Vacarme 16 / Processus

Écrivain-fleuve entretien avec Aminata Sow Fall

Aminata Sow Fall est exceptionnelle à plus d’un titre. Elle a été, dans les années 1970, l’une des premières écrivaines africaines publiées avec Mariama Bâ, sénégalaise comme elle. Elle est aussi, l’une des seules à avoir conquis une notoriété internationale en ayant publié ses livres dans une maison africaine. La Grève des Bàttu [1], qui raconte comment le débrayage des mendiants d’une capitale sème la panique dans la bourgeoisie locale, vient d’être adapté au cinéma par le Malien Cheik Oumar Sissoko sur un scénario de l’Américaine Joslyn Barnes. En 1987, Aminata Sow Fall a monté une maison d’édition à Dakar, Khoudia où sont publiés ses derniers romans : Le Jujubier du patriarche [2] et Douceurs du bercail [3].

un choix éditorial ?

J’ai toujours eu recours à des maisons d’édition africaines. Quand j’ai écrit mon premier roman, Le Revenant, les Nouvelles Éditions Africaines (NEA) venaient de s’installer à Dakar. Je leur ai apporté mon manuscrit, elles l’ont publié en 1976. Cela n’a pas été sans discussion  : le directeur littéraire a commencé par dire que cela n’intéresserait pas les Français. Je lui ai répondu qu’il se trompait : j’avais lu – dans des traductions françaises – des œuvres allemandes, asiatiques. On pouvait donc faire de même avec les Français. Un Français qui lit une œuvre sénégalaise ou africaine peut y découvrir des choses qui susciteront davantage le rapprochement qu’une pâle reproduction ou projection des sentiments, de «  l’âme française  », comme ils disent. Mon livre a finalement été publié, il a eu un vrai succès d’estime. Dès lors, je n’avais plus besoin d’aller chercher ailleurs. Ensuite La Grève des Battù a été traduit en plusieurs langues. Quand le Serpent à Plumes a publié certains de mes livres, ils les ont rachetés à mes éditeurs africains. Quant à L’Harmattan, c’est le hasard qui m’y a amenée lorsque les NEA ont commencé à avoir des difficultés financières.

coéditions

J’aurais plutôt tendance à dire aujourd’hui qu’il vaut mieux publier ses livres en Afrique, même si on a une toute petite diffusion  ; tant mieux si on peut être lu ailleurs. L’idéal, pour un écrivain africain, ce serait la coédition, ou la modulation des prix par de grands éditeurs. C’est une expérience qui doit être tentée.

écrivains africains  ? écrivains francophones  ?

Certains auteurs africains ont presque honte qu’on les catalogue comme tels. Moi, je n’ai pas honte. Le Français qui m’aura trouvée dans le rayonnage africain d’une librairie peut ressentir des choses communes. Et si ce que j’écris le révolte, il reste partie prenante de mon aventure. Il accepte que cette aventure le concerne et qu’il ait son mot à dire. C’est cela l’universalité de la littérature. On ne peut pas cloisonner la littérature. Les classifications, c’est comme la géographie  : pour venir me voir, vous devez prendre l’avion. Mais ce n’est pas plus que cela.

une littérature marginalisée ?

La littérature africaine n’est pas très visible dans la presse française, à la télévision, et même dans les librairies. Je ne crois pas que ce soit une affaire de préjugés racistes. Cela vient de notre histoire. Ceux qui pourraient améliorer la diffusion ont le sentiment que nous sommes si proches d’eux qu’ils ne se rendent pas compte que, même si nous sommes dans une proximité linguistique et culturelle, il y a quelque chose d’autre à montrer.

état de santé

La littérature en Afrique se portait mieux dans les années 1970 qu’aujourd’hui. L’engouement pour la chose littéraire était beaucoup plus fort du temps de Senghor. Il y avait des conférences, de grands rassemblements comme le Festival des Arts Nègres. Il y avait surtout des budgets. À l’époque, les Nouvelles Éditions Africaines avaient leur siège à Dakar, et des succursales en Côte d’Ivoire et au Togo. Dix ans plus tard, cette multinationale a éclaté, chaque pays a gardé sa propre maison et l’a nationalisée. Quand les politiques d’ajustement structurel ont pris le pas, les subventions étatiques se sont taries – elles avaient été importantes au Sénégal – et les maisons ont pratiquement fait faillite.

Pour que les livres prospèrent, il faut une atmosphère qui prédispose à lire. Quand les gens doivent penser à leurs problèmes de survie quotidienne, le débat littéraire ne peut pas prospérer. À la télévision, il n’y a qu’une émission qui parle de livres. On essaie de se remettre aujourd’hui de cette léthargie. La Direction des Lettres, dont j’avais été responsable et qui avait disparu, reprend corps à travers la Direction des Bibliothèques, des Arts et des Lettres. Mais tout est à recréer. La nouvelle génération d’écrivains africains peine à apparaître, faute de maisons d’éditions.

produire en afrique

En créant le Centre Africain d’Animation et d’Échanges Culturels, je voulais réagir à une certaine vision du développement. Les ONG réduisaient le développement à l’alimentaire  ; elles mettaient de côté toutes les questions liées à la culture. Je voulais dire que la base de tout développement est culturelle. Il s’agit de permettre à l’être humain de s’affirmer, de pouvoir exprimer sa créativité, et de donner une dimension de rêve.

J’ai créé la maison d’édition Khoudia en même temps que le CAAEC. Je savais que je n’aurais pas les moyens de la faire fonctionner selon des normes éditoriales professionnelles. À la Direction des Lettres, j’avais vu passer énormément de bons manuscrits – leurs auteurs demandaient au ministère une subvention mais le ministère n’avait pas toujours les moyens de les financer. Je me suis dit que si on trouvait de l’argent, on pourrait publier des livres, même si on savait qu’ils ne seraient en aucun cas être rentables. Mais c’était la condition pour qu’on puisse en parler.

éditrice

Le principe est simple  : quand on a de l’argent, quand on peut payer immédiatement l’imprimeur, alors on fait le livre. Jusqu’à présent, nous n’avons eu qu’une subvention du ministère de la Culture intitulé Sur les Pistes du Bas Saloum. Dans tous les autres cas, c’est moi qui finance ces livres.

Nous avons jusqu’à présent publié des romans, des essais sur les cultures sénégalaises. Nous avons créé une collection, «  Ecrivains en herbe  », des écrivains de moins de vingt ans. Les livres sont en général tirés à 3000 exemplaires. Nous savions que nous ne pourrions pas les écouler facilement, mais cela permettait de diminuer le prix de revient. Nous avons d’ailleurs encore des stocks. Nos livres n’ont jamais dépassé 40FF. Mais notre grand problème est la diffusion. Nous vendons au Centre, ou sur commande. Mais nous ne sommes pas sur un réseau de distribution. En France, Présence Africaine nous diffusait, mais cela n’a jamais bien marché. Mais certaines librairies françaises, américaines, allemandes ou suisses nous passent des commande.

projets

Khoudia n’a encore publié de textes qu’en français. Aujourd’hui, nous avons beaucoup de projets en attente. Quand nous aurons amorti certains investissements, nous pourrons produire plus d’œuvres. La littérature en langues nationales sera la deuxième étape. Car s’il y a actuellement plus de lecteurs en français qu’en ouolof, la tendance peut s’inverser. Aujourd’hui, la poésie en ouolof et en peul se vend mieux que la poésie en français.

quelle tradition ?

Le conflit tradition / modernité est un faux problème. Tout devient limpide quand on comprend que la tradition n’est pas le passé figé. On devrait pouvoir parler de tradition dynamique. Pour l’expliquer, je prendrais l’image de quelque chose qui est fixé dans mon destin  : je suis née à Saint-Louis du Sénégal, j’y ai grandi, entre les deux bras du fleuve. Ce fleuve a toujours exercé sur moi une vraie fascination, et a développé mon imaginaire. Quand je vais à Saint-Louis, je regarde le fleuve. Il n’est jamais le même, il s’écoule, prend des choses qui se déposent en son fonds, et laisse des choses sur la berge – jusqu’en Mauritanie. Ma tradition est comme ce fleuve. Elle est et elle n’est pas celle de ma mère. Je suis Aminata Sow Fall, Sénégalaise, Africaine. Je sais que, dans ma tradition, tout n’est pas transportable à travers le temps, j’ai des choix à faire, je m’enrichis d’autres apports, mais il y a un fond. Et à chaque instant de ma vie, ce patrimoine prend de nouvelles formes.

Notes

[11979, NEA, (2001 Le Serpent à Plumes)

[21993, Koudhia, (2001, Le Serpent à Plumes)

[31998, Khoudia