Une vie non fasciste nouvelle introduction
par Vincent Casanova, Joseph Confavreux, Laurence Duchêne, Dominique Dupart, Carine Fouteau, Stany Grelet, Paul Guillibert, Thibault Henneton, Xavier de La Porte, Aude Lalande, Philippe Mangeot, Petra Neuenhaus, Carole Peclers, Lise Wajeman & Pierre Zaoui
Illustrations d'Antoine Perrot
On vit tous, depuis plus d’un siècle, sur une ligne de crête : un pas de plus, un pas trop loin en trépignant dans son bon droit et on tombe dans le fascisme ou on le voit surgir subitement en soi, ou encore on le sent nous traverser comme un flux irrésistible et anonyme. C’est avant tout pour cela que nous tenons encore à employer le mot « fasciste ». On ne peut pas renoncer à employer un tel terme au nom de sa confusion avec d’autres formes peu sympathiques de politique (populisme, racisme ordinaire, autoritarisme classique…), puisque le propre du fascisme est justement de tout confondre, de tout mélanger, de tout ensorceler. Les affects fascistes ne sont pas solubles dans une logique de camps ou de classes. On les retrouve partout, de l’extrême-droite à l’extrême-gauche, en passant par de policés ministres de l’Intérieur ou du Budget prétendus de centre-gauche. Bref, parce que le premier danger est de découvrir le fascisme non pas en l’autre mais en soi : dans une pulsion raciste insoupçonnée, dans une subite fureur de destruction, dans le sentiment irrépressible d’un « tous pourris », dans une haine impuissante ressassant ses échecs répétés. De ce point de vue, le plus important, face au fascisme, est de se demander comment s’en protéger avant d’en accuser les autres depuis le bunker de sa bonne conscience, ou de pointer du doigt les nouveaux ventres féconds de la bête immonde. Même si Dieu sait — et il n’est pas le seul — combien les fascismes menacent aujourd’hui, partout : en France, en Hongrie, en Europe, aux États-Unis, de la Pologne aux îles Kouriles, en Syrie, en Égypte, en Israël, dans la péninsule amérindienne, en Norvège, au Pérou, chez les Tchèques, au sud des Abruzzes, au printemps, l’été même, parfois la nuit, en Turquie, en Chine, à Djibouti et au Kenya, partout. Mais commençons par tester nos propres capacités de défense véritablement non-fascistes. Michel Foucault a écrit en 1975 une flamboyante préface à L’Anti-Œdipe de Deleuze et Guattari qui s’intitulait « Introduction à la vie non-fasciste ». Tentons de lui redonner une forme actuelle. Une sorte de vade mecum par gros temps.
1. Remballe
Le plus souvent le fasciste, homme ou femme, a des couilles, et aime à le montrer. C’est même une façon assez simple de le repérer : il est amoureux de sa testostérone, il en laisse échapper des bouffées tout le temps. Ce n’est pas tant qu’il soit misogyne ou machiste — tout le monde l’est, au moins un peu, filles incluses — il est viriliste avant tout. Ce n’est pas tant qu’il soit violent — il y a des violences audibles, des colères qu’on aimerait voir se déclencher — c’est qu’il aime la violence appuyée à la domination et à l’humiliation.
Le machisme porte en lui le fascisme, certes, mais il ne l’égale pas. Non qu’on aime ces petites et grandes misogynies qui se cachent et s’infiltrent partout, dans des gestes, des oublis, des promptitudes à s’arroger des privilèges ou à signifier sa supériorité, mais le virilisme est autrement dangereux, autrement mortifère, autrement exalté par les vrais fascistes, ou par le petit fasciste qu’on a en soi. C’est un besoin de guerre. Pas un besoin psychopathologique ou enfantin un peu curieux, mais un besoin politique. Il réclame de pouvoir distinguer entre les couillus et les lâches, de fabriquer des frontières et des hiérarchies, de marquer son territoire et son autorité, à coups d’insultes, de cognes, d’intimidations. Marine Le Pen est du côté du phallus. À fond. Elle adore la guerre et trouve que celles enclenchées ne sont jamais assez fortes : la guerre à la drogue, la guerre aux étrangers, la guerre au Mali, la guerre aux islamistes (au nom de laquelle elle dénonce les projets d’intervention en Syrie, le très viril Bachar semblant mieux lui plaire qu’une incarnation fantasmée de son ennemi numéro un). Elle hausse chaque fois le ton, plus haut, plus fort. Car le (ou la) viril(e) fasciste adore se mettre en colère. Et il la tourne comme une puissance : ergots, grosse voix, tempête, vas-y je sors mon gun. La colère des dominés a une autre allure. Django (unchained) dézingue tout le monde mais ce n’est pas par virilisme. Il est en colère. Sa colère n’est pas du côté de la puissance, elle est du côté de la libération. « Ne tombez pas amoureux du pouvoir », disait Foucault. Être non fasciste ce n’est pas régler le problème de la violence, ni résorber l’inépuisable jeu des tensions minoritaires, c’est en finir déjà avec la virilité — en d’autres termes avec l’amour des hiérarchies et de l’autorité. Remballe ce phallus. Range-le donc, ce petit bâton avec lequel tu entends faire la loi. On a autrement plus important à faire.
Range-le donc, ce petit bâton avec lequel tu entends faire la loi. On a autrement plus important à faire.
2. Soyons précis
Ce n’est sans doute pas un hasard si l’auteur de « L’introduction à la vie non-fasciste » est en même temps celui qui a promu la figure de « l’intellectuel spécifique », attentif à des problèmes déterminés dans des lieux et des temps déterminés, contre celle de « l’intellectuel universel », soucieux avant tout d’énoncer une vision du monde vraie et juste pour tous. Car s’il est un trait dominant du fascisme, c’est justement d’écraser tout problème spécifique au nom d’un Universel négatif et personnalisé : le Cosmopolite, le Communiste, le Juif, l’Ennemi de l’intérieur ou l’Ennemi de l’extérieur. On pourrait appeler cela « la stratégie de l’épouvantail universel », consistant à la fois à fondre les grands enjeux économiques ou géopolitiques dans les problèmes privés de voisinage, et à élever ces mêmes problèmes au rang de nouveaux enjeux économiques ou géopolitiques décisifs. L’épouvantail universel est un monstre biface : sur une face on peut reconnaître son voisin le plus ordinaire, sur l’autre face l’étranger le plus lointain fomentant des complots épouvantables. Or on ne peut pas résister à une telle stratégie avec le simple espoir d’une justice ou d’une vérité universelles : à la fin, c’est toujours l’épouvantail qui gagne parce que la peur et la haine — presque toujours relancées par l’épreuve du réel — sont sur la durée des affects toujours plus puissants que l’espérance, presque toujours déçue. Quand on a peur de l’autre, ou quand on le hait, la première expérience que l’on en fait ne peut être qu’une confirmation — on connaît cela depuis nos premières expériences de compétition (sportive ou scolaire). Au contraire, le destin de toute espérance, toujours trop abstraite et indéterminée, est d’être sans cesse déçue — on connaît cela depuis nos premiers cadeaux d’anniversaires. Pour résister à de tels épouvantails, il ne faut donc pas opposer des idéaux absolus de justice ou de vérité, mais revenir à des enjeux singuliers et précis, préserver les différentes échelles de problèmes, sauvegarder le sens de l’autre qui n’est jamais tout ami ou tout ennemi.
Aujourd’hui, un tel épouvantail peut prendre plusieurs noms à majuscule : Islam, Libéralisme, Finance mondialisée. Il faut refuser d’y croire : l’Islam, pas plus que « le » Libéralisme ou « la » Finance mondialisée, n’existent. Au mieux existe une multitude de courants religieux musulmans, une multitude de conceptions du libéralisme, et encore des formes altermondialistes de financement de l’économie marchande et non-marchande. Combattre le fascisme ne peut pas revenir à combattre la peur par l’espoir ou combattre un épouvantail par un autre. Combattre le fascisme revient à combattre la peur et tous les épouvantails consubstantiellement imprécis par la précision et par la spécification des agencements et des luttes économiques ou politiques.
3. Commencer par soi
Postuler qu’on s’enrichit de la différence est une chose. S’auto-appliquer ce programme en est une autre. Tout se complique quand on rétrécit la focale sur son pré-carré, comme dans ces scènes de cinéma où la caméra survole une banlieue avant de se poser sur une boîte aux lettres. L’Autre — avec une majuscule —, évidemment qu’il fait partie de moi, bien sûr que rien ne me sépare de lui, si ce n’est les discours du pouvoir.
Mais qu’advient-il dans nos pratiques de tous les jours ? Le désir de l’entre-soi est en embuscade à tous les coins de rue : sur le chemin de l’école, du travail, des loisirs. Évidente dans les statistiques, la reproduction sociale devient invisible lorsqu’elle nous concerne. Les pauvres, les Noirs, les femmes voilées sont tolérés, ils peuvent même obtenir des droits. Mais loin de chez nous. Not in my backyard. Partager le même quartier, les mêmes écoles, le même travail, pas trop.
La tendance à recréer des frontières infra-étatiques, à l’intérieur même des quartiers, se traduit par l’émergence, dans l’espace médiatico-politique français, d’une nouvelle catégorie de personnes : les riverains. Les riverains sont des personnes qui vivent à côté d’un bidonville, désigné comme un « campement de Roms », qui ne sont pas plus racistes que ça, qui, à l’occasion, sont immigrées, mais qui sont, selon l’expression d’usage, « exaspérées » par leurs indésirables voisins. Exaspérées au point qu’un jour ou l’autre il n’est pas exclu qu’elles lancent un ou deux cocktails Molotov.
Pas besoin néanmoins que ça dérape pour apercevoir des tentations fascistes dans la banalité de l’arrière-cuisine des riverains : la nôtre. Les dérives de l’entre-soi, comme les décrit Georges Perec dans La Vie mode d’emploi, replient chacun sur son intérieur, la couleur de la moquette, la qualité de la viande, les vacances au soleil, et transforment en ennemi tout ce qui se trouve de l’autre côté du paillasson. Dans toutes les campagnes, les haies sont objets de haines viscérales. Les ascenseurs des immeubles des zones urbaines sont remplis d’affichage appelant à se méfier d’un tel ou d’un tel. Pour ne pas mourir fasciste — on le pressent — les bouleversements à opérer dans la vie quotidienne sont innombrables, et risquent de tétaniser les plus volontaires. Pour ne pas ne rien faire — pour enclencher un processus — le plus urgent est de commencer par soi. Je décolonise mon esprit. Je décolonise mes réflexes. Je refuse la routine. Je ne terrorise pas mon entourage. Je ne me laisse pas terroriser. Je décloisonne. Je provoque des rencontres. Je me disperse dans la foule. J’arrête de considérer mes amis, collègues et voisins comme moi-même et plutôt que d’apprécier leurs ressemblances, je jouis de leur différence radicale.
L’épouvantail universel est un monstre biface : sur une face on peut reconnaître son voisin le plus ordinaire, sur l’autre face l’étranger le plus lointain fomentant des complots épouvantables.
4. Quelles communautés ?
Dans quelles conditions la notion de communauté est-elle utilisable ? Sachant qu’elle est lourde, cette idée de communauté, lourde de son passé nationaliste et du romantisme des origines. En son nom, on a mobilisé les masses contre l’aliénation par la société moderne, pour la souveraineté nationale, l’unité du peuple et l’identité collective. Mais la communauté a aussi été un mot clé des luttes contre l’ordre dominant et pour l’égalité, pour la participation et l’émancipation.
Si on parle de communautés — au pluriel — évitons tout d’abord de les fantasmer authentiques, permettant une vie non aliénée. La communauté perdue ou attendue — mais inexistante — c’est le rêve nostalgique ou utopique, tendance romantique, qui a été instrumentalisé par les fascistes. Bouchons-nous un peu les narines dès que nous nous entendons faire appel à un sentiment commun d’appartenance ou à la synchronisation des mouvements de l’âme.
C’est cependant un contresens que de rejoindre l’anti-communautarisme ambiant pour échapper aux communautés dévorantes et aux fascismes naissants. Car, là où le discours républicain se réfère à l’universel, il désigne une communauté puissante et incroyablement normée. Le racisme, composante constitutive du fascisme, se déguise volontiers en défense des valeurs républicaines et universelles contre leur mise en danger par des communautés minoritaires. Cette tentation a même été inscrite dans la Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen quand elle a créé de l’égalité en faisant exister des exclus. La tentation fasciste n’est pas étrangère aux revendications universalistes et républicaines quand elles exigent que, pour appartenir, il faille de se défaire de tout signe d’une autre appartenance. Les efforts du FN pour prouver sa nouvelle normalité sont très parlants à cet égard. C’est la norme qui est ici au centre d’une pensée soucieuse de tout contrôler et anxieuse devant l’apparition de collectifs divers. Bien sûr, elle permet des écarts, mais seulement tant qu’ils restent mesurables, utiles et intégrables.
Pour ne pas être écrasés par le pouvoir étatique, rien de mieux que la formation de communautés instables et provisoires. À condition de multiplier les liens, de désindividualiser le quotidien, et de ne pas faire de l’appartenance à une minorité une identité. Vivons des solidarités transversales : c’est l’expérience de la discrimination et de la stigmatisation qui rapproche les LGBT, les immigrées, les sans-papiers, les pauvres, les juifs, les musulmans, les roms. De telles appartenances nous marquent et imprègnent notre quotidien, mais elles doivent aussi nous enseigner une vue large et une oreille fine et réceptive aux critiques, aux plaintes, aux souffrances et aux difficultés des individus appartenant à d’autres minorités que la nôtre. Que le mouvement s’arrête et c’est la nécrose. Le fascisme est le nom de cette nécrose.
Faire partie d’une communauté ne signifie pas renoncer à sa liberté, mais savoir que toute liberté est située et orientée. Cela signifie voir par exemple que, pour résister à la privatisation néolibérale, la propriété commune et la participation démocratique sont des pratiques viables. Ou vivre un devenir commun sachant qu’il est sans fondement et doit être continuellement inventé, sachant que la précarité, l’hétérogénéité, la différence et la crise en sont les paramètres les plus productifs. Cela signifie que nous ne nous soucions pas de l’identité du commun, mais des possibilités de donner une forme politique au commun. Il n’y a pas de groupe constitué mais des tendances à l’individuation.
5. Dégonfler la question religieuse
Considérons toujours les questions de religions — la « question juive » hier, le « problème de l’Islam » aujourd’hui — comme des questions politiques secondaires. Certes, le premier usage politique des religions consiste à s’en servir pour abrutir les masses. Mais faire de la religion en général ou d’une religion en particulier son ennemi principal est tout aussi abrutissant, empêchant de voir et ses beautés marginales et les autres problèmes, par exemple la consommation de masse largement aussi efficace en ce domaine.
Ce fut très vite la position de Marx : priorité à la question sociale. C’était la position libérale originelle, celle d’un Hume ou d’un Kant : priorité à la défense des libertés fondamentales, dont la liberté de culte. Et c’est toujours une position extrêmement salutaire. Non seulement, elle interdit d’avance toute stratégie d’amalgame ou de bouc émissaire qui conduit à renoncer à un moment ou à un autre à la démocratie au nom de la laïcité (regardons ce qui se passe en ce moment en Egypte ou en Syrie), mais elle permet aussi de diviser l’ennemi. Cela dit, une question secondaire n’est pas une non-question. Mais c’est une question qui, politiquement, ne peut se poser qu’à l’intérieur de questions plus importantes et plus vastes : celle des inégalités socio-économiques, celle des luttes géopolitiques pour le contrôle des hydrocarbures, celle d’un certain terrorisme chiite, celle d’un autre terrorisme sunnite, celle du mariage pour tous, celle de l’occupation des territoires palestiniens par Israël, celle de l’omniprésence des Églises dans les comités d’éthique, etc.
Car, politiquement, la précellence donnée aux questions religieuses, c’est justement le fascisme.
6. Halte au fachocopillage !
On ne sait pas exactement quand ça a commencé. Sans doute il y a fort longtemps. Le socialisme n’a-t-il pas déjà été déclaré national dans le passé ? Mais le glissement continue bon train : ils sont nombreux ces combats, historiquement associés à la gauche, que les fascistes nouveaux ont fait leurs. Sauf que derrière le vernis du lexique républicain de la laïcité et de la défense des services publics, derrière la critique du néolibéralisme de l’Union européenne et les appels du pied aux « minorités » — homosexuels, juifs, femmes — prétendument menacées en France par un « fascisme vert » (islamisme), ce sont des monstres à mille têtes qui ont surgi. Face à une telle prédation, certains continuent de penser qu’il ne faut pas céder et occuper le terrain sans se préoccuper des effets de confusion. Le « peu importe avec qui l’on parle, les choses doivent être dites » constitue la ligne de ceux qui entendent résister au politiquement correct des « biens pensants ». En citant Marx ou George Orwell, le radical antidogmatique pense être immunisé. Mais une telle stratégie est dangereuse face aux bombes à fragmentation que sont devenus ces combats.
Le principe de ces bombes est simple, peu coûteux et dévastateur : en explosant, elles libèrent des milliers d’éclats qui se propagent aléatoirement à toute vitesse alors que la cible visée reste indemne. Et c’est comme cela que l’ennemi devient l’antifascisme plutôt que le fascisme, l’antiracisme plutôt que le racisme, le racisme anti-blanc plutôt que le racisme institutionnel, le multiculturalisme plutôt que la xénophobie… Pour éviter un tel désastre, on n’a pas encore trouvé mieux que de ne pas se faire la guerre. Mieux vaut se déplacer sur un autre front afin de refuser les armes de l’adversaire. Plus que jamais, les hérauts du féminisme, de l’anti-capitalisme-néolibéralisme, de la laïcité, des services publics doivent faire gaffe.
Car dans une vie non-fasciste, il n’y a pas de place pour la ritournelle pauvrement dialectique des « bonnes questions, mauvaises réponses ». Un exemple suffit : pour lutter contre le démantèlement des services publics, Marine Le Pen recycle l’« État stratège ». Elle préfère cette formule à celle d’« État fort » qui sentait un peu trop son parfum autoritaire. On voit bien les raisons de ce choix : la formule est soluble aussi bien dans l’imaginaire militariste du gaullisme que dans celui du dirigisme du communisme français ; elle fait fond sur une crise de l’État, sur les coupes budgétaires des services publics déconcentrés, les privatisations, les cortèges de licenciements industriels. Mauvaise réponse, certes, parce que les retours du Plan, de l’État entrepreneur-modernisateur ainsi que de la mystique productiviste dissimulés dans cette formule d’« État-stratège » ne nous tireront pas d’affaire. Et parce que la nostalgie n’est pas une politique. Mais surtout, mauvaise question : ce n’est pas la question de l’État (central) qu’il faudrait poser, mais celle des services collectifs — la santé, l’éducation, la culture, les transports, l’énergie…
7. Un peu de joie pour les gueux !
S’il existe encore, le peuple de gauche est manifestement atteint d’un triste syndrome qui limite sa résistance aux affects fascistes : une complète incapacité à se réjouir des quelques victoires qu’il a remportées depuis qu’il a chassé Sarkozy. Car objectivement, il en a remporté, et même d’assez belles. Mais aucune ne le réjouit, toutes lui semblent insuffisantes, dérisoires, pire : illusoires. La suppression de la circulaire Guéant pour les étudiants étrangers ? C’était la moindre des choses, on ne va pas quand même pas dire merci. La légalisation du cannabis thérapeutique ? Elle ne concerne que le cannabis thérapeutique, pas de quoi s’en rouler un. L’accès facilité à l’acquisition de la nationalité française ? C’est l’endroit d’une politique dont les expulsions sont l’envers, et celles-ci ne diminuent pas, au contraire. L’ouverture du mariage aux couples de même sexe ? C’est une « amère victoire » qui a laissé intact le droit de la filiation, voire une manœuvre pour cacher aux masses les vrais problèmes et les vraies saloperies : chômage, austérité, concessions au patronat. Le projet de suppression des peines plancher ? Il ne va pas assez loin. Le projet d’encadrement des loyers et de garantie publique des baux ? Pareil. La titularisation de 28 000 auxiliaires de vie scolaire ? Pas au courant. Quoi qu’il fasse, le gouvernement de François Hollande s’en prend plein la tronche, y compris et d’abord sur sa gauche : dans les conversations politiques, sur les réseaux sociaux, dans la presse de gauche, tout devient preuve à charge dans un vaste procès en indécision, en insuffisance, voire en mensonge et en trahison.
On peut certes y voir un signe de santé démocratique, la transformation d’un espace politique désormais plus horizontal, le fait d’un peuple affranchi des disciplines d’appareil et des crédulités médiatiques, plus critique, plus prompt à l’indignation, plus exigeant — un peuple de gauche post-mitterrandien. On peut également y redécouvrir un vieux pli, constitutif de l’ethos de gauche : si être de gauche, fondamentalement, c’est ne pas souffrir les obstacles qui nous séparent de l’égalité, alors forcément la moitié parcourue du chemin ne détournera pas nos regards de celle qui est devant nous, et nous ne serons jamais contents. Mais on peut aussi y voir une énorme erreur stratégique.
Le problème est triple. 1- Ne pas pouvoir ou ne pas vouloir identifier ce qui dans la politique d’un gouvernement vaut mieux que celle du gouvernement précédent, ni faire la différence entre ses composantes, pourtant manifestement hétérogènes et rivales, et faire, au contraire, l’inventaire minutieux des continuités avec la politique de Sarkozy, sans jamais saluer franchement les ruptures, si ténues soient-elles, c’est prendre le risque d’alimenter — en premier lieu en soi-même — ce bon vieux « tous pourris ». 2- Tactiquement, s’interdire de saluer telle ou telle avancée de gauche, c’est détruire toute incitation, pour ceux qui nous gouvernent, à infléchir leur politique dans notre direction : dans les démocraties d’opinion, les politiques ne vont pas là où on les conspue ; et quand, pour s’attirer des faveurs, il n’y a plus que la guerre ou la haine envers les minorités, ils y vont. 3- Surtout, se dire déçu ou trahi par un président de gauche parce qu’il n’a pas radicalement changé nos vies, c’est avouer en creux qu’on considère que le centre du pouvoir, le foyer de la puissance politique, c’est lui. C’est honorer malgré soi et en négatif un culte du chef, ce qui n’est sans doute pas la meilleure manière de s’armer contre le fascisme. Symétriquement, ne pas savoir applaudir ce qui, dans la politique gouvernementale, vient répondre à un espoir, une attente, une revendication auxquelles on tenait et pour lesquelles on s’est battu, c’est refuser d’applaudir sa propre victoire, et abdiquer sa puissance de gouverné. Saluer telle mesure, quand elle rejoint ce qu’on voulait, ce n’est pas une allégeance aux gouvernants, c’est une arrogance de gouverné. L’arrogance de celui qui n’a que faire des gouvernants : refuser d’avance de les aimer et d’y croire, c’est refuser aussi bien d’être déçu que de les haïr. Il aura fallu quinze ans aux socialistes pour voter l’égalisation du mariage ? Et alors ? Cela prouve seulement que nous avions quinze ans d’avance. Bref, contre le fascisme, cultivons un franc et sain narcissisme politique.
Contre le fascisme, cultivons un franc et sain narcissisme politique.
8. Ah oui, le capital, oui.
On connaît la thèse classique marxo-gauchiste, de Daniel Guérin et alii (un chouette gars) : le fascisme c’est le capitalisme. D’abord par le bas, le petit-patronat, puis, quand il n’y a plus de profits à sauver même pour les gros, par le grand patronat qui le soutient alors de tout son poids — dernier rempart en papier contre le fascisme devenant son plus fervent soutier. Le capitalisme et sa dynamique d’expansion, des puissances qui s’autonomisent (les marchés financiers dopés au trading à haute fréquence), devant lesquelles les États baissent la tête ou s’agenouillent, et pour lesquelles des gens crèvent ; et aujourd’hui, le capitalisme comme une énième fuite en avant technoscientifique, la soif de profits inextinguible, doublée du développement de dispositifs de contrôle (ou du moins d’influence) des consciences pour perpétuer le consumérisme. Le mal, le fascisme, ce serait le capitalisme, sans souci des personnes. Pendant ce temps, les classes dominantes, elles, se retirent, bien à l’abri, comme sont à l’abri au moins 20 000 milliards de dollars dans les paradis fiscaux.
Mais inutile de gloser plus avant sur le sujet. Le capitalisme est une des choses les plus réfléchies qui soient. Ce qui rend son appréhension à la fois très claire et très confuse, sa domination si écrasante et ses manifestations si vaporeuses. Sa complexité dynamique nous échoit en partage : la reconnaissance de cette évidence est la prémisse de toute vie non-fasciste. Avec l’arme de la critique, et la conscience qu’elle « ne saurait remplacer la critique des armes ». La proposition de Guérin n’est sans doute même pas fausse. Mais elle est un peu courte, elle ne donne aucune arme pour résister concrètement à l’articulation capitalisme-fascisme, surtout quand on n’a pas le sou.
9. Un fascisme économique ?
Si l’on vit sous le règne permanent des « enjeux économiques », des « choix économiques à faire », n’y a-t-il pas déjà là quelque chose de fasciste ? S’il n’y a pas de pensées économiques ouvertement fascistes qui aient marqué cette discipline, on ne peut quand même pas oublier que le grand Keynes a fait preuve d’un manque de clairvoyance assez criant face aux débuts du nazisme lorsqu’il voyait dans la politique économique d’Hitler une application de ses thèses de relance par l’État. Ni que Schumpeter a fricoté avec le parti nazi américain. Ne sont-ce que des questions d’hommes très mal avisés à un moment de leur vie ? Sans doute, mais on peut au moins en tirer une leçon : les économistes et les questions qu’ils abordent ne seront jamais une barrière, un rempart contre le fascisme. Pour le dire autrement, la science économique, cette science humaine qui ne cesse de se vouloir science dure, peut toujours être assujettie à un désir fasciste, peut-être justement parce qu’elle est trop humaine, bon gré, mal gré.
D’où retenir que les choix économiques peuvent toujours être mis au service d’une politique fasciste, comme d’une politique non-fasciste. Se souvenir aussi qu’aucune décision économique ne s’impose sans qu’elle soit le résultat d’une délibération. Par exemple, prêter à des banques des milliards d’euros après qu’elles ont été au cœur de la bulle qui a produit la crise : certes on peut choisir de les sauver pour éviter que les effets de leurs faillites soient bien pires que de leur apporter une aide étatique, mais en aucun cas on ne peut penser qu’il n’y a pas de choix. Car la rhétorique du « il n’y a pas de choix » (There is no alternative) nourrit sinon le fascisme lui-même, au moins les affects fascistes : elle en est un ressort puissant, et tout particulièrement dans le domaine économique aujourd’hui. Comment ne pas voir que le refus de mettre sur la table les éléments contradictoires qui président aux choix économiques attise le soupçon de la manipulation, rend inaudible toute argumentation et pousse au fond les citoyens à se détourner de ces choix ? La question récurrente en Europe de l’appartenance à la zone euro et des contraintes qui en découlent, le débat sur la limite du montant autorisé de la dette publique aux États-Unis d’une autre manière, ont flatté de fait les penchants fascistes, alors même qu’ils constituent des débats essentiels. Peut-être parce qu’ils ont pris la forme de dialogues de sourds, ou bien parce qu’ils sont toujours présentés comme trop complexes pour que la solution ne soit pas simple et unique. En d’autres termes, défendre la complexité c’est aussi parfois refuser le simplisme des solutions toutes faites que chérit toute politique fasciste. Et disons-le tout net : les résultats économiques n’ont de sens qu’à l’aune de l’état de la société qui les a obtenus. On ne peut qu’être consterné d’entendre tenu pour acquis qu’ « au moins, économiquement, Hitler a réussi à redresser l’Allemagne dans les années 1930 ». Car la focalisation sur les enjeux économiques est invraisemblablement pauvre : quoi de plus « facile » que de faire baisser le taux de chômage en interdisant à une large partie de la population de travailler ou de se déclarer chômeuse ? Le fascisme c’est autant « l’horreur économique » que sa dénonciation. On ne peut donc pas davantage s’en sortir en niant la science économique qu’en s’y pliant comme à une nécessité : il faut descendre dans l’arène.
Un fasciste est quelqu’un qui ne s’excuse jamais, surtout quand il est en tort.
10. Gare aux bouffons !
Longtemps, on a cru les choses simples, on aimait les bouffons. On comptait sur leur façon d’envoyer valdinguer le grand esprit de sérieux et l’amour des majuscules qui font le lit des fascismes. On savait la puissance corrosive du grotesque, de ces bouffonneries assumées qui démasquent le tyran, montrant chez lui la canaille ou le bouffon qui s’ignore : Hitler avait volé sa moustache à Charlot, Chaplin faisait d’Hitler une copie d’Hynkel, le dictateur de son film. Il fallait des farces pour montrer qu’il y a un Ubu dans tout facho — du petit bureaucrate appliquant scrupuleusement des consignes iniques au chef éructant des insanités devant des foules émoustillées. Pas question de renoncer à cette dialectique : il faut continuer à cultiver son esprit bouffon, pour savoir identifier, sous toute dérive fascisante, un devenir histrion, et sous toute histoire qui tourne au pire une sinistre clownerie : voyez Poutine, Berlusconi, le père Le Pen, Orbán ou Jean-François Copé.
Il se pourrait, pourtant, que quelque chose se soit déplacé. D’un côté, des militants et des professionnels du fascisme font de gros efforts pour remiser au placard leur quincaillerie de cirque ; mais de l’autre, des bouffons accrédités se font les convecteurs d’un fascisme new look. Quelques noms en vrac, sans s’attarder sur ce qui les distingue : Dieudonné, Alain Soral, Eric Zemmour, Edouard Limonov, Rush Limbaugh, Frigide Barjot. Qu’ils continuent ou non d’être invités sur les plateaux télé, c’est là qu’ils ont commencé, c’est par là qu’ils sont passés, parce que la liberté autoproclamée d’une parole rieuse censée faire sauter les verrous de la correction politique était télégénique. Ils savent les leçons de leurs aînés bouffons. Commencer par l’autodérision, je suis un crevé, un presque rien qui bataille avec des armes de pauvre contre les impostures du monde et des pouvoirs ; de là, passer quelques bornes : tel éloge de Poutine ou de Bachar Al-Assad ; tel salut maquillé en bras d’honneur « bien profond dans le cul du système » et renommé « quenelle », qui se transmet ensuite comme un méchant virus ; telle création lexicale, comme l’institution revendiquée des « fa » contre les « antifa ». Mettre les rieurs de son côté en consacrant le mépris et l’insulte comme principe de communion du public ; et puis, un jour, fonder un parti, un mouvement, ou figurer sur une liste d’extrême droite.
Qu’un certain parti d’en rire se soude si volontiers à l’idée de communauté nationale, cela devrait inquiéter un peu, y compris sur certaines pratiques, à gauche, des gros mots d’esprit. Renoncer aux bouffons — y compris à celui qui est en soi —, comme abc d’une vie non fasciste ? Non, bien sûr. Mais se méfier d’un rire qui rassemble plus qu’il n’inquiète, et d’une bouffonnerie qui ne se reconnaît d’autre but que de rassurer les rieurs dans leur être et dans leur identité.
11. Paranoïa, pourquoi pas ?
« Merde, je me suis gouré de mot de passe : celui que je viens de taper, c’est celui de mon compte Facebook, pas de mon compte Google ». Une pensée nous traverse alors : Google conserve dans un fichier à part la liste de toutes nos erreurs de mot de passe. Ainsi, le jour où Google veut s’introduire dans l’un de nos autres comptes en ligne, il n’a plus qu’à aller piocher dans cette liste ! Sûr que ça marcherait... Oh les paranos ! C’est sûr que rien qu’à expliquer la chose, on se sent un peu bolos. Mais pensez Echelon, NSA, CIA, patatras. Tout de suite, le bolos perd en ridicule. Le paranoïaque est paranoïaque jusqu’à ce qu’il ait raison. Jusqu’à ce que le ministre du fisc avoue la fraude fiscale, ou que les dircab et chefcab de Matignon soient mis en examen pour détournements de fonds. Ce n’est peut-être pas si mal d’être paranoïaque. En tout cas, c’est une corde raide : trop de paranoïa risque toujours de fasciser, mais refuser toute paranoïa c’est d’avance fermer les yeux sur tous les flux fascistes à la Big brother qui sont aujourd’hui bien réels. Adorno dit quelque part (ou ailleurs) « le regard méchant est fécond ». Derrière cet aphorisme machiavélien, on lit une sorte de conseil d’hygiène mentale. La paranoïa, ce n’est pas fasciste en soi. Il y a même une certaine beauté au raisonnement paranoïaque. Et puis, à l’heure du web, on ne peut pas s’empêcher de faire des liens entre toutes choses. Des corrélations qui ne valent pas causalités, on est d’accord : il s’en faut de peu que la toile, toujours ouverte, en expansion, en retissages permanents, se transforme en faisceau étroit. Faisceau de preuves qui ne font plus douter un seul instant. La politique des faisceaux, c’est étymologiquement le fascisme.
Le conspirationnisme que le réseau international donne nouvellement à voir n’est pas neuf, mais il est toujours aussi inepte. Notamment parce qu’il ajoute à notre sentiment d’impuissance (cf. Vacarme 64), en postulant qu’on est toujours trop en retard par rapport à de plus malines intentions. Aucun train ne serait donc bon à prendre, parce que d’emblée piégé, aucune lutte valable, parce que bientôt tuée dans l’œuf ? Du parano au conspi, il y a quand même un pas, mais il est décisif. Ce pas fait marcher au pas, il a trouvé sa cadence, bientôt son chef… Il marque la sortie du réseau sans centre et sans bords.
Le faisceau n’est pas le devenir obligé de la toile. On peut ne pas renoncer à l’analyse systémique, ni à penser le « système-monde », c’est-à-dire à l’échelle de la planète, cette sphère par définition dépourvue de centre à la surface. On peut continuer de pointer du doigt des alliances, tout à fait logiques (utilitaires) au demeurant, continuer de pister les manœuvres les plus schizophréniques (ministre du fisc/fraudeur fiscal), quand bien même il y aurait davantage à craindre de celles qui se déroulent comme prévu, et dont nous n’entendons pas parler. C’est même ce qu’il faudrait faire, inlassablement. Le paranoïaque n’est jamais en repos, jamais rassasié, ça lui donne l’énergie nécessaire. Voilà une attitude paranoïaque bénéfique.
12. Parler avec les fascistes
Théoriquement, il faudrait parler avec les fascistes. Pour les connaître, pour procéder à l’examen des mobiles, pour en tirer des hypothèses psychopathologiques rassurantes. Il faudrait leur parler pour les convaincre par la puissance de notre rhétorique, pour qu’à la fin d’une joute verbale que nous remporterions forcément ils se mettent à genoux, s’excusent et demandent pardon. Sauf que, dans les faits, ça ne se passe pas comme ça. Un fasciste est quelqu’un qui ne se laisse pas convaincre, surtout par la vérité. Et encore moins par la morale puisqu’il est lui-même aussi brutal qu’hyper-moral. C’est un Surmoi surchauffé fondu dans un Ça insatiable. C’est pourquoi un fasciste est quelqu’un qui ne s’excuse jamais, surtout quand il est en tort. Un fasciste ne nous apprend rien sur le fascisme. Un fasciste n’est pas plus dingue qu’un autre être humain, et sûrement moins que nous. Alors pourquoi parler avec un fasciste ? Parce que le fasciste se nourrit du sentiment de l’exclusion, de la certitude — d’une noirceur presque joyeuse — qu’il est infréquentable. Le fasciste va chercher dans le refus des non-fascistes à parler avec lui une confirmation. La discussion avec un fasciste est donc nécessaire, mais il faut savoir que malgré l’intelligence et le cœur qu’on y mettra — et qu’il faut y mettre —, malgré l’épuisement et le désespoir qu’elle engendrera inévitablement, elle est essentielle pour sa simple fonction phatique. Elle signifie qu’une communication est possible, au cas où.