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Dieudonné et la critique sociale

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Dans le débat public autour de Dieudonné et de l’interdiction de son spectacle, une question est restée dangereusement sous-estimée, qui est la place de l’antisémitisme de Dieudonné. Sa place, c’est-à-dire sa situation dans un schème de pensée. L’antisémitisme de Dieudonné n’est malheureusement qu’une pièce particulière d’un édifice beaucoup plus vaste, une attitude face au monde que nous appellerons « relativisme hyperbolique ».

Donnons-en un exemple. Un sketch de Dieudonné accessible sur Internet et titré « Le copain Robert » est illustratif de ce qui se joue ici. Dans ce sketch, Dieudonné veut convaincre Robert son « vieux copain » qu’il est maintenant temps « d’arrêter avec ces histoires de Juifs, de chambres à gaz » et de « passer à autre chose ». Robert proteste, et invoque la défense de la vérité. Dieudonné lui assène alors : « Mais la vérité… La vérité c’est pour les cons. C’est le mensonge qui dirige ce monde. Réveille-toi ! (…) La vérité, tu la prends, tu la bouffes et tu la fermes ». Et Dieudonné, le Dieudonné du sketch, de livrer à son interlocuteur divers exemples de vérités qu’au fil des dernières années, à force d’auto-persuasion, il a mis un point d’honneur à accepter : les chambres à gaz, bien sûr, mais aussi « la version officielle des attentats du 11 Septembre » (« alors là c’est vrai j’ai eu du mal »), les infos « en boucle » sur TF1, la grippe H1N1. On pourrait ajouter : le Père Noël. Robert Faurisson à l’aube de sa sinistre gloriette confiait en effet à Libération en 1981 que la révélation, dans sa prime enfance, de la non-existence du Père Noël lui fut le premier événement insupportable de sa vie intellectuelle…

Tel se déploie le relativisme hyperbolique. Il est d’une autre nature que le relativisme culturel, qui conteste la notion d’universalité au nom de la pluralité des cultures. Il ne relève pas seulement de la mise en concurrence des mémoires, aussi appelée concurrence des victimes. Le relativisme que promeut Dieudonné (et d’autres avec lui comme Thierry Meyssan bien sûr) ne cesse de porter ces deux figures, mais il se projette beaucoup plus loin : il lève sans examen possible la frontière entre ce qui est, ce qui peut ou pourrait ne pas être, et ce qui n’est pas. Ce qui est (l’extermination des Juifs d’Europe à l’échelle industrielle, le 11 Septembre) est mis sur le même plan que ce qui n’est pas toujours attesté (l’info en boucle sur TF1 et ailleurs) et que ce qui, par collusion d’une information scientifique erronée, d’une précipitation politique aventureuse et d’intérêts pharmaceutiques établis, s’avéra faux (la grippe H1N1 comme pandémie). Tout est, aussi bien que rien n’est. Dans ce monde de doute sans limite, non seulement le mensonge gouverne mais le fait s’évapore pour faire place à la toute-puissance du récit. Et plus le récit est partagé, plus le doute est autorisé. Dans le paradoxe du Crétois, seule la parole de celui qui dit mentir fait problème. Tous les autres sont des menteurs.

Cette abolition des frontières entre divers ordres du réel, ce relativisme hyperbolique, sont ce qui suscite une étonnante adhésion chez les étudiants et les élèves d’aujourd’hui. Cette forme particulière de relativisme impose à nos yeux une urgente réflexivité sur la manière de transmettre, mais aussi de produire, la critique. Comment donc comprendre la force de séduction du relativisme hyperbolique, que le public de Dieudonné traduit avec conviction par l’expression plus simple de « pensée anti-système » ?

Le relativisme hyperbolique puise d’abord sa force dans la diversité de notre société. Dans une société plurielle et métissée comme l’est la société française contemporaine, le relativisme culturel a la partie beaucoup plus facile que l’universalisme, en particulier auprès de la jeunesse qui est la première concernée par la diversité des horizons historiques et culturels. Dans cette société, la conviction est de plus en plus indiscutée selon laquelle l’universalisme n’est qu’un particularisme érigé en universel par la force des dominants. Elle exige une vigilance et une attention qui dépassent la question de l’antisémitisme.

Le relativisme hyperbolique séduit également parce qu’il est l’expression radicale et, à ce degré, dénaturée, de divers courants qui ont irrigué les sciences sociales, ces disciplines qui veulent mieux décrire le monde. L’un de ces courants est le « tournant linguistique », pièce maîtresse en histoire du « tournant critique » des années 1980-90, qui dans diverses déclinaisons a questionné la frontière entre le fait et le récit, et interrogé la séparation entre récit historique et fiction. Carlo Ginzburg a montré les risques et les limites d’une remise en question de cette limite dans l’entretien qu’il nous avait donné en 2001, puis dans Un seul témoin, qui porte sur le topos de l’extermination des Juifs. De nos jours, l’idée fameuse, mais mal fondée et dangereuse, selon laquelle tout ce qui nous est donné de voir n’est que storytelling, mise en scène narrative, n’est-elle pas la traduction pauvre, mais séduisante par cynisme bien compris, de ce tournant critique ? Si tout n’est que récit, qu’en est-il du vrai ?

L’autre courant est le constructivisme, selon lequel la réalité ne se donne jamais comme ce qu’elle est, mais est le produit d’une construction sociale, c’est-à-dire de forces sociales qui luttent pour imposer des réalités naturelles, indiscutables, seules réalités qui soient. Des notions d’usage courant telles que « marché », « émeute urbaine » ou « délinquance », ou encore « progrès » ou « vérité » méritent sous cette approche d’être vues non comme des évidences naturelles, mais comme le produit de luttes qui visent d’abord à imposer la croyance en ce qu’elles sont pour le plus grand profit de groupes sociaux qui, eux, sont lucides sur ce qu’elles sont en réalité. À partir de ces approches fructueuses s’est malheureusement développé un constructivisme de principe, un constructivisme a priori, qui loin de faire le nécessaire travail de mise en lumière des processus historiques dont les faits sociaux sont le produit, a fait du doute le point de départ mais aussi la fin de tout jugement. De loin en loin inspirées du texte de Durkheim et Mauss de 1903 selon lequel les sociétés classent (les gens entre eux, la nature de la société, le profane du sacré etc.) en fonction des rapports de forces qui les traversent, ces sciences sociales ont parfois oublié de rappeler que ces deux fondateurs des sciences sociales françaises indiquaient que les choses et les êtres ont malgré tout une matérialité propre : tout ne se vaut pas, tout n’est pas seulement un construit, et dans l’écrasante majorité des cas la réalité et ses construits sociaux entretiennent entre eux des rapports qui imposent à la construction de la réalité de garder un certain souci de la réalité…

Mais cette dualité constitutive de la réalité, à la fois monde de faits établis et de faits disputés, s’est vue trop souvent négligée au profit d’un constructivisme a priori qui a permis à la critique sociale de faire l’économie d’une saine réflexivité, ce en vue de convaincre le plus grand nombre. Et lorsque ce mouvement théorique s’inscrit sur fond de mensonges éclatants ou de silences assourdissants, de la pandémie de la grippe H1N1 aux preuves de l’existence d’armes nucléaires en Irak en passant par des décennies de non-dit sur le 17 octobre 1961 ou le massacre de Sétif sans oublier les désastres de l’amiante… on n’est pas surpris de la résonance qu’acquièrent aujourd’hui Dieudonné et son petit système. Tout ceci sur fond bien sûr de dévaluation massive de la parole publique, de Cahuzac à Bush en passant par l’inventivité langagière de l’administration du quotidien, qui méprise tout rapport à peu près sain entre le mot et la chose signifiée (du tout nouveau « vidéoprotection » au plus ancien « agent de maîtrise »).

L’équation « Shoah – père Noël – 11-Septembre – H1N1 – TF1 » ne porte donc pas une force de séduction réductible seulement à l’antisémitisme. L’y réduire, c’est s’empêcher à bons frais de comprendre ce qui se joue à la fois dans la sincère conviction des soutiens de Dieudonné qui se disent « anti-système » ainsi que ce qui se produit lorsque les étudiants, les élèves, les voisins au comptoir de nos bistrots (ce qui est pour nous beaucoup plus immédiat) assènent sur le mode de l’irréfutable certitude que « les chiffres on peut en faire n’importe quoi » ou « la démocratie on sait bien ce que c’est » et que, de toutes façons, « on ne va pas nous la faire à l’envers ». Comprendre le relativisme hyperbolique est aujourd’hui une nécessité ; nécessité réflexive, donc coûteuse, tant elle interpelle la manière dont les sciences sociales, entre cynisme et positivisme, à la fois critiquent et transmettent le monde. Le doute hyperbolique chez Descartes n’était qu’une manière de suspendre le jugement pour mieux l’assurer. Il faut de notre côté rester attentif à ce que la critique sociale telle qu’elle est reçue par nos auditoires et lecteurs ne devienne pas suspension sans fin du souci des faits.

Post-scriptum

Vacarme est attaché depuis le début de son histoire à comprendre ce qui se joue dans le rapport entre les savoirs minoritaires, les savoirs des minorités et les savoirs institués. Envisageant les savoirs comme le produit de rapports de forces entre puissances particulièrement inégales, Vacarme n’a cessé d’interroger les questions évoquées dans ce texte pour tenter de mettre sur pied un savoir comme arme, qui soit dans le même mouvement un savoir soucieux du vrai. On pourra se rapporter à nos contributions sur la falsification de l’histoire à Vilnius, à la question du rapport entre mémoire juive et mémoire noire chez Nicole Lapierre, à nos entretiens avec Pierre Vidal-Naquet, Carlo Ginzburg, Nelcya Delanoë et bien d’autres…

Ça se passe à Vilnius, ça se passe en Europe, par Sophie Wahnich

Déplacés, déplacer, entretien avec Nicole Lapierre

La vérité de l’indicatif, entretien avec Pierre Vidal-Naquet

De près, de loin, des rapports de force en histoire, entretien avec Carlo Ginzburg

Patiences de la ruse, entretien avec Nelcya Delanoë