L’Entre du philosophe entretien avec Heinz Wismann

L’Entre du philosophe

Heinz Wismann nous invite à suivre le fil tendu par le funambule : c’est la métaphore qu’il affectionne pour évoquer l’espace qui s’ouvre entre les langues ; espace au travers duquel tendre le fil de la pensée qui s’avance et s’invente, en restant sans cesse en mouvement. Se risquer dans ce va et vient entre des bords, en jouant du balancier c’est, nous dit-il, faire le choix d’une position exposée, celle du Luftmensch, du « piéton de l’air », qui s’éloigne résolument des identités déjà constituées pour échafauder son « identité réflexive ».

Vous racontez dans votre dernier livre, Entre les langues, que vous avez mené une existence vagabonde et exilée, qui vous a amené à développer le concept d’« identité réflexive ». Qu’entendez-vous par là ?

Tout est parti d’une question qui m’est régulièrement posée et qui vient d’une espèce d’évidence admise par la plupart des gens, selon laquelle on doit bien être quelque part pour être. On suggère que, pour être quelqu’un, c’est-à-dire identifiable, on a besoin d’une identité, et que cette identité est inséparable de racines. J’ai toujours ressenti cette question comme une vraie provocation, dans la mesure où la vie que j’ai menée m’a évidemment empêché de me sentir enraciné, et cela depuis la prime enfance. Suite à notre « Evakuation », quand les bombes tombaient sur Berlin, nous sommes allés dans le Mecklembourg, et je n’étais même pas admis à l’école du village, sous prétexte que l’enseignement aurait été perturbé par mon allemand marqué par le slang berlinois, avec des inflexions qui choquaient. Déjà, une sorte de trouble s’est installé, avec une alternative : ou bien se sentir privé de quelque chose d’essentiel, et être donc d’une certaine manière obligé de le reconstituer et de s’enraciner à tout prix quelque part ; ou bien, et cela était mon cas, tirer une sorte de jouissance du fait d’être en retrait de ce qu’on est en apparence. J’ai ressenti cela très fortement tout au long de ma jeunesse. En tant que réfugiés, nous sommes ensuite allés à Münster, en Westphalie, une région où 98 % des gens étaient catholiques, alors que j’avais été plutôt culturellement marqué par la tradition protestante, donc par une manière d’être complètement différente. À cela, encore une fois, s’ajoutait mon parler. On est allé jusqu’à me casser des briques sur la tête, j’en ai encore des cicatrices sur le cuir chevelu ! Les enfants sont très cruels : si vous n’êtes pas comme eux, ils trouvent que vous n’êtes rien, ou que vous méritez de retourner au néant. Et c’est dans cette situation que j’ai pris conscience de ce que les Français appellent le « quant-à-soi », et que les jésuites nomment la « réserve mentale » — quelque chose d’un peu trouble, peut-être même d’un peu méphistophélique, parce qu’on a conscience d’être quelqu’un d’autre que celui qui apparaît. C’est une expérience que j’ai éprouvée fortement, comme un exercice d’existence. Par exemple, savoir faire semblant d’être catholique. Je n’étais pas baptisé, et pourtant j’étais engagé comme enfant de chœur. Le curé trouvait que j’étais plus catholique que nature, j’étais chargé de mener les groupes des jeunesses catholiques et d’enseigner le catéchisme. À mon arrivée en France, il s’agissait de penser la chose. C’est là que je me suis dit qu’il est parfaitement possible, en étant dans plusieurs univers (linguistiques, culturels, religieux), de se tenir entre deux, ou trois, ou quatre possibilités d’être identifiable.

Comment liez-vous ce concept à la belle expression de « Luftmensch », à laquelle vous recourez souvent, et que vous traduisez par « piéton de l’air » ?

Le Luftmensch, terme yiddish passé dans la langue allemande, désignait originairement quelqu’un de peu pratique, de tête en l’air, et qui n’est enraciné nulle part. C’est pour moi l’exacte définition de quelqu’un qui, dans une diaspora quelconque, entend rester lui-même sur un autre mode que ceux qu’on lui propose. Il peut élaborer une existence de funambule, et alors toute son adresse consiste à se maintenir en l’air, conscient qu’il y a une sorte d’abîme dans lequel il peut tomber à tout moment. Dans cette position exposée, intermédiaire, menacée, le funambule ne peut pas se contenter de vouloir rester en repos car alors il serait sûr de tomber. Il lui faut bouger en contre-balançant. C’est pour cela que je trouve la barre du funambule et ses deux extrémités si intéressantes : il lui faut constamment jouer de l’une contre l’autre pour se maintenir au milieu. Et l’attrait qu’il exerce sur celui qui le regarde est l’attrait qu’exercent toutes les activités artistiques. Toute activité artistique est à la fois réflexive, voluptueuse — au sens du pas de côté — et nécessairement risquée. Seul le risque intéresse.

C’est ça, l’identité réflexive, c’est presque un slogan que j’oppose à tous ceux qui exigent qu’on décline une identité déjà constituée. Il faut pour cela une adresse, un certain don d’invention, et cela a quelque chose d’un peu théâtral, dans le meilleur sens du terme. Le Paradoxe sur le comédien de Diderot décrit très bien le fait que le comédien est d’autant plus convaincant qu’il n’éprouve pas intégralement les affects qu’il joue. Aujourd’hui, face à la situation dans laquelle se trouvent nos pays européens, l’une des difficultés à surmonter est justement ce repli identitaire qui devient une sorte d’obligation chaque fois qu’un problème surgit. Je souhaite opposer à cela la possibilité, qui n’est pas réellement admise, de se maintenir à distance, sans rejeter ce qui nous est proposé, mais en s’en servant comme d’un ingrédient pour une élaboration autre.

Dans votre livre, on trouve très souvent le mot « exil ». Or si on regarde l’étymologie, « l’exilé » est un banni, tandis que le « migrant » (en allemand der Einwanderer, der Auswanderer) est quelqu’un qui bouge, qui se tourne. Le dernier terme semble mieux correspondre à l’expérience que vous décrivez. Pourquoi avez-vous privilégié les mots exil et exilé ?

La vérité première, c’est l’exil : être expulsé, c’est ce que j’ai vécu. Si nous devons affronter notre finitude au lieu de nous imaginer que nous devenons éternels en nous agrégeant autour des principes qui sont fondateurs de nation, d’identité, etc., si nous acceptons donc le fait d’être quand même instables, il faut revenir au moment où cette instabilité s’instaure, et c’est le moment de l’expulsion. Nous ne sommes « vrais » avec nous-mêmes et avec les autres que dans la mesure où nous savons que nous sommes tous en exil. Ceux qui prétendent ne pas l’être sont justement tombés dans le piège identitaire.

Migrer sans contrainte, c’est presque un voyage, c’est possible naturellement. Mais je crois que la dure réalité, celle qu’il s’agit de traduire de façon adéquate dans la manière dont on vit son existence, c’est l’exil. Si les êtres humains qui nous entourent, dans notre Europe, pouvaient accepter de se considérer eux-mêmes un peu plus comme des exilés, lorsqu’ils sont dans un stade de foot et qu’ils s’identifient à une équipe par exemple ! C’est là que le bât blesse pour moi. C’est cette espèce d’identification un peu frénétique qui masque à nos propres yeux le fait que l’exil est une condition humaine, à laquelle on oppose des fictions de non-exil.

Tout artiste, tout penseur entre dans l’écart qui préfigure l’exil. Et il va se trouver, la plupart du temps, expulsé, mais expulsé d’une façon violente, en tant que non-conforme. C’est comme ça que j’entends l’exil, peut-être avec cinquante nuances de gris ! L’exil, même quand il est converti en une forme de bonheur, est lié à l’origine à l’expulsion. Il faut assumer cette vision, il faut la transformer un peu.

Et pour ceux qui sont moins heureux ? Lors d’une conférence à Beaubourg en janvier dernier, vous abordiez cette question en parlant de l’enfermement dans des communautarismes. Mais la constitution d’une communauté ne peut-elle pas être, dans une position de faiblesse, un moyen de trouver la force d’agir ?

Pas sous la forme de cette homogénéisation communautariste qui fait qu’on reconduit le mal qu’on combat. Cela crée ce qu’on appelle des identités réactives : ce sont des bricolages, parce que pour survivre, on renonce à ce qui justifie qu’on veuille encore vivre — à savoir être soi. Dans ce communautarisme, il y a des contraintes terribles, que ce soit sur le plan religieux ou sur le plan de la langue, parce que si vous vous écartez de la doxa pour dire les choses autrement, on vous tape dessus. C’est mon expérience qui me l’a fait mesurer depuis toujours. Dans les groupes nés d’une réaction contre la menace, le communautarisme est bien sûr légitime et compréhensible, mais il se transforme en piège lorsque, pour se donner de la force, on fait sienne la violence à laquelle on a été exposé. Cette identification à l’agresseur, la psychanalyse l’a expliquée. Si l’on veut soutenir ceux qui sont en situation de détresse, il ne faut jamais oublier qu’il s’agit d’abord d’individus et non d’une communauté. C’est terrible de voir à quel point ceux qui souffrent le plus peuvent reconduire ce qui les fait souffrir, sans le savoir. Un cinéaste de mes amis, Jacques Deschamps, a réalisé un documentaire magnifique sur Romanès, l’homme qui a créé le cirque du même nom ; lui et sa femme sont des personnages incroyables. Ce sont des Roms — enfin, Roms, c’est déjà une assignation à résidence symbolique, pourquoi les appeler Roms ? Leur petit cirque fonctionne avec des bouts de ficelle, et le documentaire raconte leur existence de vagabonds, sur les routes, dans les roulottes… Romanès refuse d’être embrigadé au sein de mouvements dans lesquels il y aurait nécessairement une prise de pouvoir au nom d’un principe. Il y a quelque chose de créatif dans ce refus, quelque chose de bon qui émane de cela. Il y a une modalité d’être ensemble qui n’interdit pas la singularité, l’individualité. Mais plus la pression extérieure est forte, plus la tendance réactive s’organise en miroir.

Quand j’étais à Heidelberg, j’ai fait étudier par des théologiens, des sociologues, des économistes, un immeuble à Cologne où habitaient des Kurdes. Une communauté y vivait à chaque étage, avec une religion différente — ou plutôt, avec un bricolage spirituel différent à partir d’une même religion. Ils reproduisaient un modèle politique basé sur la relation ami/ennemi — exactement comme chez Carl Schmitt [1] ! Une fois enfermés là-dedans, on est foutu, parce que si l’on est ami pour la seule raison qu’on a un ennemi commun, ça commence déjà à coincer. C’est pourquoi je retiens de Habermas le syndrome anti-schmittien : la volonté de dégager quelque chose qui nous solidarise même au sein de nos désaccords, à savoir la référence à une forme d’éthique implicite qui nous oblige à dire quelque chose plutôt que rien. Quand je m’adresse à quelqu’un, on peut supposer que je veux dire quelque chose ; si je parle sans l’intention de dire quelque chose, dans une contradiction performative perfide, eh bien je suis littéralement diabolique ! L’intersubjectivité dessine un horizon au regard duquel on peut, en réfléchissant, agir, pour éviter que se reconduisent les crispations identitaires.

Selon vous, les différences linguistiques ont des incidences culturelles, et dans une certaine mesure nationales. Mais en même temps, vous insistez sur le fait qu’on ne peut penser en termes d’appartenance à une nation. Dès lors, ne doit-on pas plutôt tenir compte d’autres appartenances, qui se définissent en termes de genre, de classe, d’orientation sexuelle, etc. ?

Certes, mais il ne faudrait pas que de nouvelles propositions d’identification deviennent à leur tour des pièges identitaires. Or c’est à cela qu’on assiste. Je pense que l’atomisation de la société est favorisée par la multiplication de petites identités tout à fait transversales. Là encore, je suis d’avis que toutes ces identités peuvent être contrebalancées par une approche réflexive et critique qui conduirait à admettre qu’on est à la fois ceci et pas tout à fait ceci. Chaque fois qu’un piège identitaire se referme, on refoule ce qui nous constitue et qui n’y entre pas, alors qu’il nous faudrait garder le jeu de balancier qui fait que nous sommes libres, au sens de « susceptibles d’évoluer ».

Pour revenir aux schémas nationaux je suis entièrement de l’avis de Habermas quand il parle d’une « ère post-nationale ». De la même manière je dirais que nous sommes entrés dans un âge post-séculier où il ne s’agit plus d’appartenir à telle ou telle orientation religieuse, ni au refus d’une orientation religieuse : le laïcisme à la française ressemble à l’église de Rome comme son autre versant — aussi dogmatique ! Vivre dans l’âge post-séculier comme dans un monde post-national ou post-métaphysique signifie entrer dans un univers de la réflexivité critique. C’est Kant qui le premier a défini la réflexion comme opération intellectuelle, à la différence de l’identification scientifique de l’objet, ou de la poursuite dans l’imagination d’un rêve qu’il appelait transcendant. Entre ces deux dernières opérations il y a la réflexion, qui est la capacité à être rationnel sans être dogmatique parce qu’on n’est pas tenté par une conquête définitive de ce qu’on vise, parce que ça reste constamment ouvert, parce que ça bouge. Ce n’est pas pour rien s’il s’est trouvé des Français, au XIXe siècle, pour dire que Kant était juif. Fantastique ! C’était un des arguments contre Kant !

Vous avez beaucoup travaillé sur les différences entre le français et l’allemand. Les langues produisent et colportent des visions du monde, elles contribuent ainsi à produire des comportements culturellement marqués. Savez-vous pourquoi l’apprentissage des langues étrangères parait si difficile pour les Français ?

C’est compliqué, cela s’explique à deux niveaux, historique et physiologique. Le français tout d’abord a évolué sous la monarchie absolue, comme langue de cour, qui a éliminé tout ce qui est trop précis. C’est une langue qui, morphologiquement et sémantiquement, est sur la pente du chinois. C’est pour cela qu’à l’époque de la monarchie absolue, les Français étaient fascinés par ce jeu de Mandarins qui n’existe d’ailleurs qu’en France, le « portrait chinois » : on se met d’accord pour parler de quelque chose sans le formuler explicitement, et quelqu’un doit deviner ensuite de quoi on parle. C’est impossible en allemand, parce que si on parle de quelque chose, il est clair qu’on parle de la chose. C’est aussi impossible en italien. Ce n’est donc pas un problème de langues romanes, c’est un problème de sociolinguistique, et c’est le premier point : le français est une langue où l’on parle à bon entendeur. Et il devient de cette manière une langue qui exclut, par son exercice subtil, l’autre geste linguistique, qui ouvre sur d’infinies variations lexicales. C’est une langue extraordinairement réduite, non pas dans les combinaisons qu’elle permet, mais dans ce dont elle se sert.

Cette langue est une langue entièrement artificielle, le premier témoignage parfait en est La Princesse de Clèves : parler d’une chose sans en parler, ça c’est le français ! Cette langue, dans la mesure où elle corrige un penchant « naturel » à être explicite, parce qu’il n’est pas de bon ton d’être explicite, est « anti-naturelle » ; et parce qu’elle est « anti-naturelle », elle a pu prétendre à une forme d’universalité.

La langue française est entièrement stylisée, y compris dans sa sonorité (il n’y a que deux bandes sonores en français, dans les aigus et dans les graves, et un trou au milieu). Ce qui a comme conséquence physiologique une perte dans la capacité de produire d’autres sonorités, car les neurones que l’on n’utilise pas disparaissent. C’est là une deuxième raison, qui fait que physiologiquement les Français n’entendent pas bien les autres langues.

Cette stylisation à la fois grammaticale et sonore ou phonétique du français, qui vient du fait que la monarchie absolue a réduit le vocabulaire, signifie à la fois une perte et une excellence. Elle entretient ce qu’on appelle « l’esprit ». L’esprit de finesse, c’est la capacité de saisir des nuances à peine exprimées. Ça n’a rien à voir avec le terme allemand Geist. Geist, c’est un pneuma, un souffle qui se répand entièrement dans toute la richesse des expressions dont on se sert. Quand Lessing (qui va tous les soirs au théâtre, où il voit les classiques français et les élisabéthains) se demande dans la Hamburgische Dramaturgie : « Est-ce que les Allemands doivent faire comme les Français ? », il conclut que non. Il dit : « Entre le jardin à la française (la réduction géométrique, artificielle) et le jardin à l’anglaise, nous autres Allemands, nous allons choisir le jardin à l’anglaise. » Avec Rousseau. Les arbres ne doivent pas être coupés ni taillés.

Vous avez pu dire que l’esprit de la langue allemande était davantage orienté vers l’action, et l’esprit de la langue française vers la spatialité. Suggérez-vous par là une immobilité ?

Toute la tradition philosophique française depuis Descartes insiste sur le fait taxinomique, qui tend à ce que toutes choses soient classées dans des espaces de rangement. Le jardin à la française, c’est exactement ça. Le fait que l’allemand spatialise sur un mode dynamique se voit par exemple dans l’opposition entre Realität et Wirklichkeit : Wirklichkeit, c’est wirken, agir. La réalité, c’est quelque chose qui, comme dit l’autre, s’appréhende clairement et distinctement. C’est une idéalisation géométrique du réel. En allemand, quand on dit « Realität », c’est une réalité nuancée de regret. Vous pouvez difficilement dire que les rides que vous avez sur votre front, l’âge venant, sont votre Wirklichkeit — c’est votre réalité — leider !, malheureusement ! « die harte Realität ». Je suis donc tout à fait d’accord pour dire que la langue allemande spatialise, elle aussi, mais elle n’enferme pas dans des cadres géométriques qui, eux, représentent la perfection du réel. C’est pour cela que les rois de France ont voulu créer l’hexagone. C’est extraordinaire qu’un pays aspire à être une forme géométrique, pour ensuite devenir le nombril du monde ! C’est pourquoi les Français n’aiment pas beaucoup quitter la France, tandis que les Allemands, depuis toujours, vont facilement ailleurs.
Les Français sont, dans leur rapport au réel, davantage conduits par la vision, qui spatialise. En allemand, il y a un nombre incalculable de verbes pour exprimer les bruits, que le français ne peut traduire. La réalité, en français, est quelque chose qui ne bouge pas trop. Cela se voit, entre autre, dans l’architecture : Paris est, dans l’ensemble, resté post-Renaissance. Dans le baroque allemand, le fameux triangle au-dessus de la fenêtre s’ouvre soudain, et il y a des choses qui sortent — mais en France, chez Mansart par exemple, il reste fermé.

Pour rester sur le plan lexical, vous montrez dans Penser entre les langues que le mot Freiheit provient étymologiquement du lien d’amitié noué entre les frères, tandis que le mot liberté participe à la relation du pater familias à ses fils : ils ne sont libres que dans la mesure où le père les protège. Vous lisez Freiheit comme une notion plus démocratique et horizontale que liberté. Pourtant la monarchie a été abolie plus tôt en France, et les structures autoritaires et verticales ont tout de même leur tradition en Allemagne…

Dans la mesure où en France les cadrages sont absolument dominants, il y a une réaction régulière qu’on peut appeler « transgression ». C’est ce qui permet aux Français de ne pas perdre cette force vitale qui, dans l’encadrement ou dans le dressage, est mise à mal. Hegel dit que les Français ne peuvent changer les choses qu’en provoquant une forte secousse, car ils n’acceptent pas que les choses changent continument. Les Allemands — et là, on retrouve l’opposition entre révolution et réforme — sont dans l’acceptation de la transformation continue. Ils n’ont pas besoin de révolution, ils se réforment progressivement, parce qu’ils admettent le mouvement. Les Français sont conformistes au sens étymologique du terme : ils adhèrent à la forme, ils lui donnent une importance que les Allemands ne connaissent pas — de ce fait, ils sont obligés de briser la forme régulièrement. Et là, c’est la révolution. C’est parce qu’ils sont dans la stabilité qu’ils choisissent la transgression : c’est un phénomène second qui résulte du rapport à la forme, à l’informe, au statique, au dynamique. Les Allemands s’imposent en revanche une discipline, une espèce de rigidité : le mouvement perpétuel est aussi une forme d’insécurité, une menace. Les Allemands sont en fait chaotiques. Au cours de l’Histoire, l’Allemagne n’a jamais eu une forme. On voit très bien ce qui menace les Allemands quand ils sont angoissés par la prolifération des individualités dans une démocratie, par exemple : la tentation totalitaire, c’est la volonté de maîtriser tout ça. La discipline fait partie de ces remèdes.

Le roman français, de Stendhal à Proust, décrit les stratégies d’ascension sociale à partir d’une intériorisation des codes sociaux — par exemple quand, dans Le Rouge et le Noir, l’abbé Chélan explique à Julien Sorel les usages du monde. L’ordre social n’est pas mis en question. Mais celui qui bouge est celui qui sait jouer avec — Lucien Leuwen, par exemple. Par contre, dans le roman allemand du XIXe siècle, le Entwicklungsroman, Wilhelm Meister (Goethe), der grüne Heinrich (Gottfried Keller) ou Hans Castorp (dans La Montagne magique de Thomas Mann) sont des types qui vont imposer leur personnalité contre tout : leur famille, l’ordre social. Le mot personnalité n’a pas le même sens en allemand et en français. Les « personnalités » sont un peu comme des préfets… tandis que dans Persönlichkeiten il y a plus l’idée rousseauiste de l’épanouissement de la personne.

Prenez, dans le domaine de la sociologie, Durkheim et Weber, qui sont à peu près contemporains. Durkheim part des structures sociales et explique l’individu par une interférence de ces structures. Weber part des individus et se demande : comment se fait le lien social ? Vous avez de nouveau le même mouvement : c’est statique au départ et ça bouge ensuite en France. En Allemagne, ça bouge au départ, jusqu’au point où cela devient menaçant et doit être dominé. C’est ainsi que Wilhelm Meister et der grüne Heinrich finissent par devenir d’une certaine manière raisonnables. C’est terrible quand on pense que c’est dialectique.

Vous décrivez justement l’« entre les langues » comme un espace de création qui nourrit la poésie et vous opposez ce qui rend la langue vivante à ce qui la réduit à un outil de communication. Vous dites aussi que la langue maternelle peut être issue de plusieurs langues. Que pensez-vous des rapports récents sur la prévention de la délinquance qui visaient à obliger les enfants de famille d’immigrés à ne parler que le français ?

Dans un livre que j’ai fait avec Pierre Judet de la Combe, L’Avenir des langues, je distinguais langues de culture et langues de service. Une langue de culture permet de créer dans la langue, une langue de service est arrêtée parce qu’elle rend service, précisément, en raison de son univocité. C’est là le vrai critère distinctif. Quel que soit le mélange des langues, les langues de culture offrent des possibilités incomparables de s’articuler, et une langue dans laquelle je suis capable de créer est une langue qui permet de se libérer. Or on peut imposer une langue de culture comme langue règlementaire, et ce faisant la transformer en langue inféconde et de service.

De ce jeu entre les langues, Rilke donne un exemple extraordinaire. Au moment où il s’installe dans le Valais, il ne parvient plus à écrire de poèmes depuis dix ans. Il commence à traduire Verlaine et se met à écrire des poèmes en français pour « décoincer son allemand », dit-il. Il publiera alors les Sonnets à Orphée, dans un allemand qu’on n’avait encore jamais entendu. Le français l’a libéré. On peut donc avoir accès, dans une langue, à des niveaux de créativité tout à fait différents : cette créativité est toujours portée par le désir.

Ce ressourcement à une langue étrangère que vous évoquez ici pour Rilke n’évoque-t-il pas l’expérience intime que fait chaque être parlant dans sa petite enfance, celle de la jouissance de la langue dont le sens reste encore étranger ?

La langue de l’immédiateté sensorielle qui est celle de la petite enfance est constitutive d’un fond de résonances que nous retrouvons dans toutes les langues que nous parlons. Je proposerais trois temps pour décrire ce rapport à la langue : d’abord celui de la résonance initiale (qui passe par le son, le rythme, le phrasé de la langue) ; ensuite celui de la langue réglée, qui est une perte (la maîtresse, contre la langue que la mère tolère, dit « ça ne se dit pas comme ça »), et d’ailleurs le même phénomène a lieu avec le dessin : au début les enfants sont tous géniaux quand ils dessinent mais quand on leur montre comment il faut dessiner, ils perdent ce génie et deviennent tout à fait nuls. Enfin il y a un troisième temps, où celui qui était devenu nul en dessin va de nouveau, par l’écart, devenir incorrect et créer. Il en va de même pour le temps de la création linguistique. La puissance artistique consiste à parvenir, sur le mode réflexif, à une intégration de cet écart. On peut encore le dire autrement : si je prends la Philosophie des formes symboliques de Cassirer, il y a trois moments, le mythe, le langage et ce qu’il appelle Darstellung, la présentation. Le mythe, c’est l’interpénétration de toutes choses, l’animisme : quelqu’un peut m’habiter, je peux devenir l’aigle, tout peut se transformer en tout, c’est la terreur. Puis, avec la langue, le sujet se sépare de l’objet, c’est la grammaire et nous entrons dans un monde réglé ; mais on paie le recul de la terreur par une perte de volupté, et c’est là qu’intervient le travail du poète qui refait dans la langue ce qui se passait avec le mythe mais symboliquement, en usant d’allitérations, de rimes, etc. L’art est donc une réfection, qui est toujours guidée par une nostalgie, inavouée ou pas, c’est son vrai ressort…

Pour commenter votre bifurcation de la philologie vers la philosophie, vous dites qu’il est compliqué de rester assis pour écrire, et vous citez une phrase que votre ami Jean Bollack, lui-même philologue et philosophe, tenait de l’un de ses professeurs : « Intelligents nous le sommes tous, mais il faut avoir les fesses solides. » La philosophie donne plus de jambes que la philologie ?

J’ai écrit en 1972 un petit texte intitulé « Nietzsche et la philologie » [2] pour expliquer le rapport que Nietzsche entretenait avec ce qu’il écrivait. J’y montre que Nietzsche a toujours voulu être médecin, philologue, psychologue pour corriger l’élan trop optimiste de la philosophie. Là où la philosophie veut aller très loin, la philologie ou la psychologie, ce qu’il appelle « la science », refroidit et oblige à contrôler. C’est pourquoi je n’ai pas abandonné la philologie pour la philosophie, j’ai fait les deux en parallèle en permanence. J’ai fait des études de lettres classiques et de philosophie comme c’est normal en Allemagne et, arrivé en France, j’ai travaillé avec Bollack quatorze heures par jour tout en étant contraint d’enseigner la philosophie à la Sorbonne — je menais donc une double vie là encore… Le surplomb, c’est le rêve des philosophes qui voient grâce à des conceptualisations les choses s’organiser. Mon travail consiste à ne pas rester là-haut. Le philologue, lui, est aveugle. Nietzsche dit qu’il n’a que le toucher, il ne voit rien, il est perturbé par une chose qui cloche…

De façon un peu bizarre, j’avais toujours en tête que l’attention flottante était exactement l’attitude requise pour aller du minuscule détail qui frotte à quelque chose de plus synthétique. L’entre, c’est ça aussi. Je suis entre la philologie et la philosophie, institutionnellement et de par mes activités, et au fond je ne crois pas à la philosophie seule.

Vous cherchez à retrouver dans les textes le sujet qui parle, sa voix. Comment vous êtes-vous positionné face à la mise en crise philosophique du sujet, dans les années 1960 et 1970, au profit de l’écriture, du vide, de la structure ?

L’idée qu’il faut déconstruire le sujet parce que nous vivons dans une civilisation scientifique et technique qui est le syndrome de la subjectivité comme maîtrise, et qui nous fait passer à côté d’une authentique relation au réel, est essentiellement heideggérienne. Elle méconnaît de façon dramatique que le vrai tournant a eu lieu avec Kant, qui pense entre l’objectivation et la subjectivation ; son sujet n’est pas un sujet substantiel. Ce qu’il appelle le sujet transcendantal est une fonction, il est vide, et ce qui se remplit c’est cet entre de la réflexion ; c’est là que s’élabore la connaissance authentiquement contemporaine. C’est en ce sens que le sujet auquel je pense est le sujet qui accepte l’écart, l’exil, la réflexivité. Dès lors, la connaissance est une construction portée par un accord intersubjectif sur les règles qui ont permis de la construire. Il y a donc du sujet partout, si vous voulez, mais pas du sujet massif et aveugle quant à sa dimension prétendument ultime. Il n’y a de sujet que dans la mesure où il se risque, dans la mesure où il s’ouvre, c’est là que le sujet laisse une trace…

Vous utilisez le terme de finitude quand vous parlez des arts. Vous considérez le sujet comme quelque chose qui a une structure et se réalise comme un objet d’art.

Oui : l’œuvre c’est l’individu que le sujet est devenu. Il va l’être dans le contrecoup d’une œuvre, avec les brèches et les insuffisances, il ne va pas être en tant que sujet une substance, il va être une ouverture. Ça vient du fait qu’on est affecté du dehors.

Les épisodes d’enfance que vous rapportez au début de votre livre, où ce « penser entre les langues » est déjà si présent, semblent s’éclairer de façon tout à fait freudienne dans l’après-coup. Ainsi lorsque vous racontez comment les yeux de votre père, qui ne voulait jusque-là rien savoir des horreurs du nazisme, se sont ouverts quand, pendant l’occupation, on lui a refusé la traduction de Hofmannsthal en français au prétexte que ce dernier était un demi-juif. Ce refus qui touchait la traduction, l’entre les langues, précipita pour lui un réveil, terrible…

Ce qui lui est arrivé quand soudain ses yeux se sont décillés, parce qu’il avait refoulé, refoulé, refoulé, c’est la mort — puisqu’il s’est porté volontaire sur le front de l’Est pour mourir. Il voulait mourir, il savait que sa vie avait été une erreur… L’entre les langues pour lui c’était l’abîme, il ne pouvait absolument pas vivre, c’était la chute.

Un peu plus tard, lors d’un ultime départ où vous devez tout laisser derrière vous, vous emportez votre livre des mythes grecs et une livre de petits pois séchés. Ce livre, vous le cédez ensuite à un officier français à qui votre mère et vous-même êtes très attachés et qui vous demande un souvenir de l’Allemagne. C’est un moment de séparation d’une grande émotion, cet homme a compté pour vous, vous lui offrez votre livre et vous gardez la livre de petits pois séchés. Cet épisode de votre enfance apparaît presque comme le point d’origine de votre réflexion sur « l’entre les langues »…

La livre de petits pois est vraiment un contrepoids ; c’est pour que le livre ne soit pas seulement le livre, il est d’une certaine manière dédoublé. Et là vous mettez le doigt sur quelque chose ! De fait, s’est joué de manière précoce dans mon existence quelque chose comme la fin de mon existence par anticipation. Tout est là, d’une certaine manière, et au fond, la réflexion est aussi au sens étymologique une flexion en arrière.

Quand Hegel était proviseur du lycée de Nuremberg, il faisait chaque année un discours pour la distribution des prix — ces discours sont des merveilles ! En 1809, il s’adresse ainsi à un ministre philanthropique, c’est-à-dire utilitariste, et il essaie de lui expliquer pourquoi il est important d’apprendre des choses très éloignées de toute utilité, y compris les langues anciennes. Il a alors cette phrase magnifique : la petite douleur de la séparation n’est rien en comparaison de l’infini plaisir qu’on éprouve en retrouvant ce qu’on a abandonné un temps. Hegel dit clairement qu’on s’éloigne pour revenir.


Heinz Wismann place la notion d’écart au centre de l’autobiographie intellectuelle qu’est son dernier livre, Penser entre les langues. Pour comprendre ce qu’est l’écart, le philosophe s’appuie sur le clinamen épicurien (la théorie de l’écart dans la chute des atomes). Mais l’art et la littérature participent aussi en tant que gestes de ce qu’il appelle écart, « ce petit péché qui consiste à ne pas coller au réel ». Heinz Wismann donne, entre autres, l’exemple de Franz Kafka qui, subissant l’autorité de son père, la convertit monstrueusement dans ses livres, produisant ainsi un écart. Et il cite Max Brod qui, à ce propos, raconte que Kafka lisant ses propres textes était secoué d’un rire incoercible. S’il est juste de penser à Wismann comme à un philosophe et à un philologue, il ne faut pas pour autant oublier en lui le traducteur (d’Épicure et de Kant), le passeur (de l’œuvre de Walter Benjamin) et enfin, avec ce livre, le conteur, qui use du récit et de l’anecdote, et creuse autant d’écarts que peut le supporter la philosophie.

Bibliographie sélective

  • Héraclite ou la Séparation, en collaboration avec Jean Bollack, Paris, Minuit, 1972.
  • Walter Benjamin et Paris, Paris, Le Cerf, 1986.
  • Les Avatars du vide. Démocrite et les fondements de l’atomisme, Paris, Hermann, 2010.
  • Penser entre les langues, Paris, Albin Michel, 2012.

Notes

[1Juriste et constitutionnaliste de la République de Weimar dont les théories ont justifié l’État national-socialiste.

[2In Nietzsche aujourd’hui, 10/18, 1973, II, pp. 325-335.