Vacarme 65 / Cahier

La guerre et son théâtre de la mort

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À la fin de la Première Guerre mondiale, traumatisé par son expérience de soldat, le père de Tadeusz Kantor n’est pas retourné dans sa famille. Déporté pendant la Seconde, il a été assassiné le jour où son fils, devenu metteur en scène, jouait clandestinement son premier spectacle. Description d’une œuvre qui ressasse : qu’ils soient vivants ou morts, c’est égal, dans le théâtre de Kantor, les « héros » reviennent toujours, et plutôt trente fois qu’une.

Retourner au passé est chose impossible. C’est pourtant ce à quoi s’essaie le théâtre de Tadeusz Kantor (1915-1990). En une succession de tableaux-séquences, il entraîne son spectateur à travers des cheminements mémoriels qui ont à voir avec cette étrange utopie.

L’artiste, qui revendique l’héritage des plus célèbres avant-gardes européennes du XXe siècle (Dada, constructivisme, surréalisme) et une pratique de plasticien intimement liée à son travail au théâtre, est un manipulateur des images. Sur la scène, des perspectives construites avec une perfection picturale incontestable se composent sur le mode du cliché, de l’archétype, ou du symbole. Ses œuvres, en grande partie autobiographiques, sont traversées par des références aux deux guerres mondiales : la première au cours de laquelle il a vu le jour, la seconde qui a coûté la vie à son père et marqué les débuts de son premier théâtre clandestin créé à Cracovie sous l’occupation allemande. Dans cet imaginaire, les figures de guerre ont donc une place bien particulière.

Qu’elles soient biographiques ou historiques, Kantor traite chacune des références de son théâtre comme de véritables « ready-made [qu’il] essaie de tirer vers la réalité du rang le plus bas ». Il est à la recherche d’un idéal esthétique qui se situerait « entre les poubelles et l’éternité. L’éternité, c’est l’art. Les poubelles, c’est le lieu où la réalité se dégrade, devient inutile, échappe à ses fonctions, et peut donc être utilisée comme élément de l’art. » [1] Les clichés mis bout à bout ou mêlés les uns aux autres parviennent à modifier une situation établie et inquiètent le regard du spectateur : « Si j’ai sur la scène une situation (un cliché) et que j’en “glisse” une autre par-dessus, la situation originale commence à changer. Un personnage peut en devenir un autre. » [2], explique-t-il.

Le « soldat de la Première Guerre mondiale », personnage de La Classe morte (Cracovie, 1975, premier spectacle de sa célèbre trilogie du Théâtre de la mort) fait les frais de cette manipulation destructrice. Dans la séquence au titre évocateur de « Daguerréotype historique », il ne cesse de répéter sa mort héroïque. Ce personnage cherche à tout prix à donner un sens au spectacle, lui offrir une fin heureuse et morale, et il prend sur lui de demander en mariage une jeune mère célibataire. La scène se fige, puis reprend, inlassablement. Le soldat court comme s’il évitait une pluie d’obus imaginaires et se jette aux pieds de sa Dame, étendard et regard levés vers le ciel. Son attitude rappelle aux spectateurs celle des soldats, sur des cartes postales de Verdun, brandissant leur drapeau comme pour prouver qu’ils meurent pour une cause qui les couvre de gloire, dans un ultime élan patriotique. Dans cette séquence, Kantor fait se chevaucher en une seule image scénique les clichés devenus populaires de la « belle mort » épique et de la promesse d’un amour éternel purement chevaleresque : deux archétypes héroïques qui surgissent sous les traits d’un soldat des guerres modernes. Les imaginaires entrent en collision et s’affrontent sous les yeux du spectateur. D’un simple geste de la main, ce chef d’orchestre, toujours présent dans un coin de la scène, bloque puis réenclenche le mécanisme de cette séquence. L’illusion théâtrale est ainsi brisée. L’évolution d’un temps chronologique est rendue impossible pour que se crée, par l’infinie rengaine du soldat figé dans le mourir pour, l’image de l’héroïsme pur : un symbole avorté.

Kantor est à la recherche d’un idéal esthétique qui se situerait « entre les poubelles et l’éternité ».

En mettant la guerre en scène, Kantor se confronte à un problème. Le héros légendaire n’est pas parvenu à se réaliser dans le réel. Dans ses propres souvenirs, le combattant des guerres modernes n’a rien de commun avec l’image mythique véhiculée depuis des siècles par l’art et la littérature. Pourtant, ce nom n’a jamais quitté la sphère guerrière ; les héros continuent à « mourir au champ d’honneur ». Véritable constellation de références, ce stéréotype du héros absolu et universel est devenu une essence immatérielle qui ne renvoie plus à une figure humaine précise, à une représentation ou à une définition unique. Toutes les références hétéroclites et souvent contradictoires auxquelles il renvoie semblent issues, malgré leurs particularités, de la seule tradition dramatique amorcée dès les premiers âges de la narration avec l’épopée homérique. Depuis la Grèce antique, le mot de « héros » n’a cessé d’évoluer. Ulysse, héros combattant et voyageur est devenu après des siècles de déformations dues aux mutations des normes artistiques ou linguistiques, mais aussi et surtout au contexte historique auquel elles sont liées, le martyr qui subit les Désastres de la Guerre de Goya au XIXe siècle. Avant même de se perdre dans les confusions de la représentation, le héros pose un véritable problème de lexique. Il serait le pur produit de l’histoire racontée, devenu la manière de désigner le personnage central sur lequel l’attention se porte, le symbole à visage humain d’un collectif. Chacune des formes diverses qu’il a pu connaître est un stéréotype formel qui renvoie au monde d’illusion dans chacune des variations de son évolution.

Or, l’art de Kantor s’inscrit dans une période pour laquelle la question des rapports entre l’illusion et la réalité s’avère primordiale à la création. La mouvance du théâtre postdramatique [3] dont il est l’un des principaux représentants déconstruit la fable narrative, interroge les fins du théâtre, sa spécificité esthétique. Quand Kantor prend conscience que la réalité dans son théâtre ne peut exister par elle-même, il découvre une « solution scénique » qui pourrait la faire surgir, tout en l’inquiétant. Ce sera la répétition, un procédé qui est justement la clé de cette séquence du « Daguerréotype historique ». La répétition incarne l’« aspect métaphysique de l’illusion » [4]. Grâce à elle, la narration déraille, l’image se fixe, se révèle dans toute l’étendue de son artificialité, toute théâtrale, mensongère.

Le fait que Kantor donne au pion-gardien de La Classe morte le titre de « bedeau » n’a rien d’anodin. Serrant contre lui un journal jauni par le temps — il date de 1914 — il semble attendre son heure pour enfin révéler son rôle. « … Ainsi, nous avons la guerre » ; cette phrase prononcée par la balayeuse résonne comme le déclencheur d’un rituel. Le bedeau est comme réveillé en sursaut. Surpassant la douleur que lui infligent ses membres engourdis par l’âge et l’attente, il se met au garde à vous et fait retentir l’hymne national autrichien avec un patriotisme farouche. L’Histoire resurgit tout à coup, se répète, se réenclenche, presque comme une cérémonie religieuse dont on connaitrait tous les rouages. À chaque fois, cependant, on rejoue le rituel ; comme si on l’avait oublié. Ce personnage semble atteint de la même pathologie d’oubli que les élèves de la classe qui, vieillards, retombent en enfance et se comportent dans cette Classe morte comme les enfants qu’ils ont été. Tout le monde a retrouvé un temps révolu, celui de l’enfance pour certains, celui de l’illusion héroïque pour l’autre. Y-a-t-il seulement une différence ? Tous ont oublié que le temps avait passé.

Ce « bedeau » est l’assistant de cette cérémonie que représente le théâtre, répétition illusoire et vaine d’un réel incertain. La répétition est inhérente à l’art du théâtre. Chaque soir, on cherche à reproduire encore le même spectacle, réglé dans les moindres détails : la répétition des pas, des mots, des gestes. L’entreprise est toujours vaine, le spectacle s’évapore dans l’éphémère. On pourrait penser que l’art de la photographie s’oppose à celui du théâtre, pourtant, la genèse de Wielopole-Wielopole (Florence, 1980), ce second volet de la trilogie du Théâtre de la mort qui condense la répétition jusque dans son titre, commence à la découverte d’une photographie — d’un cliché, donc — qui représente des appelés du temps de la Grande Guerre parmi lesquels se trouve le propre père de l’artiste. Kantor re-constitue la supposée capture de cette photographie dans une séquence intitulée « La véritable invention de M. Daguerre, la Guerre ! ». En une véritable condensation du temps, l’appareil photographique du personnage de « la Veuve du photographe » — marquée par la mort dans sa dénomination même de personnage — se change en mitrailleuse : les soldats qui posaient pour la postérité sont fusillés. L’instant est fauché par la photographie qui le conserve, mort et pourtant éternel, tout comme la guerre assassine la jeunesse des appelés dont l’incorporation dans le corps d’armée, symbolisée par cette photo, signe l’arrêt de mort.

Pour Roland Barthes, « l’essence de la photographie est de ratifier ce qu’elle représente. » Peut-être avons-nous une résistance à croire au passé, explique-t-il, à l’Histoire, sinon sous forme de mythe ; « la photographie, pour la première fois, fait cesser cette résistance : le passé est aussi sûr que le présent. » [5] Kantor paraît se jouer d’une telle définition. Dans son théâtre, le cliché-photographique se mue en cliché-stéréotype. La photographie, c’est à la fois la photo de classe, le souvenir collectif, la photographie commémorative. Elle permet d’entrer dans l’Histoire et s’apparente alors à un rituel, presque funéraire, parce qu’elle fait pénétrer le modèle, l’espace d’un instant, au cœur du temps de l’œuvre d’art, celui que Kantor compare à l’éternité et à la mort. L’appelé du village de Wielopole est saisi par l’œuvre d’art à ce moment précis de la capture du cliché, qui n’est autre qu’un instant de contamination par la mort elle-même. Pendant tout le spectacle, les appelés seront des êtres en équilibre entre vie et mort, errants, « individus militaires »6 [6].

Dans une première version de son spectacle, Kantor avait poussé l’indistinction de ses individus militaires jusqu’à maquiller leur visage de la couleur de leur uniforme, faisant disparaître leurs traits. Leurs identités respectives se fondaient alors picturalement derrière la masse informe de l’Armée, tuant comme un seul corps. Une image scénique qui correspond à cette troublante constatation : « il est difficile de dire : soldat, au singulier. » [7] Dans cette indistinction, comment donner vie au héros de guerre, à cette figure qui habite l’imaginaire des spectateurs, à cet individu qui dépasse le collectif ? Marian Kantor, le père de l’artiste, est un individu militaire absorbé dans le corps d’armée, un collectif qu’il ne parvient pas à dépasser. Ironie d’un sort prévu à l’avance, il est pourtant le héros de Wielopole-Wielopole. Le jeu des images devient le jeu des mots et brouille encore la perception du spectateur.

Marian est appelé, chanté, comme le serait le héros d’une épopée. Le nom de ce fallacieux Ulysse résonne sur le plateau. À la différence des autres appelés, il possède un nom et c’est par ce nom qu’il est extrait de son groupe pour que l’on célèbre son mariage avec Elena, la mère de Kantor. Pourtant, Marian, incorporé à l’Armée, ne se reconnaît pas immédiatement. Le prêtre qui se charge de l’appeler répète son nom cérémonieusement, presque comme s’il en chantait la renommée. Le processus d’héroïsation épique est alors enclenché mais l’individu militaire, arraché à son collectif, n’est pas à la hauteur de l’image mythique qu’on voudrait lui faire incarner. C’est un pantin mécanique aux gestes brusques et désordonnés, et comme absent à ses propres noces. Sa mâchoire détraquée peine à former les mots d’un vocabulaire humain. Les sons qu’il produit sont gutturaux, d’outre-tombe. Seule l’Armée qui se déplace « en formation » porte une présence scénique expressive pour Kantor, parce qu’elle exerce une fascination suffisante pour le public : mortifère, et intéressante d’un point de vue « strictement formel et artistique. » [8] Elle est corps qui tue, incarnation de la mort, elle ne ment pas.

En mettant en scène sa famille, Kantor n’utilise qu’une fiction dont il ne cherche même pas à leurrer le spectateur. Elle est immédiatement dénoncée comme artifice. De la même façon, Kantor choisit de remplacer systématiquement par la périphrase « On-sait-qui » le nom du Maréchal Pilsudski, héros populaire de la Pologne de l’entre-deux-guerres, tout aussi omniprésent dans son théâtre. L’image scénique formée de clichés visuels et sonores suffit à convoquer sa référence, nichée dans l’imaginaire de chaque Polonais. Comme incarnation visuelle de la légende, il est présent partout dès que retentissent les marches militaires auxquelles son souvenir est associé. Cependant, ce nouveau nom lui confère le même statut que n’importe quel autre personnage de fiction. La personne est faite personnage. Pilsudski est devenu par les manipulations de Kantor « On-sait-qui », personnage créé à partir d’une image évanescente, d’un souvenir mythifié faussé par la distance, la narration historique et sans doute, par une certaine idéalisation patriotique : l’Histoire ne fabrique-t-elle pas elle-même des personnages historiques ?

Seule l’Armée qui se déplace « en formation » porte une présence scénique expressive. Elle est corps qui tue, incarnation de la mort, elle ne ment pas.

L’image scénique incarne alors la part de fantasme mais aussi de mensonge que suppose toute idéalisation héroïque d’un individu militaire. Kantor prend le parti de jouer le jeu de l’art, d’inscrire en toutes lettres sur la scène de son théâtre l’incohérence de l’idéal. Des glissements s’opèrent, l’image voyage entre l’espace mental des personnages, celui des spectateurs, le réel du front et celui de la scène. Pour Qu’ils crèvent les artistes (Nüremberg, 1985) ce n’est qu’à travers le filtre de l’imaginaire d’un enfant que le célèbre Maréchal apparaît, comme échappé d’un rêve infantile irréaliste. Kantor construit l’espace scénique comme un révélateur des illusions qui pourraient bercer son public. On ne plonge jamais dans les illusions, systématiquement brisées par l’intrusion du réel. C’est encore une photographie qui conduit à l’élaboration de ce spectacle. Kantor est fasciné par l’allure pathétique d’un cheval maigre et affaibli qui suit le cortège des funérailles nationales de Pilsudski. La photo date de 1936 ; c’est un choc esthétique, une rencontre incongrue entre l’image idéale et celle qui a été arrachée au réel : voici donc ce cheval-héros, cet accessoire épique et chevaleresque indispensable à l’image d’Épinal d’un noble guerrier. Son allure pitoyable incarne le reste, la part la plus trivialement réelle d’une gloire qui s’est éteinte, (im)mortelle. Par les rouages illusionnistes de son théâtre, Kantor cherche à faire renaître la gloire de ces restes. Dans le spectacle, le cliché du héros équestre est ramené au rang le plus bas. La rosse squelettique d’On-sait-qui avance glorieusement sur des roulettes au son d’une marche militaire. Les soldats sont les jouets de l’Histoire, la guerre, un jeu infantile cruel. L’image brise l’image. Plus tard, son cavalier sera remplacé par le personnage de l’Ange-de-la-Mort. La mort triomphera de cet héroïsme branlant, trop accroché au réel, et la rosse deviendra « cheval de l’Apocalypse », couronnant l’image carnavalesque d’une allégorie du trépas, alors qu’elle était incapable de parfaire celle du héros. Dans les souvenirs de Kantor, ceux qui président à l’ensemble de son théâtre, l’héroïsme est mort avant même son entrée en scène. Sa gloire ne peut être que funèbre.

C’est dès 1944, alors qu’il monte Le Retour d’Ulysse de Wyspianski, que Kantor commence à s’interroger sur les liens qui unissent les images de guerre créées par l’art et celles qu’il affronte au quotidien et conserve dans sa mémoire. L’artiste fait revenir le personnage éponyme sur une scène au décor réel et contemporain, dans une maison détruite par la guerre. On comprend qu’il cherche déjà à briser l’illusion que constitue la fiction du monde d’Ithaque. Il confronte son héros épique à la réalité contemporaine, celle qui s’impose à l’art sous l’occupation allemande. La démarche est lourde de sens : c’est dans le théâtre clandestin qu’il vient de créer qu’il présente ce spectacle. Ulysse comme personnage, comme mythe symbolique et comme métaphore de la tradition dramatique est accablé sous les décombres de la guerre qui se joue au dehors, dans l’au-delà de la scène, là où le héros du mythe ne trouve pas sa place. Les spectacles du Théâtre de la mort n’auront de cesse de répéter ce retour. À chaque fois, pourtant, ce n’est pas l’artiste qui revient à son passé, à l’Histoire ou à ses souvenirs. Au contraire, c’est ce monde passé, anéanti, qui ressurgit de lui-même. Ce passé d’outre-tombe a subi les séquelles de ce retour, on le découvre dégradé, déformé. Dans le théâtre de Kantor, cette déformation des objets et des images est l’une des conséquences nécessaires de leur retour. Dans cet art d’après la catastrophe, ce qui appartient au passé ne peut pas revenir intact : Je ne reviendrai jamais, dit le titre de ce spectacle de 1988 aux allures de testament théâtral dans lequel Kantor cherche à faire revenir une à une les figures les plus marquantes de son théâtre. Parmi elles, le spectateur retrouve Ulysse, image du héros déchu, image de l’errance elle-même. Il tuera toutes les autres.

Cette référence est encore une fois dégradée, enfouie sous une autre forme. Les images se mêlent, se superposent à nouveau pour qu’apparaissent, à travers la même figure scénique, à la fois une image de soldat des guerres modernes et celle du personnage mythologique.

« Il arrive des profondeurs du temps, / du Temps de guerre de l’année 44. / Mais ce ne sont que des RESTES, / Comme sortis de la tombe / Un uniforme de Guerre, / Étendu comme sur la croix. / (…) La Laveuse de Vaisselle crie : / « Dans la nuit du 24 janvier / de l’année 44 / Ulysse est revenu / à Cracovie/ vers son Ithaque. » [9]

Sur scène, le spectre d’Ulysse, cette image diffractée par l’histoire des arts, surgit derrière les traits d’un soldat mort au front. L’héroïsme n’a pas eu lieu mais l’esprit du spectateur, manipulé, s’y accroche, tente de le percevoir encore. Ce 24 janvier 1944 est bien la date de la première représentation du Retour d’Ulysse, mais c’est aussi, par ces hasards les plus cruels qu’offrent parfois l’existence, la date à laquelle Marian Kantor est entré dans l’une des chambres à gaz d’Auschwitz, rendant impossible, alors, tout retour du héros de la famille. Sur la scène entre un mannequin sommairement attaché à un morceau de bois. Kantor l’identifie dans le guide du spectacle, « Le Spectre de mon PÈRE ». / (…) Voix de mon père : / « Je suis mort le 24 janvier, / de l’année 44 », et précise alors, sans plus de cérémonie, cette troublante constatation : « La même date ». Tandis que le regard du spectateur reste fixé sur la dépouille paternelle, ce « spectre » de carton-pâte, une voix off prononce un texte en langue allemande. Il s’agit du « communiqué administratif » envoyé par le camp d’extermination annonçant la mort de Marian Kantor. Le réel et son horreur décomposent ce qui aurait dû constituer l’idéal du Retour d’Ulysse, désormais cruellement exhibé dans son impossibilité. Face à tout ce simulacre théâtral, le document emprunté au réel permet de marquer le grand écart entre la chimère théâtrale et la réalité de l’événement, ce qui en est vérifiable, « administratif ». La scène de Kantor offre une vision de cauchemar qui s’enracine dans la matérialité, la vérité crue des corps qu’ils soient acteurs, morceaux de bois, mannequins, machines de torture ou communiqué administratif directement reçu du camp de la mort.

En 1944, Kantor ne cachait pourtant pas sa nostalgie d’un espoir de véritable retour : « La guerre a fait table rase de tout (…) À ce qui me semblait, du moins. Tout pouvait arriver. Les limites du temps s’estompèrent. Le temps semblait s’arrêter.(…) J’avais compris que le moment était venu. Dorénavant tout pouvait arriver. Ulysse devait revenir vraiment  ! » [10]

Si Ulysse doit revenir, ce n’est pas parce que c’est ainsi que se termine son épopée, mais parce qu’en le faisant revenir sous la seule forme de retour possible — dégradée, déformée — Kantor dénonce l’illusion qu’il représente en tant que symbole-type d’un héroïsme déchu qui n’a traversé les méandres du temps qu’à travers ceux de l’imaginaire collectif, sa seule véritable Odyssée. Face au réel, Ulysse ne fait pas le poids. Il n’est qu’un pantin, simulacre d’un père dont la fin n’a pas été celle des héros de la littérature. Mais il faut faire revenir Ulysse, cet éternel revenant. Ce retour sera donc une nouvelle falsification, une nouvelle dénonciation de l’illusion que constitue la tradition de la narration dramatique, une ultime répétition sur la scène de son théâtre : « Ils se jettent sur le propriétaire du bar. / Lui mettent / L’UNIFoRME D’ULYSSE. / « déguisement de guerre » / Le propriétaire du Bar-Ulysse. / Encore une raillerie — / comme sur le Golgotha » [11]

À la différence d’Ulysse, le héros de ce siècle ne rentre pas chez lui intact. Il a été vaincu par son périple épique, absorbé par sa capote militaire — ou son manteau de voyage — qu’il porte désormais comme le Christ porte sa croix. Il a disparu sous ses traits d’individu militaire, sacrifié, crucifié, avalé par le monstre de l’Histoire. Les deux vêtements se mêlent et deviennent l’uniforme d’Ulysse, l’uniforme du héros originel, à la fois voyageur et guerrier. Ce n’est pourtant qu’une raillerie, une ultime tentative de démystification de l’image, encore une illusion. On force le tenancier du bar à porter le costume d’Ulysse comme on force le comédien à devenir un personnage, mais aussi comme on force l’appelé à revêtir « le déguisement de guerre » : son uniforme de soldat.

Dès 1944, Kantor commence à s’interroger sur les liens qui unissent les images de guerre créées par l’art et celles qu’il affronte au quotidien et conserve dans sa mémoire.

Ulysse, l’Odyssée, tout cela n’appartient pas à l’Histoire, à une histoire avérée. L’origine même de l’épopée est vague, légendaire, presque mythique. Ulysse est une abstraction à laquelle on a accolé un récit figé qui ne correspond à rien d’autre qu’à un divertissement de banquet. C’est une pure illusion qui ne peut que rappeler le tragique épilogue de Wyspianski :

« Dans ma propre Patrie j’ai retrouvé l’enfer. J’ai pénétré un cimetière. J’ai tout tué. J’ai tout rejeté. Ce qui était bonheur mensonger a fui. (…) Là-bas le chant de ma vie s’est achevé ! Nul ne revient vivant dans le pays de sa jeunesse. J’avais ma Patrie en mon cœur — aujourd’hui j’y aspire aujourd’hui je ne languis que d’elle — Ombre — je languis après une ombre. » [12]

L’épopée de l’aède et son discours laudatif se sont clos à jamais. L’Ulysse revenu à Ithaque (ou Cracovie…) n’est pas l’Ulysse légendaire, celui dont on narre l’errance. Seul le chant de l’aède, les œuvres d’art et autres romans auront le pouvoir de prolonger son histoire, ou plutôt, de la répéter. Mais qu’a-t-on à chanter sur le front d’une guerre mondiale ? Marian Kantor, traumatisé par son expérience sur le front lors de la Première Guerre Mondiale a décidé d’abandonner sa famille. Celui qu’on appelle « héros » parce qu’il a conservé la vie n’est pas revenu « intact ». Comme Ulysse, il s’est perdu sur la route du retour.

En tant que métaphore de l’illusion elle-même, Ulysse est bien la figure centrale de Cricot 2, cette troupe créée en 1955 sur les fondements du théâtre clandestin. Pour Kantor, interpréter cette errance est l’essence même de l’artiste parce qu’elle est le symbole de sa condition. Le théâtre, comme la mort, serait un éternel voyage et l’acteur, comme Ulysse, un éternel errant. Ce héros déchu nous apparaît comme une trace, les restes d’une tradition dramatique dont l’Histoire réelle a prouvé qu’on ne pouvait lui donner foi. Or, pour Kantor, « la gloire commence à exister seulement quand elle est détruite, c’est-à-dire quand on en arrive à ses restes misérables ». [13] Sacrifiant l’image à l’attrait du réel, Kantor va chercher l’essence du héros à travers l’histoire des mots elle-même. En grec, on parle de hêrôs, des « morts au potentiel vital exceptionnel ». Ses personnages sont bien des fantômes qui errent à la frontière de l’éternité de l’œuvre d’art et de la vie mortelle des acteurs qui les incarnent. Sur le réel de la scène, comme dans celui des champs de bataille, il ne peut y avoir de héros glorieux, seulement des revenants qui traversent les méandres d’une mémoire lointaine. L’image du héros se désagrège, exhibée dans sa confusion formelle et son impossible entrée dans le réel, et c’est le méta-récit de l’Histoire tout entier qui s’écroule.

L’Histoire apparaît alors elle-même comme une nouvelle chimère à combattre, un nouveau mythe - celui du Progrès, par exemple — un mythe balayé d’un seul geste de la main, celui du maître de cérémonie qui fait débuter le spectacle.

Post-scriptum

Shirley Niclais est allocataire-monitrice et doctorante à l’Université Paris 7-Denis Diderot. Ses recherches portent notamment sur la figure du pantin entre art théâtral, notamment celui de Kantor, et arts plastiques.

Notes

[1Tadeusz Kantor, « Le péché, les poubelles, l’éternité », entretien avec G. Scarpetta, in Kantor au présent, Actes Sud et académie expérimentale du théâtre, Paris, 2000, p. 35.

[2Tadeusz Kantor, dans un entretien avec A. Matynia (1987), in Tadeusz Kantor 2, Les Voies de la Création Théâtrale n°18, CNRS éditions, Paris, 2005, p. 267.

[3Selon l’expression théorisée par Hans-Thies Lehmann in Le Théâtre postdramatique, L’Arche, Paris, 2000.

[4Tadeusz Kantor, « L’Illusion et la répétition » in Le Théâtre de la mort, L’Âge d’Homme, Lausanne, 2004, p. 258.

[5Roland Barthes, La Chambre claire. Note sur la photographie, Éditions de l’étoile, Gallimard — le Seuil, Paris, 1980, pp. 129-133.

[6Oxymore issu du texte « L’Armée les soldats — l’individu militaire », in Le Théâtre de la mort, op.cit.

[7Tadeusz Kantor, « L’Armée les soldats — l’individu militaire », in Le Théâtre de la mort, op.cit., p. 268.

[8Ibid., p. 265.

[9« Guide » du spectacle Je ne reviendrai jamais, Milan, 1988, retranscrit dans T. Kantor 2, op.cit., p. 96.

[10T. Kantor, « 1944 : Ulysse », in Métamorphoses, Chêne/Hachette, coll. Galerie de France, Paris, 1982, p. 16.

[11« Guide » du spectacle Je ne reviendrai jamais, Milan, 1988, op.cit., p. 96

[12Ibid., p. 108-109.

[13Tadeusz Kantor, entretien avec Denis Bablet en 1985, cités dans Tadeusz Kantor 2, op.cit., p. 42.