Histoire de V
par Ginevra Bompiani
1
Monsieur V, en sortant un matin de chez lui, éprouva une nouvelle sensation de stupidité. Ce n’était pas une stupidité nouvelle ; au contraire, c’était la vieille stupidité habituelle, celle qui avait vécu en sourdine avec lui pendant tant d’années, et qui maintenant affleurait, comme un vieux maître de maison traînant ses savates à travers les pièces à moitié vides.
Comment a-t-elle fait pour ouvrir la porte et occuper les meilleures pièces ? se demanda-t-il. Qui lui a accordé toute cette liberté ?
Il chercha à se rappeler ce qu’il avait fait la veille, mais son souvenir était confus ; il lui semblait qu’il n’avait fait rien de spécial. Puis il se souvint : il avait joué aux cartes et avait perdu.
Il jouait aux cartes tous les samedis avec ses amis, et tantôt il gagnait, tantôt il perdait. Mais cette fois, il avait tout simplement perdu. Un petit silence avait suivi, pour seul commentaire d’une partie pour lui désastreuse. Un silence qui tenait à l’heure tardive, à la fatigue des autres et à l’inutilité de tout commentaire. Tout le monde craignait qu’il ne demande à jouer une autre partie, que personne ne voulait lui accorder parce qu’il était tard et qu’il était évident que ce soir-là il perdrait encore : il avait mal joué et ne pourrait que continuer à perdre. En outre, cette perte n’affectait personne d’autre que lui. C’était donc un silence de prudence et de courtoisie. Pour lui laisser le temps de demander une autre partie et en même temps le décourager.
Au milieu de ce silence, Monsieur V s’était rendu compte qu’il avait perdu, avait décidé qu’il avait perdu. Cette décision ne s’accordait pas tout à fait avec son caractère, qui lui dictait plutôt de remédier à ses pertes par des victoires ou des atermoiements, voire quelques blagues. Cette fois, au contraire, il était resté assis dans sa perte, enveloppé de ce silence. Il s’était laissé aller, avait pris une longue respiration et était resté assis.
Ainsi ils s’étaient quittés sans histoires, les autres un peu pressés, lui tout à fait tranquille. Il était rentré se coucher.
Voilà, se dit-il, c’est sans doute à ce moment-là que la stupidité a senti que la maison était vide, sans alarme, sans courants d’air, et elle est sortie se promener sans être dérangée.
Ce nouveau locataire le troublait, mais il savait qu’il s’y ferait. Ce n’était pas dans sa nature de ne pas s’habituer. Il se demandait même si cela n’était pas déjà arrivé d’autres fois, s’il ne l’avait pas oublié. Peut-être la stupidité est-elle notre ange gardien et s’empare petit à petit de nouveaux territoires.
Pendant qu’il marchait entre la maison et le bureau, il regardait autour de lui en se demandant si les choses le frappaient d’une manière particulière, à savoir de la manière dont elles frappent tout le monde, tous ceux qui à cette heure-là marchaient comme lui de la maison au bureau. Si l’enseigne d’un magasin lui faisait le même effet que tous les autres jours, ou un effet plus ordinaire, plus ennuyé, plus convenu ; si, trop bruyante, ou ridicule, ou trop discrète, elle lui rappelait d’acheter telle ou telle chose ou suscitait tel ou tel commentaire. Ou encore il se disait ; voyons si je me rappelle combien de portes a ce palais… ou l’une après l’autre dans l’ordre les parties que j’ai jouées… Il testait sa mémoire, sa capacité de résistance au regard commun, sa capacité de résistance tout court.
Arrêté à un feu rouge, tout droit au milieu des autres qui étaient arrêtés comme lui (une femme avec un landau, un homme avec une serviette au bout de son bras, deux vieilles femmes qui se soutenaient l’une l’autre…), il lui semblait avoir parcouru toute sa vie accompagné de deux anges gardiens, deux gardes du corps, le garde de l’intelligence et celui de la stupidité. L’un poussait à l’opposition, à la méfiance, au rire, l’autre accueillait la défaite, la défaite commune. Et lui, toujours balançant entre les deux, sans jamais céder vraiment à aucun, sans vraiment résister à aucun.
Le feu était passé au vert, mais il attendit pour avancer que la jeune femme au landau eût bougé, que les deux femmes âgées fussent à mi-chemin. Il se demandait lequel des deux était vraiment l’ange de l’intelligence, lequel celui de la stupidité. S’il ne valait pas mieux, après tout, s’il n’était pas plus sage de se rendre, si l’ange de l’intelligence ne s’était pas déjà rendu. Ses traits à lui se seraient détendus, et toute sa personne aurait acquis une nouvelle élégance.
Il était perdu dans ces pensées lorsqu’il posa distraitement son regard sur une vitrine afin de contrôler son aspect solitaire et subtil. Cet aspect à cause duquel, dans l’étude d’avocat où il travaillait, on lui confiait toujours les nouveaux clients pour que ceux-ci eussent, du bureau, une bonne impression. C’était à lui ensuite, après avoir écouté le client et son problème particulier, de l’aiguiller vers l’employé du bureau le plus apte à le résoudre. C’était sa fonction, une sorte de conciergerie, disait-on les jours d’ironie, une « fonction d’accueil », expliquait-il à ses nouvelles connaissances. Cette « fonction d’accueil » qu’il avait désormais depuis des années, avait-elle influencé son état d’âme ? Écouter, jour après jour, année après année, sans les résoudre, des problèmes dont il ne connaîtrait jamais l’issue, était-ce cela qui l’avait prédisposé à l’effondrement de son intelligence, à la reddition, à ce décollement entre lui et le monde ? Au cours de ses entretiens, il gardait une attitude et un regard de docile attention, aérienne et pensive. La main élégamment soulevée pour soutenir sa tête, le cou légèrement penché qui opinait, tandis que l’autre main, très belle également, appuyée sur une feuille de papier, prenait de temps à autre des notes… Ainsi le voyait chaque nouveau client, et laissant tomber peu à peu ses craintes ou son angoisse, il sortait de là plus détendu, souriant.
Pendant ce temps-là sa tête errait dans d’autres pensées. Il n’était pas nécessaire de tout écouter. Il suffisait d’un mot par-ci par-là pour que sa main experte notât, en haut de la feuille, le nom du collègue le plus apte et le terme technique qui résumait le problème.
À présent il lui semblait que ce décollement entre rêverie intime et attention au monde avait atteint et envahi tout son être. Que c’était précisément cela sa stupidité, sa défaite. Mais comment recoller au monde ? Comment revenir ?
Son regard distrait glissait le long des objets présents dans la vitrine devant laquelle il s’était arrêté pour se contempler. C’était une boutique d’antiquaire. Monsieur V regardait un à un les objets exposés sans ressentir la moindre variation de climat en passant de l’un à l’autre. Ces objets lui paraissaient tous pareils, tous également dignes ou indignes de son attention. Une commode, un bureau, des assiettes, des vases, des verres décorés, une tabatière… Son regard s’arrêta enfin sur un objet dont il n’aurait pu dire, à première vue, s’il le trouvait beau ou laid ; mais cet objet l’attirait indépendamment de ses qualités ou attributs, comme si son sang, appelé par lui, eût recommencé à s’écouler. Il avait la forme d’un éventail ouvert, un éventail de miroir bordé de bronze. En bas, là où auraient dû se rencontrer les baguettes, était montée une horloge, tenue par de fines tiges de bronze. Sous l’horloge, en guise de manche, un volant du même métal. Le miroir était placé sur un support qui s’ouvrait vers le bas en queue de poisson. Regardant plus attentivement, Monsieur V s’aperçut que celles qu’il avait prises pour les baguettes de l’éventail étaient en réalité de petits poignards, et que deux grands poignards ornaient les extrémités du miroir. Le quadrant de l’horloge avait des chiffres romains et marquait trois heures vingt, l’heure à laquelle elle avait cessé de marcher. Monsieur V ne parvenait pas à détacher son regard de cet objet et se demandait : est-ce le temps qui m’attire, ou bien ma propre image sur une horloge, ou la combinaison d’image et temps, ou encore est-ce la vanité de l’éventail ? Mais il ne pouvait s’expliquer pourquoi il aimait cet objet, ni dire s’il était beau ou si sa femme, par exemple, le trouverait beau.
Il poussa la porte de la boutique qui mit en branle une série harmonieuse de clochettes. À ce tintement, un gentilhomme qui se trouvait au centre de la boutique tourna vers lui son visage attentif. C’était un homme encore, mais pas pour longtemps, tourmenté par la jeunesse, dégingandé et brun comme s’il voulait trahir une ascendance levantine. Ce fut un visage agréable et serviable qui vint à la rencontre de Monsieur V dans la pénombre du local.
« Bonjour », dit Monsieur V.
« Bonjour ! » sourit le patron, comme s’il n’avait d’autre désir que de le lui souhaiter. Et il ajouta : « C’est une très belle journée. »
« C’est vrai ? » murmura Monsieur V, qui ne s’en était pas aperçu.
« Il me semble que le ciel s’est éclairci », dit courtoisement le patron en s’approchant des vitres comme s’il voulait constater un changement survenu juste au moment où le client franchissait le seuil de sa boutique.
Monsieur V avait commencé à bouger lentement dans la boutique en tournant le dos à l’objet désiré afin de tromper le propriétaire. Celui-ci l’observait satisfait, et ajoutait de temps en temps, d’une voix basse, quelques détails discrets à sa vision : Louis XV, Napoléon, Art Nouveau, une jolie petite chose du début du siècle… ou bien la provenance : « Je l’ai trouvé dans une ferme de Vénétie, curieux, n’est-ce pas ? » ou « il n’est pas signé mais à mon avis… ».
Monsieur V se tourna enfin vers lui, et les deux hommes face à face semblèrent se regarder dans un miroir (« Est-ce cela ? » se disait le client, « l’impression que je produis sur mes clients ? Eux aussi cherchent à me cacher jusqu’au bout la raison de leur visite ? Eux aussi s’aperçoivent que je ne dirai la vérité à aucun prix ? »).
« Vous avez en vitrine un curieux objet », dit-il finalement, comme s’ils étaient conscients tous les deux du fait qu’il était inclassable.
« Oui ? » Le patron se dressa promptement comme une couleuvre d’eau inoffensive. « Celui-ci ? Il est beau, n’est-ce pas ? art déco, un objet extraordinaire… moi aussi je l’aime beaucoup… si subtilement symbolique, et ironique à la fois, si élégant… » Le patron le prit dans sa main et le leva comme s’il devait s’y regarder pour le bien voir.
« J’ai vu », ajouta-t-il au bout d’un moment, « que vous étiez en train de le regarder. Il faut avoir l’œil pour en saisir la beauté, vous êtes un connaisseur… »
Il ment, pensa Monsieur V, cet objet est la preuve de ma stupidité, et lui le sait.
« Parfois j’ai la tentation de le garder pour moi, je l’ai dit à mon collègue et ami… », et le patron jeta un regard de furtive nostalgie en direction d’une porte interne dont il ne sortait personne.
Après avoir discrètement amené la question du prix, le patron le regarda de ses clairs yeux noisette.
« Je ne sais pas moi-même pourquoi je m’intéresse à cet objet… », dit le client en jouant son rôle. « A-t-il un prix ? »
« S’il en avait un », sourit le patron en prolongeant la joute, « ce serait celui que mon ami et collègue lui a fixé, 580… »
« Cinq cent quatre-vingt… » répéta le client.
« Cinq cent quatre-vingt mille » précisa pudiquement le patron.
« Vous ne le trouvez pas excessif ? »
« C’est une pièce unique art déco, de facture exquise… »
« Mais franchement… »
« Franchement… »
Les deux hommes se regardèrent à nouveau. À quoi bon ? pensa le client. Cet objet nous empêche d’être amis.
Mais le propriétaire sourit. « Franchement, c’est une belle somme… Mais l’objet est beau aussi », conclut-il.
« Si vous voulez, j’ai un objet semblable mais sans l’horloge », ajouta-t-il, et il le conduisit à l’autre bout de la boutique où le même miroir en éventail, sans l’horloge, faisait reluire la pénombre.
« Je peux vous le laisser pour beaucoup moins. Amaldo l’a mis à deux cent cinquante, mais je peux vous le faire à deux cents… »
Le client détourna ses yeux avec dégoût de cette contrefaçon. « Et pour l’autre, quel est votre dernier prix ? »
« Je pourrais vous le laisser à cinq cent cinquante… », hésita le patron.
« Je ne peux pas », dit le client avec un dernier soupir.
Le patron le remit à sa place sans insister.
Monsieur V songea à sa perte de la veille, à sa femme, au caractère inexplicable de l’objet. Mais au lieu de s’en aller, il continuait à flâner comme si le fait de rester dans le voisinage de cet objet était préférable que le perdre à jamais. Le patron le regardait faire avec sympathie. Chacun, pensa Monsieur V, avec ses passions, ses stupides passions… Et il jeta lui aussi un regard furtif vers la porte du fond comme s’il devait en jaillir le puissant Amaldo.
« Voulez-vous y réfléchir un instant ? » demanda gentiment le patron.
« Oui… »
« N’y réfléchissez pas trop, toutefois, c’est un objet précieux et il attire le regard… »
« Ne pourriez-vous pas le retirer de la vitrine ? » demanda faiblement Monsieur V.
« Pendant une heure, si vous voulez… »
« Non, un jour… »
« Si vous voulez, » dit prudemment le patron, « vous pouvez me laisser des arrhes, aussi pourrez-vous réfléchir calmement… »
« Des arrhes ? »
Monsieur V envisagea la question en silence. « Des arrhes… »
« Combien faudrait-il verser ? »
« Je ne sais pas, » le patron hésitait entre sa profession et ses sentiments naturels. « Dites-moi une somme… » « Je peux vous verser cinquante mille lires ? » demanda le client en retenant son souffle.
Le patron avala un sourire. « Si vous ne réfléchissez pas trop longtemps… »
Le client se hâta de sortir son portefeuille de la poche et d’en extraire un billet de cinquante qu’il tendit avec soulagement. Le patron, sans l’encaisser, alla retirer le miroir de la vitrine.
Ainsi le client avait jeté son ombre sur l’objet mais s’était privé de la possibilité de le contempler encore une fois.
L’antiquaire écrivit sur un petit reçu la somme versée et la description de l’objet et le donna à Monsieur V. Tous deux à présent évitaient de se regarder pour ne pas entrer dans une communion qui aurait causé leur perte.
Monsieur V sortit du magasin sans se retourner et se hâta vers le bureau.
Il était en retard et son geste lui parut totalement stupide. Et pourtant ce geste l’avait momentanément apaisé. ll n’avait pas perdu l’objet, même si jamais il ne pourrait l’acheter. Un jour, lorsqu’il passerait par là, il le reverrait dans sa vitrine et comprendrait alors que le propriétaire avait cessé de l’attendre.
Que pouvait-il faire d’autre pour apaiser son désir ? Il comprit que c’était tout ce qu’il voulait, verser des arrhes, ne pas acheter, ne pas conquérir le monde mais le laisser hors d’atteinte, impossible à conquérir.
2
Monsieur V entra dans le bureau. Les secrétaires levèrent les yeux satisfaites. La fonction particulière qui lui avait été confiée dépendait de son aspect agréable et de la confiance qu’il inspirait.
« Quand je le vois, mon cœur élance ! » disaient les secrétaires plus âgées lorqu’elles le voyaient disparaître dans son bureau.
« Le mien se serre », dit la plus jeune, la dernière arrivée.
Monsieur V s’assit derrière son bureau. Même la beauté de cette pièce dépendait de la fonction particulière qu’il y exerçait. C’était un bureau accueillant, aéré ; de grandes fenêtres déversaient une lumière céleste derrière lui, et des fauteuils confortables attendaient les clients craintifs pour les bercer grâce à l’aide de sa voix.
La porte s’ouvrit et la secrétaire plus âgée fit entrer une dame jeune et timide, de taille moyenne, qui se précipita presque vers le large fauteuil qui l’attendait avant de lever les yeux.
Elle avait un visage large et un menton tremblant. Elle sortit de son sac à main des petits bouts de papier en racontant confusément une histoire embrouillée. Monsieur V nota en haut de sa feuille le mot divorce. Puis il pencha son visage pour écouter.
Il chercha à se rappeler la sensation du matin, qui était déjà en train de s’estomper. Était-ce déjà l’habitude, se dit-il, ou bien tout rentrait dans l’ordre ? Qu’est-ce qu’il lui semblait avoir perdu, ce matin-là ? Était-ce la partie perdue la veille qui lui avait laissé cette impression amère de défaite, de trahison ?
Il songea à sa belle et élégante épouse qui portait les cheveux drus, courts et blancs comme une reine. Elle aussi faisait partie de sa fonction, de son aspect. Elle lui faisait honneur, cette femme grande aux cheveux résolument blancs lorsqu’elle était encore désirable ; tout le monde la craignait un peu, et elle-même se craignait.
Il pensa qu’un amour l’aurait réveillé, lui aurait fait retrouver le contact avec le monde, l’aurait sauvé de la pente sur laquelle il se sentait glisser. Qui mieux que lui aurait pu se l’accorder ? Peut-être une cliente de la matinée, peut-être même la première, celle-ci ?
Est-ce qu’elle versera elle aussi des arrhes ? Et soudain il pensa que oui.
La dame était en train de rassembler ses choses et se taisait depuis un moment lorsque Monsieur V leva les yeux pour la regarder.
« Votre cas est très délicat », dit-il, « il faudra que vous me laissiez le temps d’y réfléchir. Laissez-moi votre numéro de téléphone… Je vous appellerai bientôt, très bientôt. »
La jeune femme murmura qu’elle ne pouvait pas lui laisser le numéro de chez elle pour les raisons qu’elle venait de lui expliquer, mais qu’elle lui donnait le numéro de son bureau, qu’elle le remerciait de tout cœur et attendait un coup de fil de sa part.
Oui, se dit intérieurement Monsieur V, je t’appellerai, je t’appellerai tous les jours, ma chérie. Il la laissa partir comme on lâche un peu la laisse d’un chien que l’on tient cependant d’une main ferme. Il l’accompagna à la porte et se pencha pour lui baiser la main. La jeune femme rougit.
Monsieur V retourna s’asseoir dans son fauteuil, appuya sa tête au dossier et soupira.
Comment s’appelait cette dame qu’il venait à peine de laisser sortir ? Il contemplait le numéro de téléphone noté juste au-dessous du mot divorce, cherchant à se rappeler son nom. ll appela la secrétaire, la plus jeune.
« Comment s’appelle la dame qui vient de sortir de mon bureau ? »
« Je ne sais pas », dit la jeune fille, « elle a dit qu’elle a pris rendez-vous directement avec vous. »
Monsieur V se renversa en arrière et laissa avancer la stupidité comme une marée haute.
Il pensa à lui-même comme une plage dont la marée se retire. Que laisse-t-elle ?
Il vit la plage, longue, vide, humide, et les vagues qui abrégeaient leur course découvrant des algues noires, des galets, des branches crochues. Soudain il vit sur la plage des cendriers. Ronds, avec le petit halo brun laissé par le filtre, abandonnés çà et là. Pourquoi, se demanda-t-il ? Il ne fume pas. C’est sa femme qui fume. Elle fume des cigarettes filtre qui laissent cette petite ombre marron, mais elle les lave aussitôt et les remet en place, propres, sur les tables.
Fume-cigarettes, filtres, les scories de sa femme.
Lui n’a pas de scories ; comment en aurait-il ? Il n’a jamais rien eu, rien fait, rien vécu, rien voulu.
L’ange de la stupidité, son garde du corps, a toujours été là à ses côtés, pour le protéger, lui proposer des altematives, le sauver de la nécessité, du point de non retour. Il a toujours gagné, son ange gardien.
À présent la marée décroît, la plage est vide à la tombée du soir, avec le bruit de la mer.
Providence, 12 mai 1993
Post-scriptum
Traduit de l’italien par Pascal Gabellone