Vacarme 66 / Spy Mania

Le carnet d’Égypte

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Comment devenir espion ? C’est très simple. Tout d’abord, être soi. Ensuite, se promener au Caire, dans la rue Nubar, à proximité du ministère de l’Intérieur. Enfin, avoir oublié son passeport à la maison et porter sur soi un carnet de notes rempli à ras bord. Mais surtout, avoir l’idée malheureuse de se rapprocher du mur construit dans la nuit le long du ministère, dans cette rue Nubar, si lointaine et si proche. Nous sommes en mars 2013 et la révolution n’était pas encore terminée.

C’est une histoire qui a pu se dérouler un autre jour, avant ou après, et concerner quelqu’un d’autre que moi. Elle se déroule au Caire, le jour du verdict du jugement de l’affaire de Port-Saïd, au début du mois de mars 2013 : vingt et un hommes condamnés à mort et vingt-quatre autres, dont deux policiers, à des peines de prison. Des immeubles sont en feu. C’est aussi la veille de mon départ d’Égypte.

Je suis sorti pour acheter des stylos et un nouveau carnet de notes. Depuis l’anniversaire de la révolution à la fin du mois de janvier, deux murs de béton bloquent la rue Nubar, l’une des avenues qui entourent le ministère de l’Intérieur. Je me rappelle les mots de ma voisine du dessus, Madame Thérésa, une toute petite vieille femme qui se dit Italienne et parle arabe, grec et français : « Vous n’avez pas entendu leurs chars, cette nuit ? Ils ont reconstruit les murs... » avait-elle grincé le matin du 25 janvier, accrochée à la rambarde de l’escalier, vêtue de son éternelle robe de chambre bleu clair.

Les anciens murs ont fait des petits. Dès l’automne 2011, de hautes murailles de pierre avaient coupé les rues Mohammed Mahmoud et Qasr el-Einy, qui mènent à la grande place Tahrir. [la partie du texte qui sera visible] Très vite, des fresques, des slogans, des graffitis et des portraits avaient recouvert les barrières grises derrière lesquelles le pouvoir voulait se protéger. Un temps, le mur de la rue Nubar avait disparu. Deux ans après la chute d’Hosni Moubarak, sa réapparition dit combien cette ville n’a pas terminé sa révolution. Le retour à l’ordinaire n’a pas encore eu lieu : l’ordinaire, c’est peut-être quand on circule librement chez soi. Les murs du Caire sont même devenus des lieux touristiques, que les curieux photographient à l’égal des enceintes de la vieille ville.

Pour emprunter la rue Nubar, il faut contourner les portions interdites en prenant les rues parallèles et en longeant les voitures embouteillées. C’est le quotidien des habitants du centre-ville et des chauffeurs de taxi. En ce jour de verdict, les murs de notre rue ne sont toujours pas décorés, mais deux nouveaux barrages policiers se dressent d’un trottoir à l’autre, chacun à quelques dizaines de mètres des murs initiaux. La ceinture de sécurité qui tient le ventre du pouvoir s’est élargie, parce que le ventre a grossi. Pour une fois, ce n’est pas la révolution qui se barricade.

Au premier barrage, pas grand-monde ; au second, une petite foule. Des voitures s’engagent dans la rue, puis repartent en marche arrière. Plutôt que de continuer mes courses et de passer mon chemin en fermant les yeux, la bonne idée me vient de m’approcher de la clôture.

L’ordinaire, c’est peut-être quand on circule librement chez soi.

Le nouveau mur n’est pas fait de béton. Pour ce nouveau mur, les décideurs ont opté pour une double rangée de barbelés en spirale, haute de deux mètres environ et longée par un cordon de policiers. Le barbelé, c’est pas cher et ça fait mal. Celui-là n’est pas neuf ; il a déjà servi, peut-être même sous Moubarak. Des filaments de tissu volent dans le fil de fer. Derrière, une vingtaine de policiers bouclier au poing ou au pied, uniforme noir et rouge, la plupart très jeunes et portant le regard éteint des gens qui s’ennuient ou qui ne pensent pas très fort. Plus loin, c’est le piquet de grève des policiers qui se laissent pousser la barbe contre le gouvernement de Mohammed Morsi. Encore derrière, d’autres recrues, les mêmes que je croise depuis deux mois, traînent autour des camions stationnés, font tourner leur matraque, mangent un fallafel. Tous les matins, ils font le commerce de l’épicier du coin de la rue, jettent par-terre les emballages de leur sandwich ou de leur paquet de cigarettes.

Le coiffeur dont la boutique fait l’angle a arrêté sa besogne et regarde la scène debout sur le seuil. Au barrage, il y a comme des négociations dans l’air. Une vendeuse d’oranges approche son chariot près des barbelés, se fait repousser. Sûrement de la même manière qu’eux-mêmes ont déjà été informés par d’autres, des passants expliquent aux nouveaux venus qu’il faut rebrousser chemin. Certains s’aventurent quand même à parlementer avec les représentants de l’ordre. Qui a le droit de franchir la clôture ?

Au milieu du barrage, un corps de vieille femme apparaît parmi les ronces de fer. Ça pourrait être Madame Thérésa, mais Madame Thérésa ne traverse pas les murs, elles les regarde depuis son balcon du cinquième. Un policier écarte légèrement les barbelés. Le châle de la vieille femme s’accroche dans les rouleaux de pics, un homme le détache. Elle est suivie d’une dizaine de personnes autorisées à passer, puis c’est le tour de ceux qui patientent sur l’autre rive de se presser et de disparaître. Parmi eux, un couple portant un couffin, un vieillard, un gamin à quatre pattes. Je prends quelques notes dans mon carnet déjà rempli à ras bord, celui que je m’étais promis de remplacer aujourd’hui.

Au moment où la vendeuse d’oranges revient et se précipite dans la brèche, quelqu’un s’approche de moi : « What’s your name ? ». Il a une quarantaine d’années et une sale tête, à moins que ce soit la tête d’un sale type. C’est aussi une tête à claques. « Who are you ? », il me dit en pointant mon carnet et les yeux froncés. J’ai beau lui dire que je suis un touriste, il conserve sa sale tête de sale type. Il veut mes papiers d’identité, que j’ai eu la bonne idée de laisser chez l’ami qui m’héberge. Il m’arrache mon carnet, tente d’en déchiffrer les signes, le fourre dans une poche de son pantalon. « I am policeman ». Pour me le prouver, il soulève son pull et me montre un talkie-walkie. Puis le shérif de Nubar Street me prend par la main et m’emmène devant la devanture fermée d’une boutique, une espèce de recoin où il a sans doute l’habitude de venir discuter avec les gens qu’il rencontre dans la rue. Il est en colère. Ou plutôt il a la haine, comme qui dirait. Il m’arrache une feuille de papier qui dépasse de la poche intérieure de mon blouson, la photocopie de mon billet d’avion. Il est entouré de cinq ou six hommes qui rigolent lorsqu’il me dit qu’il parle arabe, pas anglais, ni français. Il me dit qu’il est Égyptien, qu’il n’aime pas trop les Anglais, et me fait une grimace pour me faire comprendre ce qu’il pense des Français. Il me dit qu’ici il y a beaucoup de gens dangereux, et que le sort des gens dangereux, c’est celui-là : il passe un pouce sur sa gorge.

Le spectacle ou la procédure d’intimidation continue. Il me répète qu’il est Égyptien et qu’il parle arabe, puis me montre l’insigne Timberland cousue sur son pull gris, ses fausses Ray-Ban suspendues à son col, sa grosse montre qui brille et son Smartphone. Il manque de me brûler de sa cigarette. Il me dit qu’il joue du piano en mimant Chopin ou Ray Charles, et me refait le geste signifiant qu’ici en Égypte, on n’aime pas les gens dangereux ; mais quand un copain vient le saluer, il perd sa sale tête de sale type et lui tape franchement la main.

Il a dû apprendre son métier et officier sous Moubarak, comme le barbelé.

C’est sûrement un moukhabarat, un « informateur ». On ne demande pas son nom à un membre des services de renseignement ; c’est lui qui pose les questions. « Are you tourist ? Where is your map ? » Il a dû apprendre son métier et officier sous Moubarak, comme le barbelé. Cette petite main du pouvoir est une relique de l’ancien régime, mais une relique vivante, faite de chair, d’os et de la crétinerie des brutes. Le moukhabarat s’est dit qu’un type plutôt blanc écrivant au coin d’une rue pouvait bien être un agent infiltré, et que le carnet qu’il griffonnait pourrait constituer une bonne pièce à convictions dans une affaire de conspiration étrangère. À moins bien sûr qu’il fasse tout cela pour me protéger.

J’attends en restant à proximité. Je pourrais très bien m’en aller, mais je ne veux pas abandonner mon carnet. Pendant ce temps, l’un des acolytes du shérif m’a entendu dire au téléphone que je me trouvais au croisement de la rue Nubar et de la rue El Shaikh-Rihan ; depuis, il est persuadé je suis un bon connaisseur de l’arabe et du Caire. Tout d’un espion, quoi.

C’était un bloc-notes à spirales, de format poche et de mauvais papier, que j’avais acheté le 21 février précédent dans une boutique du centre-ville. Aujourd’hui, il m’est impossible de me souvenir avec précision de ce qu’il y avait dedans ; je tenterai de m’y astreindre. Je sais seulement qu’il contenait les mots bleus et noirs apparus pour dire les choses vues, les projets rêvés, les connaissances apprises depuis trois semaines. Il avait fait la route du Caire à Alexandrie, puis d’Alexandrie au désert de l’Ouest, avec retour au Caire. Les prochains jours de ce second carnet d’Égypte devaient se passer dans une poche de mon sac où il allait rejoindre les précédents : ils ne devaient pas se passer dans celle d’un sale type ni d’une tête à claques.

Peu avant l’achat de ce carnet, j’avais fait réparer mon ordinateur tombé en panne. Au cours de l’opération, un ensemble de fichiers que je n’avais pas enregistrés ailleurs que sur le disque dur avaient disparu. C’était un dossier qui s’appelait « Textes », composé à partir de quelques carnets. Un simple disque dur venait de perdre ma mémoire.

Je considère l’écriture pour ce qu’elle est depuis ses origines, dans son étymologie et dans son acception matérielle : un acte de mémoire. Peu importe la nature du support, matériel ou virtuel ; en déposant des mots sur un morceau de pierre, de bois, de papier ou dans les codes d’un fichier informatique, nous sauvegardons la transcription d’une expérience. Nous voulons laisser des traces. En déposant ces traces dans un endroit qui leur est réservé, qui est leur séjour, leur lieu de vie, nous les recueillons et nous nous recueillons un peu nous-mêmes. Ces traces, comme l’odeur que chaque corps diffuse, c’est une partie de nous et une partie des autres en nous.

Cette partie de nous et des autres, on la conserve, on l’archive, on la sauvegarde. Mais on a beau l’inscrire, elle reste fragile, plus éphémère qu’on ne s’en convainc ou qu’on s’en soulage. La panne, l’intempérie ou le voleur font toujours d’excellents complices pour un adversaire redoutable nommé Temps, qui prend parfois nom de Hasard et que nous ne vaincrons pas en prenant quelques notes sur un carnet. Surtout, la conscience d’avoir à disposition un lieu de repos (la feuille de papier ou l’ordinateur) incite notre mémoire à une dangereuse paresse. Elle abandonne. Pourquoi faire l’effort de garder en esprit ce que nous pouvons confier et déléguer à un tiers fait de papier ou de formules informatiques ? La possibilité de noter quelque part ce que nous devons ou voulons retenir nous fait préférer une mémoire en sursis à la mémoire vivante et sensible qui est la nôtre et qui, elle, se passe de mots.

Une bagarre éclate sur la chaussée. Un homme se prend une baffe par un autre qui le pousse sur le capot d’une voiture. Mon cow-boy s’en va participer, j’essaie de le garder à vue. Il aime ça, les bagarres. C’est vrai qu’il est efficace. Il sépare les deux participants en leur rentrant dedans et en parlant bouche contre nez à l’un des deux, qu’il mène ensuite à côté de moi, devant la boutique fermée, sa cellule en plein-air.

La mémoire écrite reste une mémoire de seconde main.

Mon ami et mon passeport sont arrivés. Je comprends un mot, celui qui signifie espion : en me voyant barbouiller ce carnet de voyage, des jeunes d’Alexandrie avaient déjà blagué en me traitant de « jasus ». Pas la peine de discuter davantage, le gardien de mon carnet d’Égypte ne me le rendra pas. Il dit qu’il le supprimera. Peut-être qu’avant l’exécution de la peine, il lui dira qu’il parle arabe et qu’en Égypte, on n’aime pas les gens dangereux.

À la mort de l’écrivain Fernando Pessoa, quelqu’un trouva chez lui un coffre rempli de morceaux de papiers recouverts de mots qu’on publia par la suite. Je me demande quand Pessoa décida d’enfermer ses manuscrits. Pourquoi il ne se contenta pas de mettre les formes prises par la vie dans du papier, mais de mettre tout ce papier dans une boîte. Pourquoi il enferma sa mémoire à double tour. Je me demande ce qu’est arrivé au coffre de Pessoa, et ce qui serait arrivé à Pessoa s’il avait perdu son coffre.

J’ai pensé, une fois mon carnet perdu et le policier disparu, que je venais de connaître une réelle perte de mémoire. Qu’en perdant le support de ma mémoire, j’avais perdu la mémoire des êtres et des choses qui y était enfermée. Je faisais erreur : la mémoire écrite reste une mémoire de seconde main. Pessoa n’a pas vécu dans son coffre.

Je ne suis pas Égyptien. La rue Nubar, ce n’est pas chez moi. Je m’en vais. J’ai la possibilité de traverser des frontières comme et quand bon me semble, en achetant des billets d’avion et des visas. Les moukhabarats ne font pas partie de la police de mon pays. Et puis, ils ne m’ont enlevé que des feuilles de papier couvertes de trois semaines de mots et de souvenirs en mots. D’autres en Égypte, beaucoup, perdent plus que cela, du sang, un œil, parfois une vie. Eux n’ont pas besoin d’un carnet pour se souvenir de ce qu’ils ont vécu.

Alors que je repense à mon carnet d’Égypte, la rue Nubar est toujours percée de béton et de barbelés. Je n’ai pas eu le temps de voir si la femme aux oranges avait réussi à franchir le mur de fer.

Mars 2013

Post-scriptum

Pierre Benetti étudie la littérature. Il a écrit ce reportage en janvier-février 2013 en Égypte, à l’occasion d’une année qu’il consacre à voyager et écrire.