qui a lieu pendant la procédure d’admission. C’est extrêmement important. Dans ce très petit écart se joue quelque chose d’essentiel : il s’agit d’accueillir un sujet. »

animer l’extérieur

« Certes, c’est un Centre dit “fermé”, mais avant ces fugues les portes étaient toujours ouvertes. La psychothérapie institutionnelle avait défendu le fait que le fou est dans la société et que la société doit s’occuper du fou [1]. Tosquelles n’ouvrait pas seulement les portes, il animait l’extérieur. Il faisait toutes sortes de choses, un club de cinéma… Quand un paysan voyait passer un protégé du Docteur Tosquelles, il était accepté et connu.

« Encore tout récemment, lorsque nous avons cherché des meubles pour les nouveaux bâtiments, un représentant commercial venu sur les lieux m’a demandé : “Le monsieur que je viens de croiser, c’est un autiste, un schizophrène, un paranoïaque ?” Devant ma sidération, il m’a expliqué qu’il était le fils de l’instituteur de Saint-Alban et qu’il avait appris dans sa jeunesse que le regard, la voix étaient importants… Il pouvait encore en témoigner trente ans après. 

« Vous avez peut-être vu une jeune fille qui se promène avec un panier rempli de bouteilles d’eau et de cailloux… On a découvert sur le tard que pour elle c’était des “filtres” — son père travaille dans une usine élévatoire de traitement des eaux. Il y a quelques années, elle traversait la route, ici, un peu plus loin. Marchant à un kilomètre et demi à l’heure, comme elle le fait toujours. Toutes les voitures s’arrêtaient pour la laisser passer, et tout d’un coup elle laissait tomber les bouteilles par terre, il fallait qu’elle ramasse tout, qu’elle remette les cailloux à l’intérieur… Les gens étaient attentifs. Et puis ce sens de l’accueil s’est perdu, soudainement il y a eu une montée des plaintes. Le discours de l’institution n’était plus en phase avec celui de l’extérieur. Et nous avons compris un élément essentiel : avant, Nonette accueillait des enfants ; aujourd’hui ce sont aussi des adultes. Or un adulte, ça fait peur.

« Ce n’est pas seulement lié au départ de ceux qui ont grandi ici, c’est un changement dans la société et aussi un repli progressif de l’association. Alors en 1998, nous avons remis le travail sur le métier. Pour préparer le chantier du nouveau Centre, nous avons fait des réunions ouvertes. Après le déménagement, les premières personnes à venir en visite étaient les habitants du village. Le maire travaille ici, comme surveillant de nuit. Nous avons retissé du lien avec les gens à l’extérieur. »

continuer de s’étendre

Le financement du Centre est entièrement public. Il comprend trois établissements : un Institut médico-éducatif (IME) en charge des enfants, financé par l’assurance maladie via l’Agence régionale de santé. Un Foyer occupationnel, dont relèvent dix adultes, pris en charge par le conseil général. Un Foyer d’accueil médicalisé, où résident les dix autres adultes, financé par l’assurance maladie et par l’aide sociale départementale, c’est-à-dire là encore le conseil général. Les résidents adultes touchent par ailleurs des allocations logement pour les chambres dont ils disposent.

Nombre de résidents disposant de peu de ressources, quelques dons privés permettent d’améliorer un peu la vie quotidienne. Mais ces moyens restent justes. Si on met à part, sur cinquante salariés, les cuisiniers, les administratifs, l’institutrice, les surveillants de nuit, les équipes de ménage, les agents techniques et le directeur, reste un effectif modeste (25 personnes en tout) d’éducateurs spécialisés, de moniteurs éducateurs et d’aides médico-psychologiques, pour assurer un quotidien qui s’étire de 7h à 21h30.

Le projet aujourd’hui est pourtant de s’étendre. Pour des raisons cliniques mais aussi politiques, et pour donner plus d’assise à l’association et se donner de nouvelles perspectives.

« Nous sommes une toute petite association, dans une période où tout va vers la fusion des associations. Si nous devions fusionner, nous n’aurions plus un conseil d’administration orienté par la psychanalyse. Ce qui est important. Alors que le champ médico-social se restructure, du fait de l’application de la loi Hôpital, patients, santé et territoires (HPST), notre idée est de créer un accueil de jour, en plus de l’internat pour les enfants. Nous pourrions ainsi répondre à de nouvelles demandes sans avoir à ouvrir de nouveaux lits. Mais nous offririons aussi la possibilité à une partie de l’équipe d’accéder à des postes de prise en charge séquentielle. Certains sont là depuis vingt, trente ans, il faut leur permettre d’évoluer et de souffler un peu. Arrivé à cinquante ans, soixante ans, l’internat c’est dur, ne serait-ce que physiquement. Par ailleurs, se diversifier permettrait de redevenir visible. Dès lors qu’on n’accueille plus de nouveaux arrivants, on tend à disparaître des écrans. Le dernier de nos pensionnaires est arrivé ici il y a six ans ; les services de psychiatrie ne nous connaissent plus. Nous pourrions ainsi accueillir des résidents plus jeunes, et d’autres types de troubles : pas simplement l’autisme de Kanner — même si c’est très intéressant. D’autres pourraient ainsi profiter de nos orientations thérapeutiques. Ce sont nos perspectives aujourd’hui. Et il ne faut pas se cacher qu’ouvrir vingt places supplémentaires dans un lieu d’orientation analytique, ce n’est pas rien, en cette période. On fêtera ça dignement ! »

les familles

« Toute la question est de savoir comment accueillir les gens 365 jours par an et comment faire pour que ce ne soit pas de l’exclusion.

« Le lien avec les familles a évolué. Petit à petit nous avons été plus attentifs à les prendre davantage en considération, dans la mesure du moins où elles font un mouvement vers nous. Au début elles allaient plutôt contre l’institution ; la plupart de nos pensionnaires étaient abandonnés. Aujourd’hui c’est moins le cas. C’est 50/50.

« Certains ne voient plus leur famille depuis longtemps et ne la voyaient déjà plus bien avant qu’ils arrivent. Le problème, c’est le passage à l’âge adulte. Avant, le lien se maintient malgré tout. Trois de nos jeunes pensionnaires sont récemment passés au foyer occupationnel adulte, en restant à Nonette. Pour deux d’entre eux on a vu disparaître complètement la famille. Il y a un effet de discours : l’institution pour adultes, c’est leur habitat. Tant qu’ils sont enfants — et c’est la même chose avec les autistes — ce n’est pas perçu de la même façon, il reste une forme d’espoir. Mais une fois qu’ils sont adultes, pour certains, c’est fini, c’est comme une condamnation.
« Nous avons donc engagé tout un travail avec les parents, autour du sport adapté par exemple, qui a été très important, à la fois pour permettre aux familles de partager avec nous des activités, et pour leur montrer qu’il y a des possibilités de changement. 

« Nous avons travaillé aussi sur la question des tutelles, pour tenter de traduire le passage à l’âge adulte pour des personnes dépendantes. Qu’est-ce que ce passage, habituellement, dans une famille ? C’est la majorité, qui reconnaît l’autonomie des enfants par rapport à leurs parents. Nous nous sommes donc demandé s’il ne fallait pas proposer une tutelle autre que celle de la famille, pour marquer ce passage. Encore faut-il que les parents soient d’accord. Pour certains, ce relais social n’a pas été trop difficile à accepter. Le tutorat est alors assumé par un organisme avec lequel nous travaillons, comme pour n’importe quel autre tutorat. Mais d’autres familles souhaitent assumer cette responsabilité. »

entre les pensionnaires

« La vie amoureuse pour la plupart de nos pensionnaires n’est pas génitale. Pour le moment du moins nous n’avons pas été confrontés à cette question. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas de vie amoureuse. Aujourd’hui il doit y avoir deux, trois histoires d’amour au Centre. Amélie et Bogdan, par exemple. Bogdan prend les bébés d’Amélie et il leur coupe la tête. C’est un geste d’amour. Mais elle trouve quand même parfois qu’il y va un peu fort…

« Il est arrivé récemment, sans doute en écho au débat sur la sexualité des handicapés, que la maman d’un jeune autiste nous dise : “Il faudrait quand même l’éduquer ; et, vous comprenez, sa cousine serait d’accord…” Or l’important est de saisir que ce n’est la plupart du temps pas par la sexualité en tant que telle que passent la jouissance et l’amour. Ce qui est problématique c’est de croire qu’ils ne le font pas parce qu’ils ne savent pas. C’est ce qu’affirmait le père du petit Hans, à quoi Freud avait répondu : ce n’est pas du tout de ça qu’il s’agit ; il y a quelque chose d’impossible dans le sexuel lui-même. Qu’il y ait de la jouissance, par contre, c’est sûr. Mais il faut mesurer ce qui est en jeu pour les uns et pour les autres.

« Il y a quelques occupations solitaires pour certains, mais il n’est pas sûr qu’elles soient du côté de la satisfaction. On parlait ce matin de ce garçon qui se gratte l’anus à s’en faire saigner. On ne peut pas appeler cela une pratique de plaisir. Certains se masturbent à se faire mal. Ce n’est pas pour avoir du plaisir, du moins ce n’est pas réglé uniquement par le plaisir. 

« D’autres liens existent bien sûr entre les pensionnaires qui témoignent d’un effort de “civilisation”. Certains liens particuliers se tissent, une forme d’attention à l’autre émerge. Ils peuvent demeurer les uns à côté des autres, sans que la violence soit au premier plan. Ils peuvent s’éloigner lorsque la présence des autres devient par trop envahissante. Mais, surtout, ils respectent l’autre, quand la souffrance devient trop forte, laissant à l’intervenant la possibilité de l’accompagner. Certains sont d’une grande attention envers les autres, les enveloppant, les soutenant parfois de façon trop appuyée. Enfin, lors des moments où les intervenants sont moins nombreux, le week-end par exemple, ils veillent à ne pas trop les déborder par des exigences insatiables. Tout cela s’opère dans une grande discrétion, une infinie délicatesse, démontrant que ce n’est pas le moi qui est au devant de la scène, mais la rigueur des liens avec le réel. »

Trace laissée par l’un des jeunes pensionnaires, qui refait inlassablement le circuit.
photo Ariane Chottin

saisir un bout de leur création

« Les psychoses dont souffrent nos résidents sont d’une grande gravité. Elles les éloignent du lien social, du sens commun.

« Notre travail avec la psychose à Nonette s’est appuyé dès le début sur l’approche psychanalytique, avec la psychothérapie institutionnelle ; puis au tournant des années 1970 nous sommes progressivement passés à une clinique orientée par l’enseignement de Lacan, se référant plutôt au séminaire XI qu’il avait donné sur Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse qu’au séminaire sur Les Psychoses. Parce que nous avions peu affaire à la question du déclenchement de la psychose — les gamins qui nous arrivaient étaient déclenchés à la naissance la plupart du temps —, et parce que dans ce séminaire XI, Lacan fait une place importante à “la série débilité, psychose et phénomène psychosomatique”. Il explique comment le sujet psychotique est pris dans un langage sans dialectique, et il utilise pour illustrer ce lien au langage le terme d’holophrase, qui est un terme linguistique : l’holophrase désigne l’emploi d’un seul mot pour exprimer une phrase entière. Lacan mettait ainsi l’accent sur le fait que chez le sujet psychotique le langage est dépourvu de processus métaphorique, qu’il n’y a pas d’articulation entre les signifiants, que la parole est comme gelée, univoque.

« En 1993, il y a eu un moment important avec la publication de l’article « Clinique ironique » de Jacques-Alain Miller. Ce nouvel abord de la psychose, appuyé à la schizophrénie plutôt qu’à la paranoïa, est devenu notre boussole. À partir de là, notre orientation clinique a développé tout autre chose qu’une approche déficitaire, appuyée à une norme supposée : notre lecture guette les éléments nouveaux, inattendus, pourrait-on dire. Il s’agit de voir les “créations”, les petites inventions. C’est à la surprise qu’elles provoquent chez nous que nous les repérons. Car on a beau dire qu’on ne fonctionne pas selon la norme, c’est elle qui nous régit. Quand on est surpris, on prend donc cette surprise comme une création, une interprétation de leur part ; c’est la solution qu’ils ont trouvée.

Certes il faut déjà le saisir, parfois cela nous prend du temps. Mais d’un coup on se dit, au fond, ça c’est peut-être une invention. Alors on les suit, on va avec eux. Et soudainement, on voit apparaître l’assentiment du sujet. 

« Un jour un jeune est venu avec sa mère pour une admission. Je les ai reçus. Je le regardais en me demandant ce qu’il pouvait en être quand subitement, il prend sa montre et, tac, il la pose sur mon bureau. Sa mère me dit : “Ne vous en faites pas, il y tient, il va la reprendre”. Mais non, il ne la reprend pas. Alors voilà, la discussion était finie ; il était admis à Nonette. (JPR)

« Quand on parvient à saisir un bout de leur création et qu’on se positionne dans la suite de ce qu’ils ont inventé, là on obtient un consentement. Il y a un transfert qui passe : le sujet perçoit qu’on a à peu près compris quelque chose, qu’on n’est pas passé à côté, ce qui arrive pourtant la plupart du temps. Et là nous devenons des alliés. Car ce n’est pas facile pour eux. On oublie trop souvent qu’ils sont les premiers à souffrir de leur pathologie. Et l’incompréhension de l’autre en rajoute. Mais quand on donne le signe qu’on comprend à peu près quelque chose, ou bien qu’on n’y comprend rien mais qu’on le dit, je vous garantis que cela change les relations. Même avec ceux qui ne comprennent rien. (JRR)

« C’est vrai pour la psychose comme pour l’autisme. C’est l’attitude d’un thérapeute, de se laisser enseigner par l’expérience. Ce n’est pas un vain mot.

« C’est ça qui fait la singularité du chemin qu’effectue l’institution avec eux. On trouve un accord, une confiance de plus en plus subtile à mesure que cela se construit. Avec certains on arrive à des raffinements de construction extrêmes. »

éviter les médicaments

« Nous utilisons peu de neuroleptiques ici. Non par haine particulière des médicaments, mais je suis réservé sur la question, car il n’existe pas de produits qui conviennent pour ce type de pathologie. Quels sont les vrais médicaments, qui ont effectivement une action en psychiatrie ? Ce sont les produits pour calmer, les neuroleptiques. Mais il n’y a pas de paranoïaques parmi les résidents. Nous n’en avons donc pas l’usage et je n’en ai pas donné depuis très longtemps. Il y a aujourd’hui de nouveaux neuroleptiques, mais sans grande efficacité non plus. Il arrive que j’en use pour ceux qui ont des hallucinations. Mais ces médicaments ont des effets de pétrification des sujets qui font perdre le contact terriblement. L’entourage gagne en confort, certes, mais ça n’est pas acceptable. Je préfère avoir un contact avec un patient, même si c’est difficile. Pouvoir travailler avec lui, chercher, batailler, plutôt qu’avoir un gamin qui se fige complètement. (JRR)

« Ces questions ne concernent pas seulement le psychiatre, elles sont discutées avec l’équipe. En 1996-97 nous avions un jeune assez violent, qui se donnait des coups. Nous avons beaucoup réfléchi, pour lui, sur cette question. Et au-delà, sur les entretiens analytiques eux-mêmes. Cela a été un gros travail. D’abord il y a eu un refus de la part des éducateurs : pas de médicaments pour un enfant. Puis un mouvement inverse, ils demandaient qu’on en prescrive. Maintenant il n’y a plus de demande de leur part. L’équipe croit davantage à l’élaboration clinique, à laquelle elle participe.

« Réinventer quelque chose pour ces sujets à partir de la psychanalyse est possible. Nous le voyons chaque jour : ils vont mieux, ils avancent dans le langage, ils s’apaisent. Lors de l’inauguration du Centre nous avons vu soudain combien les jeunes se comportaient formidablement — les représentants de la Ddass nous disaient : voyez, ils se tiennent mieux que la plupart de nos concitoyens quand nous, nous organisons un buffet ! Cela a été un grand moment de mesure de la “civilisation” qui avait été obtenue pour eux. Quelques années avant, c’était pourtant le ravage, vous ne pouviez pas arriver avec un verre sans qu’il soit expédié à dix mètres de hauteur… »

proposer des entretiens

« Parallèlement au travail clinique assuré par les éducateurs, des entretiens sont proposés à chacun avec l’un d’entre nous, qui sommes analystes. Peu auraient parié sur le fait qu’ils viendraient. Mais ils viennent, ils attendent, ils courent même parfois pour venir ! Tous, chaque semaine ou presque, même si les durées sont variables de l’un à l’autre ou d’une séance à l’autre. 

« Peut-être faut-il insister sur cette position subjective nécessaire pour les recevoir. L’essentiel, me semble-t-il, est de ne pas en savoir plus qu’eux. Ce n’est pas facile, vous serez sans cesse tenté d’anticiper. Mais quand ils saisissent que vous vous y tenez, alors ils vous parlent — en tous cas ils sont présents. (JRR)

« Il ne s’agit pas de faire semblant. Ne pas savoir, c’est être prêt à recevoir ce qui va venir. Si vous avancez ce que vous savez, cela fait barrage. On pourrait en retirer l’idée qu’on va dans le sens de leur folie — c’est vrai qu’on ne lui fait pas obstacle, qu’on essaie de lui donner une place, à cette folie, et à la suivre on pourrait se dire que ce sont eux, nos pensionnaires, qui mènent la barque. Mais non. Quand on obtient cet accord avec eux, il n’y a pas de position de maîtrise : ils ne prennent pas la position de maîtrise que vous ne prenez pas. Aujourd’hui je sais même que, quand je vois des sujets qui risquent de ne vouloir en faire qu’à leur tête, je dois corriger ma position à moi. Et en effet cela s’arrête immédiatement. C’est qu’il y a quelque chose chez moi qui n’est pas aussi “sans rien” que je veux me l’avouer. J’appelle ça être toujours légèrement en-dessous d’eux, à tous les niveaux. En retrait. En retard même. Et c’est instantané. Le gamin qui ne sait pas parler, vous bégayez encore plus que lui, tout d’un coup ça lève une inhibition. C’est clair. (JRR) »

Zoé au travail
photo Danielle Rouillon

Notes

[1Voir l’article "Centre de résistance", dans ce même dossier.