Cris & chuchotements
par Danièle Rouillon
À son arrivée au centre, à l’âge de 14 ans, Patricia n’était qu’un cri permanent. Elle réside au centre depuis une quinzaine d’années, elle y est devenue adulte, Nonette est son lieu de vie. Patricia sort souvent le week-end et pour les vacances, retrouver sa famille de « parrainage ». Danièle Rouillon témoigne ici de son accompagnement. Il donne abri, au fil du temps, au tissage extrêmement élaboré que cette jeune femme autiste développe, entre ses inventions écrites et son usage de petits sons.
Écrire est pour Patricia une activité quotidienne depuis son entrée dans l’unité d’accueil pour adolescents et jeunes majeurs au centre de Nonette, ouvert en internat toute l’année.
Depuis son arrivée, à l’âge de quatorze ans, elle dessine dans une profusion répétitive, au point que ses feuilles se perdent. J’ai entrepris de les conserver afin qu’elle leur donne une suite le lendemain. Je les ai rassemblées autour de son corps, dans sa chambrée, ce qui nous a liées autour de cet objet « écrit, “hé”-cris ».
Cette activité singulière que j’ai nommée tour à tour « dessin », « écriture », et finalement « broderie », ressemble aussi à une chorégraphie. Patricia aligne des petits ronds qu’elle recouvre en griffonnant à petits traits dans un mouvement ascendant, puis s’éloigne du premier volume dessiné, reprend en bas de la page en effectuant d’autres petites touches d’aller et retour, jusqu’au remplissage du support.
Elle s’adonne à cette activité spontanément, ou sur ma proposition. J’ai pu craindre qu’elle y obéisse comme à une injonction ; or, avec l’écriture, elle prend des temps de pause, d’arrêt, et il lui arrive maintenant, dans la vie quotidienne, d’être moins soumise aux autres et de dire « non », ce qui est un progrès considérable.
À son arrivée, Patricia proférait des cris brefs, perçants, « hé, hé », lorsque surgissait l’image d’une personne familière ou étrangère devant elle, et surtout lorsqu’elle entendait une voix derrière elle. Elle a appris à s’en protéger en se plaçant dos au mur. Le Dr Rabanel [1] a écrit à son sujet : « Patricia émettait ses cris stridents et saccadés, de manière quasi continue, assourdissante. » [2] Il va peu à peu découvrir grâce à elle un dispositif singulier, qui consiste à faire une grille avec ses doigts en les plaçant devant sa bouche et ses yeux. C’est ce qui a permis à Patricia d’accepter la présence du Dr Rabanel et d’accéder peu à peu à des échanges en miroir, en produisant de petits bruits gutturaux, de petits bruits de souffle.
Lors des longs moments d’écriture de Patricia, je suis attentive à ses bruits de corps. Pendant qu’elle griffonne au feutre pinceau, j’instaure des semblants de bavardage. En les lui répétant, je réponds à ses petits sons de ronflement, sifflement, gémissement. L’immense variété de ses énoncés sonores peut s’entendre comme les prémisses du langage : des « brrr » avec les lèvres, des « pfe » soufflés, des mélodies de sons de petits baisers, des petits bruits de succion, des pouffements de rire, des explosions d’exclamations, « ha ». Je l’encourage à prendre plaisir à les dialoguer et à moduler sa voix pour dire des mots tels « bonjour ».
Ses cris stridents, les sons expulsés sont une défense, un signal à respecter. Peu à peu ses cris se sont estompés sans pour autant disparaître.
Les écrits de Patricia sont corporellement liés au langage.
Entendant le bruit produit par ses rapides petits aller et retour au feutre sur la feuille, je lui ai proposé un matériel de graphie et des supports variés pour qu’elle trouve plus de satisfaction avec cette écriture sonore. Elle utilisera des feutres à pointe dure sur de la soie, des stylos roller à mines larges ou fines, multicolores, sur papier granuleux ou sur papier glacé. Les conversations s’agrémentent alors de sons et de mots nouveaux : elle se nomme, me nomme, questionne à répétition en utilisant des mots consonants avec son patronyme. Patricia, qui restait statufiée dans la vie quotidienne, commence à s’émanciper. Elle prend des initiatives comme entrer en réunion et saluer chacun un à un par un « bonjour » tonitruant sur une syllabe, ou modulé en chuchotement. Seule, elle change de place pour s’asseoir à l’ombre quand le soleil tourne.
Elle choisit son matériel et prend désormais seule l’initiative de changer de couleur. Corrélativement ses écrits s’intensifient, elle passe et repasse le feutre dur sur le papier jusqu’à le trouer. Je lui propose d’autres crayons de couleur dont elle use les mines jusqu’au bois comme pour changer plus vite de coloris.
Son corps s’arrondit en même temps qu’elle développe son matériel lexical. Sans exercices éducatifs et cognitifs, elle a appris à distinguer, nommer les couleurs, les objets, les personnes. Tout se passe dans la relation avec le langage l’écriture et l’intervenante qui est devenue sa partenaire.
Patricia crée à deux mains. L’une frotte la toile par d’infinis aller et retour sonores ; l’autre, immobile, tient la feuille. Son pouce gratte successivement les peaux autour des ongles de chacun de ses doigts. Avec cette main qui n’écrit pas, elle fait une grille sur sa bouche après une parole ou pour retenir un son, un ricanement. Cette main qui n’écrit pas va furtivement frotter, toucher le nez, les yeux, le front de Patricia : elle trace sur son visage une autre écriture, inédite, un maquillage accentué autour des trous de ses yeux, des fentes derrière ses narines, sur les bosses de ses joues.
Je lui propose actuellement des craies grasses à pastel. Patricia écrit seule et aussi en ma présence, selon mes moments disponibles. S’accompagnant de variations de sons gutturaux, de souffles, de soupirs, de pouffements de rire ironique, « hi hi hi », et de mots, elle passe et repasse la craie dans un bruit de frottement sur le carton toilé. La craie grasse s’émiette, Patricia frotte avec sa main les fragments avec une puissance extraordinaire. Avec ses ongles, elle gratte la toile pour les écraser, la marquant de courtes et profondes traces de griffures. Son visage, ses mains s’imprègnent des couleurs de la toile.
Un trait noir surligne la peau sous ses ongles. Elle s’esclaffe, ironique : « Ha ha ha, un tabio ! »
Post-scriptum
Danièle Rouillon est psychologue clinicienne ; elle intervient en tant qu’éducatrice spécialisée au Centre thérapeutique et de recherche de Nonette.
Notes
[1] Voir l’article "Repérer la petite invention", dans ce même dossier.
[2] Brochure du CTR de Nonette auto-éditée en 2008.