« Il n’y a pas et il n’y aura pas de consensus en Israël autre que sioniste, que passant par une nouvelle clarification de l’idéal sioniste. Ce n’est pas un vœu, c’est un fait. »
– Pierre Zaoui, « Six jours en Israël », Vacarme 15

« Le consensus, au sens strict, c’est l’idée qu’il y a une objectivité, une univocité des données sensibles. Pour moi il y a politique pour autant qu’on n’est justement pas d’accord sur les données de la situation. Le consensus supprime donc la politique en la ramenant à des problèmes de décompte de population ou de parties de la population, dans une logique qui va de la sociologie électorale à la géopolitique. Le consensus identifie les acteurs de la politique à des groupes sociaux, ethniques, nationaux, etc. entre lesquels il faudrait arbitrer. […] Le consensus n’est pas l’accord généralisé, mais une manière d’établir les données mêmes de la discussion, et les postures possibles de cette discussion. »
– Jacques Rancière, «  Le maître ignorant », Vacarme 9

Le dossier « Six jours en Israël », publié dans Vacarme 15, invitait à un nouveau «  sionisme de gauche  ». Tout en en invoquant l’origine, il ne la caractérisait en rien, son histoire restait occultée, et son dépassement avéré sous bien des aspects faisait l’objet d’un tonitruant silence. Par sa méthode, il autorisait l’équivalence entre des « légitimités » opposées : nous ne pouvons souscrire à une telle mise en balance d’un État militariste et colonial et de la résistance d’une population à cette oppression. Nous rejetons ces positions, qui identifient un territoire et sa population à l’institution qui le contrôle : elles relèvent d’une pensée d’État inappropriable.

« Le sionisme est le fils d’une culture incapable de concevoir la diversité humaine en dehors et au-delà des frontières étatiques » (Enzo Traverso), et c’est pourquoi il fut dès sa naissance objet de controverse, de rejet et d’indifférence de la part de ceux mêmes qu’il prétendait enrôler. En Israël même, le moule fuit de toutes parts. Le roman des origines du sionisme a été revisité, contredit et déconstruit, non seulement par la résistance palestinienne ou les critiques de l’impérialisme, mais aussi, depuis des décennies, par des juifs israéliens prenant la tangente, combattant et analysant ce refoulement des sans-part palestiniens constitutif de l’État d’Israël. Par quelques éclairages sur l’idéologie sioniste, l’histoire d’Israël et les formes de dissensus qui se manifestent là-bas, nous chercherons ici non à nous substituer aux acteurs locaux pour proposer des « solutions », mais à montrer des bifurcations effectives, de celles qui ont contribué à contraindre la classe politique israélienne à commencer à reconnaître l’existence palestinienne. De ces persévérantes ou fugitives attitudes non-alignées qui détiennent potentiellement le privilège de défaire l’agonie indéfinie d’un « processus d’Oslo » qui ne cesse d’aggraver le tort fait aux Palestiniens et risque chaque jour un peu plus de faire basculer la guerre quotidienne dans le massacre à grande échelle.

Bifurcations qui sont autant d’ouvertures aptes à briser cette mécanique de la répétition qui conduit nombre de persécutés à se faire à leur tour persécuteurs. Au contraire, un retour mystificateur aux racines du sionisme, accompagné d’un silence obstiné sur les pratiques sociales et sur l’histoire, ne peut que conduire à un type de pensée qui est faillite de la pensée et à une réussite du pouvoir contre la puissance de transformation. À la posture droitière classique de l’apolitisme se conjugue alors la dépolitisation des enjeux par une gauche qui ne sait pas penser l’activité de gouvernement comme rapport à l’instituant et n’a de cesse d’en instrumentaliser platement les forces ou de les disqualifier sous l’opprobre de l’irréalisme. On peut à ce propos évoquer le vote des pleins pouvoirs à Guy Mollet lors de la Guerre d’Algérie qui fut l’occasion d’innombrables prises de distance, particulièrement d’avec un PCF drapé de tricolore, de ceux qui justement se situaient hors du consensus national. Comme d’autres, cette distanciation-là préparait ce Mai 68 qui nous enfante encore.

Les vingt dernières années d’alternance française placées sous le signe du « réalisme économique » n’ont pas fini de produire leurs effets. On voit aujourd’hui refluer des internationalistes, qu’on croyait précisément programmés à refuser l’exaltation du national, vers le « souverainisme », recours supposé face à la mondialisation. C’est aussi dans ce contexte, qui est le nôtre, que cette « pragmatique » apologie du consensus et de la majorité à propos de la situation israélienne nous a paru inacceptable, comme l’inacceptable équation de fait, faute de distinction opérée, État israélien = société israélienne = les Israéliens = les juifs, et son corollaire, les Palestiniens = le peuple palestinien = l’autorité palestinienne = l’OLP. Que donneraient de telles équivalences transposées à la remise en question des frontières, de la famille, ou du travail ? Ni la conception contractuelle, à la française, de la nation, ni sa conception ethnique, qui vient tout droit comme on sait du romantisme allemand, ne sauraient servir de viatique à l’émancipation. Nécessairement cosmopolite, et donc, a minima, post-sioniste.