Vacarme 16 / Processus

Le choix africain Entretien avec Moussa Konaté

Il faudrait pouvoir parler de littérature «  modeste  »  ; l’expression, nettoyée de tout soupçon de condescendance, conviendrait à Moussa Konaté. Si on entend peu parler de ses derniers livres, c’est qu’ils sont difficiles à trouver en France  : ils sont publiés à Bamako aux éditions Le Figuier qu’il a créées il y a quatre ans, et restent très mal distribués au-delà du Mali. Parmi eux, les deux premiers volumes des aventures du commissaire Habib, L’Assassin du Banconi [1] et L’Honneur des Keïta [2], et une fable irrésistible, Goorgi [3]. Konaté expérimente les genres romanesques, du polar au roman picaresque, en passant par le roman social (Le Prix de l’âme [4]) ou la fiction engagée (Chronique d’une journée de répression [5]). Écrivain avant tout, il est devenu l’un des militants les plus actifs des littératures africaines, en lançant avec Michel Le Bris le festival annuel du livre «  Étonnants Voyageurs à Bamako ». À l’entendre, c’est un peu comme s’il s’était engagé dans ces aventures par la force des choses. Moussa Konaté devrait être moins modeste.

où publier  ?

Mes premiers livres ont été édités en France. On a alors le sentiment qu’on vous reconnaît enfin. Mais cela ne signifie pas qu’on est connu du public français. C’est par ailleurs le meilleur moyen de faire parler de soi chez soi, mais ce n’est pas le meilleur moyen de s’y faire lire – parce que le prix du livre français est exorbitant. Le paradoxe, c’est qu’on reçoit alors au pays un écho, mais pas le livre. Même quand les livres sont au programme scolaire, il n’est pas évident qu’ils soient disponibles. J’ai donc choisi la publication africaine, pour toucher le public que je veux atteindre. On peut parler du public universel, mais je crois que chacun écrit d’abord pour soi et en pensant à ceux qui sont autour de soi.

une fable

Goorgi a été écrit l’année où j’ai abandonné la fonction publique. On était sous un régime militaire déguisé. J’étais professeur de français, et les enseignants subissaient les foudres de ce régime. Je ne pouvais compter que sur l’écriture, je savais que des années très dures s’ouvraient devant moi. Goorki a été ma bouée de sauvetage. Je me suis replongé dans mon enfance pour oublier tout ce qu’il y avait autour de moi. C’est pourquoi il n’y a pas dans Goorgi la moindre trace d’angoisse, de revendication sociale ou politique.

polar

Les Africains lisent beaucoup de polars, mais curieusement, il s’en écrit peu. C’est peut-être qu’il y a dans le polar une schématisation qui s’applique mal à nos sociétés. Quand j’écrivais le premier volume du commissaire Habib, le problème qui s’est posé à moi est que l’enquête se déroulait dans un milieu polygame. Cela devenait extrêmement compliqué, parce que cela multipliait les suspects.

une / des littérature/s africaine/s ?

Parler de « littérature africaine »  a aujourd’hui de moins en moins de sens. C’était plus facile il y a quarante ans. Il y avait peu d’écrivains, et les thèmes étaient semblables : c’était la lutte anti-coloniale, puis il y eut les années des indépendances, et les déceptions qui s’en sont suivies.

De plus en plus, les écrivains se replient sur leur propre pays. Il y a toujours des traits communs mais des particularités se font jour. Il faut se rendre à l’évidence  : les frontières entre les pays africains affectent la diffusion de la littérature. Les romanciers ivoiriens ne sont pas connus au Mali, les maliens sont inconnus au Sénégal, et ainsi de suite. On est plus « écrivain sénégalais » , « malien » , « ivoirien »  etc. qu’écrivain africain, comme c’était le cas aux temps des années 1950-1960.

des aires linguistiques ?

Dans les années 1960, on ne connaissait les littératures africaines anglophones ou lusophones que parce qu’on les étudiait à l’université. Présence Africaine a traduit quelques auteurs anglophones, comme les Nigérians. Mais il n’y a pas de liens très étroits entre les aires linguistiques. Tout se fait à partir de Paris  : chaque fois que nous nous rencontrons, c’est à Paris. C’est pourquoi « Étonnants Voyageurs »  à Bamako est intéressant. Il faut des occasions comme celles-là pour que les écrivains africains rencontrent des écrivains d’autres aires linguistiques. C’est indispensable à l’ouverture de la littérature africaine. Car c’est une littérature à deux vitesses. Il y a ce qui s’écrit hors d’Afrique et ce qui s’écrit en Afrique. Je constate, d’après les manuscrits que je reçois, que ceux qui écrivent actuellement, au Mali en tout cas, ont tendance à écrire comme on écrivait il y a 30-40 ans. Ils ne sont pas ouverts sur le reste du monde, ils ne savent pas ce qui se fait de nouveau. Les écrivains publiés en France ou ailleurs font preuve de plus d’audace – même si on peut parfois regretter un certain mimétisme.

une littérature marginalisée ?

« L’exception culturelle française  »  n’est pas qu’une façon de se défendre de la domination de l’anglais. La France a été le centre intellectuel du monde, et croit qu’elle l’est encore. Le livre a été l’instrument par excellence de la manifestation de la puissance française. Des livres venant d’ailleurs peinent à s’implanter en France, parce qu’on a encore beaucoup de mal à admettre que de grands écrivains puissent naître ailleurs qu’en France. Mais cela va se tasser. On va se rendre compte qu’on a besoin des autres littératures qui sont des grandes littératures. Il y aura de plus en plus d’auteurs africains connus du public français. Mais ce ne seront pas forcément les meilleurs. Il y a des auteurs africains de grande qualité publiés par des maisons d’édition africaine, qui n’arriveront jamais à être connus du public français, parce que les éditeurs africains n’ont pas la force de faire connaître leurs livres en France.

une maison d’édition au mali

Même si le Mali est l’un des rares pays en Afrique où la politique d’alphabétisation semble tenir la route, 70% de la population ne sait pas lire. L’un des instruments de développement sera le livre. Internet, c’est encore lointain. Les lignes téléphoniques manquent. Tant qu’on n’aura pas réussi à donner au plus grand nombre la capacité d’aller chercher le savoir dans le livre, il ne faut pas se faire d’illusion, on a beau mettre en place toutes les politiques économiques possibles, on ira vers l’échec.

Je ne pense pas que le marché de la littérature pour adultes puisse pour l’instant avoir une grande ampleur. Mais celui de la littérature de jeunesse va être de plus en plus important. Or ces jeunes seront des lecteurs adultes dans 10-15 ans. Le problème est qu’il y a très peu de livres pour les enfants alors que le patrimoine de contes est très riche. Je me suis lancé dans l’aventure pour ces deux raisons.

quelle/s langue/s ?

En littérature de jeunesse, certains titres sont en français et dans cinq littératures nationales. Mais certains n’existent qu’en bambara. Il y a un grand public pour le bambara. Et comme l’État est intéressé par la promotion des langues nationales, il est d’une certaine façon obligé d’acheter ce qui est produit.

En ce qui me concerne, je ne sais écrire qu’en français. C’est un problème partagé par tous les auteurs maliens. On se rend compte qu’on maîtrise moins bien sa langue maternelle que le français. C’est curieux  : j’ai appris le français à sept ans  ; ma langue, je ne l’apprends vraiment qu’aux alentours de la cinquantaine.

comptes

Nous ne bénéficions d’aides financières que sur l’impression de certains titres, d’organismes canadiens ou de la Coopération française. C’est d’autant plus difficile que nous n’avons pas accès aux crédits. En Afrique, une maison d’édition n’est pas crédible. Bref, depuis le départ, nous sommes pratiquement en auto-financement, ce qui les rend les choses difficiles. Il faut que les livres soient présentable, il faut aussi atteindre au prix le plus bas possible : les plus chers coûtent 25FF.

diffusion

On pourrait envisager des coéditions avec le Mali, la Côte d’Ivoire, le Sénégal, le Bénin, et maintenant, la Guinée. Mais il ne suffit pas de coéditer, il faut pouvoir diffuser. En Côte d’Ivoire, il y a quelques distributeurs, pas du tout au Mali. En ce qui concerne la littérature en langue nationale, nous passons par des dépôts dans des groupements de village et dans les écoles. Il n’y a pas encore au Mali de société de diffusion et de distribution. L’éditeur est obligé d’être tout à la fois.

écrire en afrique

En Afrique, écrire n’est pas reconnu parce que l’oralité a encore une très grande place. Ce n’est pas reconnu parce que les gens n’ont pas accès au livre. C’est le serpent qui se mord la queue.

Et puis, écrire est une activité qui dérange, dans un contexte de vie communautaire. Il faut ajouter que c’est un métier qui vient d’Occident qu’on essaie d’imposer à une société qui a ses règles, ses habitudes. Nous dérangeons. D’autant qu’écrire, c’est oser critiquer. Et je ne parle pas seulement de critique politique. Rien de plus facile que de critiquer en Afrique les régimes politiques. Beaucoup plus difficile, la critique de la société, il y a des tabous séculaires. Rares sont ceux qui s’y affrontent.

Je vis entre la France et le Mali. Au Mali, je m’orientais vers la fonction d’éditeur. Cela me devenait de plus en plus difficile d’écrire. J’ai choisi de vivre à cheval entre ces deux pays pour pouvoir me remettre à l’écriture. Les choses quotidiennes seraient pour moi beaucoup plus simples au Mali. Mais c’est une question de survie – non de survie matérielle, mais de survie de l’écriture.

Notes

[1Le Figuier, Bamako

[2Le Figuier, Bamako

[3Le Figuier, Bamako, 1998

[4Présence Africaine, Paris, 1981

[5L’Harmattan, Paris, 1988