Vacarme 66 / Spy Mania

Du journalisme à la sauce espion entretien avec Philippe Vasset

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Philippe Vasset arpente les zones blanches, les territoires invisibles. Il a commencé par les recenser et les décrire en promeneur curieux dans Un livre blanc (2007). Dans La conjuration (2013), le narrateur les habite désormais : jusqu’à la disparition de soi. Mais Philippe Vasset est aussi le rédacteur en chef de la revue en ligne Intelligence Online, une lettre hebdomadaire sur les services de renseignement, les États, les entreprises et leurs contrats. Sur les zones grises. Sur les caisses noires. Il livre à Vacarme son analyse de l’Affaire Snowden.

Intelligence online, qu’est-ce que c’est exactement ?

Intelligence online (IO), c’est le média du secteur du renseignement. Exactement comme il y a Livre Hebdo pour les livres, il y a la gazette du renseignement d’État et du renseignement d’entreprise. C’est en règle générale des gens dont personne ne parle parce qu’ils n’apparaissent pas beaucoup. C’est un tout petit milieu. En France, en gros le monde du renseignement désigne seulement quelques milliers de personnes. Au Royaume-Uni, c’est un peu plus parce que c’est vraiment la capitale européenne de ce genre d’activités. Dans IO, nous racontons ce que font les acteurs de ce milieu-là, comment ils opèrent, les recrutements, les cas sur lesquels ils bossent, etc. Comme rien n’est public, rien que de dire « tel cabinet bosse pour telle entreprise », c’est déjà énorme, puisqu’en fait tous ces gens-là ne déclarent pas leurs clients, ou plutôt ils ne déclarent rien.

Votre travail est-il justement de rendre public ces données-là ?

Non, pas exactement. Un média comme celui-ci est extrêmement élitiste. C’est un média qui s’adresse à ceux dont il parle. Évidemment il y a des ONG qui nous lisent, des gouvernements, mais majoritairement les gens qui nous lisent c’est ceux dont on parle. Ce n’est pas vraiment un média communautaire mais en tout cas c’est un média qui est fait pour ce secteur là. L’idée n’est pas du tout que nous sommes des gens extérieurs et que nous essayons au maximum de dévoiler ce qu’ils font. Non, d’une manière ou d’une autre on fait aussi partie de ce milieu, exactement comme Livre Hebdo fait partie du monde de l’édition. C’est un peu paradoxal parce que je suis dans un milieu où personne n’a envie qu’on parle de lui et tout le monde veut qu’on parle des autres.

« C'est un milieu où personne n’a envie qu’on parle de lui et tout le monde veut qu’on parle des autres. »

Pour autant, une boîte qui voudrait faire du renseignement économique, vous lire ne lui suffirait pas ?

Non pas vraiment. Les cabinets nous lisent pour d’autres raisons. Ils ont une mission. Par exemple on leur demande d’enquêter sur un type qui a été un intermédiaire. Un type qui a aidé certaines boîtes à obtenir des contrats par exemple en Arabie Saoudite et ce cabinet a l’impression que ses réseaux ont vieilli et que cet intermédiaire n’est plus capable de faire un bon travail, donc ils vont mandater un cabinet pour voir où en sont ses réseaux et quelle est la situation. Évidemment, ma lettre ne va pas les aider à faire cette enquête-là.[la partie du texte qui sera visible] En revanche, j’ai pu faire quatre ou cinq articles sur cet intermédiaire-là, qui souvent vont être le point de départ des enquêtes. Et puis je vais pouvoir dire... Excusez-moi, il faut que je prenne cet appel. [Interruption]. Ce cabinet va pouvoir lire dans ma lettre qu’il y a un autre cabinet qui a enquêté sur ce même intermédiaire par exemple, ou que cet intermédiaire est intervenu sur tel ou tel deal, ces informations seront dans la lettre IO.

Et à quel moment avez-vous appris ça ?

Je l’ai appris parce que je suis dans ce milieu-là et que j’entends des trucs. J’ai travaillé quelques années à Washington dans un cabinet d’intelligence économique. Ce type de cabinet effectue des recherches d’information pour le compte de groupes privés. Les missions types sont des enquêtes sur des entreprises que le client veut racheter : il s’agit de déterminer si l’entreprise ciblée n’a pas des difficultés cachées, des procès dans des juridictions exotiques, des contrats passés mal exécutés, etc. Là-bas j’ai appris à enquêter sur tel ou tel intermédiaire impliqué dans un contrat, appris le travail d’enquête sur des « agents commerciaux », pour déterminer si tel agent était aussi bien connecté qu’il le prétendait, par exemple.

Donc, je suis dans ce milieu-là, je glane et reçois des informations. J’essaie de les vérifier. Je vois passer un nom que je ne connais pas, j’essaie de me renseigner dessus. Je travaille comme un journaliste normal, la seule différence c’est que c’est un journalisme où il y a pas de communiqué, pas de conférences de presse, et que tout est informel.

Est-ce qu’une part de votre enquête se fait sur le Net ?

Pas tant que ça, parce qu’en règle générale, ce qui nous intéresse n’est pas sur le Net. Sauf pour voir ce qui est déjà sorti mais pas tant que ça. Quelque chose qui est assez utile, c’est tout ce qui est base de données juridiques, registres de commerce, d’un peu partout dans le monde, et en croisant des choses, on trouve des éléments intéressants. La conservation des hypothèques par exemple c’est un trésor dont les gens ne savent pas se servir en général. C’est compliqué d’y avoir accès mais les données sont publiques. Mais même, en France vous savez il n’y a pas de fichier centralisé des pièces de justice, des plaintes, etc. mais on peut quand même y avoir accès. Il faut le savoir. Il y a un article de loi qui permet aux particuliers de faire des demandes de communication de documents juridiques. En matière civile, sociale ou commerciale, l’article 1440 du Code de procédure civile exige des greffiers et dépositaires de registres publiques qu’ils délivrent des extraits ou des copies aux gens qui en font la demande. En matière pénale, il faut l’accord du procureur pour avoir accès aux pièces d’une enquête classée sans suite, mais pas pour tout ce qui est « définitif et exécutoire », et là c’est l’article R156 du Code de procédure pénale qui le stipule. La seule difficulté c’est que ça marche tribunal par tribunal donc faut savoir dans quel tribunal la plainte a été déposée et ensuite vous pouvez faire votre demande de communication, alors qu’aux Etats-Unis il y a une base de données centralisée. Toutes ces bases de données sont payantes, même les greffes, ici, en France, par exemple le greffe du tribunal de commerce.

Donc votre travail est de décrypter des pièces qui sont en fait plus ou moins accessibles à tout le monde ?

Non, mon travail c’est d’écrire une lettre qui raconte l’actualité des services de renseignement et des boîtes de renseignement privé. Donc, de dire que telle boîte travaille avec tel client, telle boîte a recruté un nouveau conseiller, tel intermédiaire est impliqué dans telle affaire, vraiment donner l’actualité de ce milieu-là, en France, aux États-Unis, au Royaume-Uni, dans les grands pays du renseignement.

Est-ce qu’il y a un corps privilégié où vous trouvez vos sources ? Parmi les avocats ?

Si vous voulez schématiser un peu, souvent beaucoup de journalistes travaillent avec des avocats ou avec des juges. Moi, une fois qu’une affaire est devant la justice, je ne m’en occupe plus. C’est déjà trop tard. Je m’occupe des affaires avant qu’elles ne soient judiciarisées. Je suis plutôt dans la pré-exhumation du dossier. C’est-à-dire qu’on s’intéresse aux affaires au moment où elles se passent : par exemple toutes les histoires judiciarisées aujourd’hui, les ventes de frégates à l’Arabie Saoudite, de sous-marins au Pakistan, etc, tout ça on en avait parlé à l’époque en direct. Pour nous ce qui importe, c’est de raconter les histoires au présent, au moment où elles se passent, c’est ça qui intéresse nos lecteurs.

« C’est un journalisme où il y a pas de communiqué, pas de conférences de presse, où tout est informel. »

Pourquoi ces affaires ne sont-elles pas rendues publiques au moment où vous en parlez ? Est-ce à cause de l’opacité des articles qui les rend un peu difficiles à lire ?

Parce que l’abonnement est cher... Parce que les abonnés attendent un haut degré de précision et en plus nos lecteurs sont très obsessionnels. Il y a des choses qui les intéressent et il faut que nos articles soient très centrés. C’est la raison pour laquelle nos articles sont un peu obscurs : il y a beaucoup de choses que les lecteurs connaissent et qu’on n’a pas besoin d’expliciter. Sans compter les infos reprises et développées par les médias dans la foulée de la publication de la lettre le mercredi, la plupart du temps sans nous citer.

Oui, effectivement, un article d’IO est toujours écrit dans la continuité des articles qui précèdent. Il y a toujours beaucoup de parenthèses qui renvoient à d’autres numéros...

C’est très lu par les journalistes. Toutes les grandes rédactions sont abonnées. Par exemple, au sujet des otages au Niger qui ont été libérés fin octobre, nous avions sorti le nom de celui qui s’occupait des négociations une semaine avant. Donc, évidemment tous les journaux ont sorti des papiers sur ce type.

Vous suivez beaucoup le Mali, les Touaregs, le Moyen-Orient.

On suivait essentiellement pour les négociations liées aux otages. Parce que la négociation des otages, c’est une des missions traditionnelles de la DGSE. Là, il y a des journalistes qui sont en Syrie, voilà ce sont des choses qu’il faut qu’on suive.

Vous dites que vos lecteurs attendent des choses très précises. Puisque vos lecteurs sont vos sources, qu’est-ce qu’ils ne savent pas déjà ?

Mes lecteurs ne sont pas mes sources. Je parle à tout le monde. Je n’ai pas de source privilégiée. C’est un milieu très parano donc de toute façon quand vous appelez quelqu’un pour vérifier une info, il est absolument persuadé de savoir qui vous l’a donnée. On est toujours dans le méta. Quand vous faites un média comme ça spécialisé, vous êtes perçu d’une certaine façon. Moi je suis perçu comme partisan par tout le monde. Tout le monde est persuadé que je bosse pour la partie adverse, ce qui me va, mais je ne peux pas être perçu comme partisan par certains et pas par d’autres. Tout le monde doit pouvoir m’appeler, tout le monde doit pouvoir se plaindre. D’ailleurs, puisque IO sort le mercredi matin, en règle générale je n’arrive pas à bosser le mercredi parce que tout le monde m’appelle. J’ai toutes les réactions, soit amicales, soit agressives. Puis c’est un média qui s’est beaucoup judiciarisé  : le nombre de procès a beaucoup augmenté, de même que les demandes de retrait d’articles de nos sites Internet. On n’y accède que lorsqu’elles sont motivées en droit, ce qui est le cas d’une toute petite partie — 0,5 % — d’entre elles. On sort en anglais, puis on est sur internet, donc on a énormément de gens qui portent plainte, qui menacent de le faire. Par exemple aujourd’hui le service de conformité des banques s’est automatisé donc tout ce qui peut être écrit sur une entreprise est systématiquement pris en compte par le service de conformité d’une banque. Il y a un an, j’avais expliqué qu’une petite banque privée à Genève était la correspondante d’une banque nord-coréenne. J’avais montré cela en me basant sur des documents bancaires suisses et américains, et la banque en question avait hyper mal réagi parce que le simple fait que ce soit écrit, c’était repris par tous les systèmes de conformité des banques avec lesquelles elle traitait et qui ne voulaient plus traiter avec elle parce qu’elle était en relation avec la Corée du Nord. Les gens se battent sur le moindre mot.

Mais les gens vous parlent quand même ?

Oui. Il y a des gens qui vont me parler et qui vont ne pas parler à des journalistes moins spécialisés parce qu’ils se disent qu’au moins, moi, je comprends à peu près ce qu’ils font, que pour moi ce qu’ils disent veut dire quelque chose et qu’ils ne sont pas forcément des méchants. C’est un milieu qui a une extrêmement mauvaise réputation. Tous les articles sur ce milieu dans la presse traditionnelle les décrivent comme des barbouzes. Moi, je ne les considère pas comme des barbouzes. Ma lettre considère que c’est une activité légitime.

« Je suis journaliste, je ne suis pas espion. »

Vous faites partie du monde que vous décrivez en somme.

Pas moi, mais ma lettre. Elle existe depuis longtemps. Elle a une histoire intéressante. Il n’existe pas d’autres lettres comme ça au monde donc elle a un cachet particulier. Les gens en France qui sont dans ce milieu-là ont lu cette lettre toute leur vie. Pour eux, c’est important. Il y a des gens qui sont complètement obsessionnels sur le fait d’apparaître dans IO. Certains disent « oui, il y a cinq ans vous avez écrit ça sur moi »…

Il n’y a pas des gens qui essaient de faire de l’intox ? Comment faites-vous pour faire le tri ?

C’est à moi d’être bon. J’y arrive plus ou moins bien. Oui bien sûr, on m’a monté cinquante bateaux, des trucs invraisemblables. Ce sont des gens dont c’est le métier et qui sont par ailleurs plutôt bons à ça.

Cela ne rend pas un peu paranoïaque de travailler avec ces gens-là ?

Non, parce que ce serait la mauvaise réaction d’être paranoïaque. Même si, moi, j’écris sur ce milieu, je n’en fais pas partie. Je suis journaliste, je ne suis pas espion. On commence à être paranoïaque quand on se prend pour ce qu’on n’est pas. Moi, je raconte juste ce milieu-là, dans lequel je sers de ludion. Pour beaucoup de gens — et ça s’est vérifié des centaines de fois — quand je commence à entendre parler de quelque chose, c’est très mauvais signe car cela veut dire que, dans trois ou quatre mois, ça va sortir ailleurs. Ce n’est pas parce que je lance des choses, mais parce que j’en entends parler et que, quand j’en entends parler, c’est que ça va sortir.

Remplissez-vous un peu la même fonction avec le monde du renseignement que le Canard enchaîné avec le monde politique ?

Il y a deux grosses différences avec le Canard, c’est que, déjà, je ne suis pas drôle et qu’ensuite je ne suis pas satirique. Il n’y a jamais aucun jugement de valeur dans ce que j’écris. Si vous lisez vingt numéros d’IO à la suite, il y a plein de mots que vous ne trouverez jamais : « corrompu », « dictateur », « espion » vous le trouvez assez rarement, « barbouze » jamais, même « torture » par exemple, « crime organisé ». Pourquoi ? Parce que c’est improuvable. « Piratage », je le dis très rarement. Je vais dire « intrusion », « effraction ». Vous vous rappelez par exemple quand les serveurs de Greenpeace avaient été piratés par des sous-traitants d’Areva ou d’EDF, tout le monde avait des papiers titrés « Les ONG espionnées », « Les barbouzes d’Areva », … moi, j’avais fait un papier expliquant comment ils s’y étaient pris. C’est ça qui intéresse mes lecteurs.

Mais l’histoire d’IO est assez particulière. À la fin des années 1970 aux États-Unis, les mouvements gauchistes américains sont massivement anti-service de renseignements. Ils considèrent — souvent avec raison — que la CIA est partisane, qu’elle soutient les dictatures sud-américaines et donc qu’il faut lutter contre les services de renseignement agents de l’impérialisme. C’est à ce moment qu’éclate une affaire célèbre, celle d’un agent de la CIA, Philip Agee, qui quitte l’agence avec fracas et se met à écrire des livres avec tous les noms des agents en poste en ambassades. Ses livres, trois au total, sont de véritables annuaires de tous les agents en poste en ambassades, c’est l’histoire de Wikileaks ou Snowden trente ans avant si vous voulez. Réfugié à Londres, il crée une lettre, le Covert Action Information Bulletin, le trimestriel des actions clandestines, qui poursuit le travail de ces livres.

À ce moment là, plusieurs lettres essaient de se mettre en place en Europe, sur le même modèle. Des lettres très militantes, très gauchistes, très anti-services. Il y en a une en Europe qui s’appelle Le Monde du renseignement et qui est animée par des militants. Mais ils ont du mal à faire vivre la lettre, la périodicité est intermittente, les informations souvent sujettes à caution. À la fin des années 1980, ils vont voir un groupe de presse qui s’appelle Indigo Publications et qui publie déjà plusieurs lettres confidentielles sur l’Afrique. Les services français étant très actifs sur ce continent, les gens d’Indigo connaissent bien le milieu du renseignement. Ils finissent par racheter le Monde du Renseignement, le vide de son contenu militant et en font une véritable lettre professionnelle.

À l’époque, il existait quelques publications comme ça, mais c’étaient des publications qui étaient téléguidées par les services de renseignement eux-mêmes. Pour influencer des décisions, faire passer des informations, créer de fausses informations, à des fins de manipulation donc. Dans ce paysage de publications, apparaît une publication qui n’est pas manipulée par des services de renseignement. Pendant quinze ans, il y a eu une suspicion énorme sur cette lettre, les gens se demandaient qui étaient vraiment ses commanditaires. En fait le capital appartenait aux journalistes et fonctionnait comme une publication normale et ça a toujours été la ligne. L’extension au domaine économique s’est faite au milieu des années 1990, les cabinets d’enquête privée sont apparus. C’était vraiment un nouveau métier. On s’est mis à écrire sur eux parce qu’ils faisaient clairement partie de la communauté. C’est également dans les années 1990 que l’on a changé le nom, et que la lettre a été rebaptisée IO.

Combien vous avez d’abonnés ?

Je ne communique pas sur le nombre d’abonnés, mais on en a plusieurs milliers... Il y a des gens qui animent le site, moi ce que je fais d’abord c’est IO. L’équipe compte... c’est difficile à dire, il y a plein de pigistes... je ne saurais pas vous dire : on va dire que la face visible c’est moi. Ça reste de l’artisanat quand même, j’écris presque tout... même si la première mouture a été faite par d’autres, je réécris toujours.

Donc, vous disiez que cette revue a d’abord été fondée dans un but de subversion politique ?

À l’origine, c’était plutôt une lettre de militants anti-impérialistes qui se battaient pour que les services de renseignement cessent de se mêler de politique et de lutter contre des mouvements gauchistes ou séparatistes... mais à partir du moment où Indigo l’a rachetée en 1987, c’est devenu une lettre professionnelle.

Que pensez-vous des Julian Assange ou Edward Snowden d’aujourd’hui ?

Concernant les militants de la transparence — les Assange, les Snowden — je vais surtout m’intéresser au contre-champ en fait. Wikileaks — à part la fameuse vidéo, Collateral Damage, où on voit des hélicos américains tirer sur un groupe de personnes en Irak (parmi lesquels des journalistes), c’est pas … Il y a aussi la base de télégrammes diplomatiques, mais là encore, on y trouve énormément de choses qu’on savait déjà, que j’avais écrites. Mais je me suis surtout intéressé à leur mode opératoire, plutôt qu’à leurs convictions. En cherchant à savoir ce qu’ils avaient révélé, comment ils l’avaient fait, et les points aveugles, ou quelque chose comme le rapprochement d’Assange — et aujourd’hui de Snowden — avec la Russie. C’est plutôt leur trajectoire qui retient mon attention, et la manière dont ils vont être pris par des enjeux qui les dépassent, plus que par leur discours qui, eux, m’intéressent peu. Je ne pense pas que Snowden soit un agent russe pour autant, même si énormément de gens le pensent. Dire que les militants sont des agents, c’est toujours débile de toute façon. Ils sont sincères, c’est justement pour cela qu’ils sont manipulables ! C’est assez facile en fait... La manière dont Assange a évolué est assez géniale : il y a très vite eu des gens qui ont été plus malins que d’autres, qui ont perçu son orgueil, son absence de scrupules... Par exemple, il s’est retrouvé présentateur d’une émission sur la télévision russe. Au moment où éclate l’affaire Snowden, qui est là pour aider ce dernier à aller en Russie, à établir le contact avec le gouvernement russe ? C’est Wikileaks. Je ne crois pas que ce soient des agents... Ils ont essayé de faire quelque chose et forcément des États se sont mis dans la boucle. Certains, de manière plus habile que d’autres, et la Russie a été la plus habile. C’est l’exemple un peu typique de ce que font les services de renseignement : se greffer sur des phénomènes associatifs ou politiques afin de récupérer des choses... les journalistes font ça aussi ! Assange a été très utile en l’occurrence, parce qu’il a permis d’attirer d’autres lanceurs d’alerte, comme Snowden. C’est ce qu’on appelle un « pot de miel ». Vous avez un type hyper médiatique. Vers qui se tourner aujourd’hui si vous volez des secrets ? Qui a le savoir-faire, qui va vous dire comment faire techniquement, qui vous aider ? Wikileaks. Avec ce pot de miel, vous pouvez faire plein de choses. Encore une fois, ça ne veut pas dire que les militants sont forcément influencés, payés, etc.

« L’idée d’un monde sans secret me gêne beaucoup. »

Et vous, ce discours-là, qui explique que plus de transparence revient à plus de démocratie, qu’en pensez-vous ?

Hum... [silence] J’essaie de ne pas faire une réponse de vieux con. J’ai plutôt du respect pour ce qui n’est pas militant. Les discours me laissent assez sceptiques. J’ai un tout petit peu de mal avec ceux d’Assange... c’est une réponse insatisfaisante mais c’est le mieux que je puisse faire : disons que c’est un secteur qui s’accommode assez mal de prises de positions idéologiques clivées. Les discours d’Assange et de Snowden sont des discours anti-secrets : puisque les citoyens sont concernés, ils doivent avoir accès aux données qui les concernent, etc. Moi je ne pense pas que le secret soit illégitime. Il est important au niveau individuel, et il peut tout à fait l’être au niveau organisationnel. Mais on rentre dans des considérations un peu trop philosophiques à mon goût. Si vous voulez, je pense que le secret ne sert pas forcément...

… à faire des coups bas et des coups tordus ?

Si un peu quand même... en fait je n’arrive pas à considérer qu’une organisation soit forcément vertueuse, je ne crois pas que les individus le soient. Le secret est une arme à double tranchant. Les États peuvent s’en servir pour couvrir des négociations discrètes qui vont régler des problèmes, ou pour faire des coups bas en effet. Mais l’individu peut aussi s’en servir pour résister au secret d’État. Le secret, c’est un peu ce que vous en faites, en tout cas l’idée d’un monde sans secret me gêne beaucoup.

Vous considérez que la politique ne peut être efficace qu’à condition d’avoir un certain niveau de secret ?

Je ne crois pas que le secret soit un problème central du politique, c’est plutôt un problème marginal. Le secret sert à des choses assez particulières : à des négociations, à certaines opérations de libérations d’otages... voilà. Ça peut servir. Je n’ai pas un discours très élaboré là dessus à vrai dire.

Et la lutte contre le terrorisme ?

Cette lutte est très judiciaire quand même... là où ça pose problème, c’est que vous êtes condamnés pour des choses qui sont couvertes par le secret. Je me souviens dans les années 90, il y avait eu des rafles de terroristes menées par le juge Bruguière. Ils avaient été arrêtés sous des prétextes faibles, et à la fin ils avaient dû être relâchés.

Le plus intéressant, c’est le fait que la surveillance aujourd’hui se fasse sans personne qui regarde, c’est-à-dire qu’elle soit automatisée. Quand un individu se met à poser problème, on fait l’historique de ses mails, de ses connexions, des gens qu’il a appelés à partir des numéros, etc. Tout ça est archivé, mais il n’y a personne qui regarde ! On ne va le chercher que quand on en a besoin. Si vous prenez la société qui a le plus pratiqué la surveillance récemment, l’Allemagne de l’Est, vous aviez quand même 20 % de la population qui surveillait les 80 autres, mais il y avait des gens qui regardaient ! Vous étiez écouté, suivi, photographié par des gens... la surveillance d’État avait un corps, elle n’était pas désincarnée. Aujourd’hui les États peuvent se targuer de faire de la surveillance à visage humain, précisément parce qu’il n’y a personne pour la porter, aucun coupable, aucune incarnation individuelle. Je trouve ça assez fabuleux du coup de voir qu’à une époque où il y a beaucoup plus de surveillance qu’il y en avait en Allemagne de l’Est, la figure la plus honnie c’est précisément la figure de l’agent dans La vie des autres. Ce personnage qui regarde ce couple qui a une vie assez riche est forcément le frustré, la figure la moins désirable dans toute la société contemporaine. Si on peut se dire ça, c’est parce qu’il n’y a aujourd’hui personne qui regarde ! Le fait que ce travail de surveillance ne soit pas fait par des humains, je trouve que cela permet à la société de faire l’économie de ce qu’elle fait réellement, de la signification non pas morale de la chose, mais de sa mauvaise conscience. Voilà, c’est une société sans mauvaise conscience, qui peut se dire qu’elle ne fait que des choses licites. Et du côté des services aussi, il n’y a pas quelqu’un qui va se coucher en se disant : « J’ai passé ma journée à espionner ». Cela ne passe plus par cette figure du voyeur, il n’y a pas d’individus au sein de l’État, de gens dont c’est le métier. C’est l’une des grosses mutations des services de renseignement aujourd’hui. Le personnel des services s’est vraiment normalisé. Avant c’était vraiment des sociétés parallèles, avec des gens qui faisaient des choses très inhabituelles, qui du matin au soir surveillaient, écoutaient, s’entraînaient à tuer ou apprenaient des techniques de coercition physique. Cela a graduellement disparu dans les sociétés occidentales : la coercition a été sous-traitée aux pays émergents, c’est tout le scandale des extraordinary rendition, des prisons secrètes de la CIA, dont les avions ont transporté entre 2001 et 2005 des milliers de suspects de terrorismes depuis des aéroports européens vers des prisons en Egypte au Maroc ou en Albanie : ils étaient torturés mais pas par des Américains. Et d’ailleurs la plupart de ces suspects sont sortis aujourd’hui. Prenons la torture, il n’y a pas de savoir-faire aujourd’hui. Il n’y a pas quelqu’un qui rentre tous les matins à la DGSE pour apprendre à injecter des trucs à des gens. La surveillance c’est pareil... Les planques ? Il y en a mais c’est très réduit... et ça reste cantonné aux services de surveillance intérieure. La plupart des agents des services font des notes, de la veille, mettent en place des systèmes de surveillance électronique, mais ça reste un job d’informaticien amélioré si vous voulez... en tout cas ça a de moins en moins ce côté société parallèle de naguère.

Qu’est-ce que vous entendez par « veille » ?

Prenons quelqu’un en poste dans un pays compliqué, cela consiste à aller voir tous les hommes d’affaires qui passent, les cercles de pouvoir, à essayer d’avoir des informations sur les dirigeants étrangers, leur vie privée, tout ce qui est susceptible d’être utilisé. C’est du recueil d’informations, c’est un travail de journaliste spécialisé finalement. D’une certaine manière c’est pareil pour les drones. Aujourd’hui la quasi-totalité de ces derniers sont administrés par des services de renseignement. C’est une grosse partie de leurs budgets, mais là encore vous avez une sous-traitance de la mauvaise conscience... C’est beaucoup plus machinique.

Cette situation ne vous oblige pas à l’être aussi, machinique ?

Non, au contraire... mon but c’est d’essayer de raconter ça de manière plus opérationnelle qu’administrative : je vais expliquer à quoi ça sert, et ce qui est fait, plutôt que de dire « il y a un nouveau programme de surveillance informatique avec tant de budget qui va concerner tant de gens », etc. À IO on cherche à expliquer ce qui va être fait, à quoi ça sert... Pas en nommant des gens, plutôt en cherchant à connaître le type de missions que ça va permettre. Tout ce que j’ai fait sur Snowden, c’est raconter à quoi ça sert vraiment. Cette histoire, c’est Wikileaks puissance 2 : mais alors que les télégrammes diplomatiques étaient des docs très explicites, ceux de Snowden sont beaucoup plus difficiles à interpréter. On a beaucoup entendu par exemple, notamment dans Le Monde, que des milliers de mails étaient interceptés en France. En fait ce n’est pas du tout ça ! Le document dit qu’il y a tant d’interceptions en France, mais ce ne sont pas des mails de Français, plutôt des interceptions réalisées sur les sections françaises des réseaux... les mails viennent du Moyen-Orient, de Russie, de Chine etc., c’est ça qui intéresse la NSA, et qui est intéressant à raconter. Tout le monde dit « Prism, Prism », mais personne ne sait à quoi ça sert !

Vous avez un bon niveau technique, vous ?

J’ai des gens qui travaillent avec moi, plus jeunes, qui sont bien au niveau.

Vous ne vous contentez pas de Google tout de même ?

On utilise tout ce qu’on peut. Et il y a une prime à la créativité, très clairement. Il y a une page technique dans ma lettre, section « Terabytes », qui évoque les derniers gadgets. Ça peut être une personnalité ou une société, souvent des intermédiaires... ou alors un nouveau gadget à destination des services, une méthode de piratage, particulièrement utile pour les services.

Une dernière question : dans La Conjuration, à la fin de la dérive urbaine, le narrateur et ses conjurés se fondent dans la ville. Ils n’ont plus besoin de se parler. Cette absence de discours a-t-elle quelque chose voir avec l’absence de discours (politique) qui semble caractériser IO ?

Non. Ce sont deux choses assez distinctes. Dans le roman, il y a bien le personnage de Jeanne qui vient de l’univers dont parle IO, mais pour le reste... je ne vais pas esthétiser mon boulot, c’est assez distinct. IO, c’est un métier comme un autre. Il n’y a rien de politique.