Vacarme 16 / Processus

À propos de quelques polars (noirs de noirs)

par

En 1998, Abasse Ndione avait livré aux lecteurs de la Série noire chez Gallimard La Vie en spirale [1], l’histoire aux multiples volutes, d’une poignée de fumeurs de cannabis — produit dont la consommation à Dakar comme à Paris est soumise à répression.

Dans ce polar, sans policier, une bande de « développeurs » est soudain confrontée à une crise de ravitaillement en yamba, en chanvre indien. Cette pénurie, bien plus terrible pour eux que les coupures d’eau dont leur quartier régulièrement pâtit, en pousse quelques uns à devenir sipikat, ravitailleurs. Cette activité va les embringuer dans un enchaînement, une spirale de péripéties qu’on lit d’une traite.

Abasse Ndione est revenu en septembre 2000 avec Ramata [2], publié cette fois dans La Noire, toujours chez Gallimard.

À Dakar, dans la cour d’un restaurant au bord de l’océan, une vieille femme étrangement digne est retrouvée les yeux clos, un vague sourire aux lèvres, étendue dans une flaque d’eau. Il pleut, les températures sont très basses pour un début d’hivernage. On frissonne. Qui est cette morte ? Une clocharde aux pieds nus ? Mais alors qu’est-ce que ce bijou en or qu’elle porte au cou ?

Abasse Ndione, sans prévenir, fait basculer de cette scène initiale dans l’histoire d’une femme riche, puissante et arrogante, insensible aux souffrances des autres, belle, très belle, en apparence comblée : Ramata. Voilà le lecteur emporté dans le courant d’une vie, et des morts qu’elle charrie, dans un récit truffé de mini énigmes qui couvre un demi siècle, emmêle les époques, croise des destinées.

Quelle est la morte singulière en début du récit, qui est victime qui est coupable ? La réponse tient en 400 pages qui pourraient s’intituler « Cinquante ans de solitude ». Universel par sa portée Ramata est un polar par son décor. Nulle niaiseries ethniques dans ce texte, mais une société en crise croquée avec l’ironie mordante des innocents : la corruption des politiques, l’avide brutalité des entreprises, les déchirements des migrants de l’intérieur, les révoltes contre les traditions.

Même initiales, même Afrique des villes, Achille (F.) Ngoye, lui, écrit de Kinshasa sur Congo ou de Kinshasa sur Seine : cela dépend de ses romans. Il utilise une autre langue que celle de Ndione : un autre français, un argot grinçant ou comique, dans lequel le verlan de banlieue se conjugue aux inventions du franco-zaïrois, aux emprunts à la gouaille d’un Frédéric Dard - un beau bras d’honneur à la francophonie compassée des sommets africano-français.

Achille Ngoye a publié en France au moins quatre intrigues, dont deux Chez Gallimard, dans la Série noire. La première, Agence Black Bafoussa [3], élucide une série de meurtres qui adviennent à Kalina sur Seine, dans l’émigration quand le maréchal Pupu Muntu — dictateur indétrônable facile à reconnaître - fait encore régner la terreur parmi ses opposants.

Le second, Sorcellerie à bout portant [4], nous plonge dans un Kinshasa harassé par les escroqueries de « la chefferies privée ». Le héros, Kizito, est un « Euroblack », immigré en France qui rentre au pays. Ce qui le ramène à Kin ? La mort violente et inexpliqué de son frère, un militaire pourtant bien noté. Kizito croit débarquer à l’aéroport en fils prodigue triomphant, en vedette d’une successfull story (Il a même réussi à obtenir la naturalisation française et est sûr de pouvoir repartir, les obsèques achevées, le coupable démasqué !). Cette belle assurance ne tient pas dix pages. Dévalisé, réquisitionné, secoué dès le début, Kizito se perd bientôt dans un monde sans repère, dans un pays sans Etat, où le plus fort d’un jour se retrouve le plus faible le lendemain. Kizito se noie et nous agrippe. L’argot de l’auteur, sa langue destructurée, éclatée fait intimement ressentir ce qu’est un pays qui périclite.

Sorcellerie à bout portant se tient comme Ramata bien loin des propos folkloriques. Il énonce une vérité universelle : le besoin de droit et de justice, et brosse, dans la plus belle tradition du polar, une esquisse d’abord sociale et politique du Zaïre.

Le fleuve Congo, ses furies et ses clapotements, est l’autre héros de Sorcellerie à bout portant, et on attend avec impatience de découvrir s’il se calmera dans le prochain roman. Après avoir perçu le Zaïre de Mobutu dans Agence Black Bafoussa, le Zaïre déchiré entre la chefferie mobutuesque et la rébellion de Joseph Kabila dans Sorcellerie à bout portant, on espère le Ngoye qui traduira le tout nouveau Congo de Joseph Kabila.

Notes

[1Gallimard, Série noire, 1998.

[2Gallimard, La Noire, 2000.

[3Gallimard, Série noire, 1996.

[4Gallimard, Série noire, 1998. Achille F. Ngoye a aussi publié Yabaa terminus (Le Serpent à plumes, Le Serpent noir, 1999) et Kin-la-joie Kin-la-folie. (L’Harmattan, 1993).