La nouvelle histoire israélienne

« La société israélienne a cessé d’être vraiment sioniste : il s’agit maintenant d’une société post-sioniste. Il n’y a plus de consensus dans la mémoire collective de l’Histoire. Chaque groupe, national, ethnique, religieux, sexuel a sa propre mémoire, et l’ensemble de ces mémoires remet en question le courant dominant de l’historiographie traditionnelle. La minorité palestinienne demande maintenant que l’on reconnaisse sa version des événements de 1948, les Sépharades veulent que l’on réécrive la manière dont ils ont été traités par l’État dans les années 1950, les groupes féministes évoquent l’attitude machiste des dirigeants de la communauté sioniste supposée socialiste, et ce depuis les débuts de la présence juive dans la Palestine moderne. »
– Ilan Pappé, La guerre de 1948 en Palestine

« Les nouveaux historiens israéliens ne s’en prennent qu’à la gauche israélienne, au mouvement ouvrier israélien, aux mythes et aux « exactions » du courant sioniste-socialiste, et en premier lieu à David Ben Gourion et à son parti. »
– Ilan Greilsammer, La nouvelle histoire d’Israël

Milieu des années 1980 commencent à paraître des ouvrages qui écornent la légende dorée d’Israël. Une cible : l’histoire des vainqueurs, l’histoire des majeurs. Une histoire instrumentalisée par le camp idéologique dominant, le camp sioniste-socialiste. Une histoire écrite par les intellectuels du parti travailliste. On parle de déconstruction, ou encore de « démythologisation ». Le phénomène ne passe pas, on en fait une école. On parle fin 1980 de « nouvelle histoire » israélienne, de « nouveaux historiens ».

Bref éclairage, vraie connivence ? La dénomination « nouvelle histoire » est une référence explicite à l’École des Annales. Les « nouveaux historiens », certains, invoquent Braudel, Le Roy Ladurie… Or à quoi s’opposent les Annales dans les années 1920-1930 en France ? À l’hégémonie des historiens républicains tels Lavisse ou Seignobos qui confisquent l’enseignement de l’histoire contemporaine, rédigent les programmes scolaires, les manuels de classe, les ouvrages de vulgarisation, tiennent les chaires d’université… Quelle vision nous proposent les Annales de ces historiens de la République ? Des républicains convaincus, proches des républicains au pouvoir, des hommes en position dominante dans le champ universitaire. Des simplificateurs et des idéologues qui écrivent l’histoire en collectionnant fastidieusement les grands hommes, les batailles et les images d’Épinal qui, mises ensemble, construisent inéluctablement le grand puzzle de la nation républicaine française. Voilà un fantôme de parallèle esquissé entre les historiens français des années 1880 et de la République triomphante, et les historiens israéliens travaillistes des années 1930 et au-delà d’un sionisme non moins triomphant. Création d’une nation et invention de la tradition vont de pair.

« la controverse des historiens » israéliens : les bruits récents de la bataille

Paraissait en ce début 2001 un livre de Norman Finkelstein, qui n’est pas estampillé « nouvelle histoire », aux éditions La Fabrique, également éditrices de Ilan Pappé, qui lui l’est, en revanche : L’industrie de l’Holocauste. Réflexions sur l’exploitation de la souffrance des juifs. Norman Finkelstein, historien juif américain, fils de deux rescapés du ghetto de Varsovie et survivants des camps, défenseur de la cause palestinienne et issu de la gauche radicale y affirmait sur le ton du pamphlet plusieurs thèses polémiques et violentes à l’égard de la doxa historique et de ses embaumeurs. Le génocide des juifs d’Europe, occulté après guerre, par les juifs américains aurait été redécouvert dans les années 1960 (au moment de la guerre des Six Jours), reconstruit et exploité tant économiquement que politiquement. Escroquerie financière quand les réparations vont davantage aux organisations juives américaines, grandes prêtresses de « l’industrie de l’holocauste », qu’aux rescapés des camps. Manipulation intellectuelle quand certains des grands récits vécus de la Shoah sont reconnus comme véridiques, alors même que leurs auteurs ont falsifié leur biographie. Instrumentalisation politique quand Yasser Arafat ou Saddam Hussein sont désignés du nom d’Hitler…

D’où venait ce livre scandaleux ? On était très très étonné. Génération spontanée ? Révisionnisme ? Haine de soi ? Jouxtant le compte-rendu mitigé qu’en faisait Le Monde Diplomatique, on trouvait un article de Tom Segev appartenant à la « nouvelle histoire » israélienne et auteur du Septième Million, les Israéliens et le génocide. Segev se démarquait nettement de Finkelstein en plusieurs points . Primo il s’intéressait à l’utilisation politique faite en Israël et par Israël du génocide, et non à celle économique faite par la diaspora américaine. Cette utilisation intervint selon lui à deux moments distincts. Juste après le deuxième conflit mondial afin de susciter une sympathie inconditionnelle en faveur de la création de l’État d’Israël. Puis en 1960-61 au moment de la capture d’Eichmann et de l’organisation de son procès dans le contexte de l’immigration croissante des juifs orientaux. Il s’agissait de lutter contre le mécontentement de cette nouvelle population face à la domination ashkénaze et d’homogénéiser le pays en forgeant une culture de survivants. « Les sondages d’opinion confirment que la plupart des Israéliens d’aujourd’hui se considèrent comme des survivants du génocide, même s’ils appartiennent à des familles originaires du monde arabe. » Par ailleurs Ben Gourion avait également à se défendre contre les premières remises en question de son attitude et de celle de la communauté juive de Palestine à l’égard du sauvetage des juifs d’Europe pendant la deuxième guerre mondiale.

Seconde différence de taille entre Finkelstein et Segev, celui-ci refuse la théorie simpliste du complot et de la manipulation généralisée, jugeant très difficile de « distinguer les sentiments authentiques suscités par l’Holocauste des arguments visant à le manipuler. Israël a agi sous influence des premiers, mais aussi utilisé les seconds. » Par ailleurs la polarisation de la mémoire nationale autour de la Shoah favoriserait les échappées hors du sionisme des pères fondateurs enté sur l’héroïsme et la force, et si hostile à la mentalité « dégénérée » de la diaspora.

Reste, par-delà les divergences nettes des analyses de Segev et Finkelstein, que tous deux évoquent l’instrumentalisation de l’Holocauste par l’histoire officielle travailliste et sioniste, et pointent cette dernière comme l’adversaire de leur métier d’historien. Reste que tous deux sont des historiens issus de la communauté juive et manifestent au sein de cette communauté l’existence d’une critique du sionisme. Reste que l’un d’entre eux est israélien, qu’il appartient à « la nouvelle histoire » israélienne, une histoire dissidente par rapport à l’histoire dominante, expressive des dissensus qui traversent la société israélienne.

un combat contre l’histoire officielle sioniste : le post-sionisme en campagne

Les travaux des « nouveaux historiens » présentent un certain nombre des avantages d’une histoire critique : exhumer des archives enfouies, écouter des voix non entendues jusque-là, établir des versions pas très officielles, se méfier des découpages établis et des continuités évidentes, leur préférer le travail du document et le repérage des discontinuités. Pour plus de précision quant à ces méthodes, se reporter au commentaire implicite de Braudel par Michel Foucault dans l’introduction de L’archéologie du savoir, l’une de leurs références. Bref l’histoire sort enrichie et complexifiée du creuset de ces historiens-là.

Mais le gain ne s’arrête pas là. La controverse violente qui s’organise autour des productions de cette « nouvelle histoire » depuis une quinzaine d’années manifeste aussi l’élaboration d’un antidote idéologique au consensus sioniste, ainsi que les résistances d’une histoire officielle mithridatisée vis-à-vis de ce genre de poison minoritaire. Comment une contre-histoire parvient à se mettre place, quelles sont ses stratégies de lutte ?

ces archives qui émiettent le sionisme

Tout commence 30 ans après. 30 ans c’est le délai de déclassement d’une grande partie des archives publiques et privées israéliennes (les fonds concernant les relations avec les pays arabes restent totalement inaccessibles), ainsi que des archives britanniques. Les années 1980, c’est aussi le moment où les Palestiniens, les Français, les Américains commencent à rendre accessible un matériau archivistique datant de la guerre de 1948.

Première relecture critique donc : la guerre qu’Ilan Pappé préfère nommer sobrement « la guerre de 1948 en Palestine » plutôt que de reprendre la terminologie israélienne de « guerre d’indépendance » ou palestinienne de « Nakbah  » (catastrophe, traumatisme, désastre). Période- clé puisque s’y noue le conflit israélo-arabe, ainsi qu’une culture de la guerre.

Le déclassement des archives se poursuit, la relecture critique aussi qui s’empare de la guerre de Suez, puis des années 1960 avec la guerre des Six Jours et la chute de Ben Gourion. Par ailleurs nombre de « nouveaux historiens » et de jeunes chercheurs participèrent à la guerre du Kippour ou à celle de Liban  ; témoins directs et de surcroît historiens, ils tentent de travailler sur les sources disponibles de ces épisodes.

Le rapport à l’archive est constitutif de l’identité de cette nouvelle école historique, dont certains membres contestent la qualité d’historien aux tenants de l’historiographie sioniste accusés d’avoir enchanté et simplifié l’histoire au déni des hérissements de l’archive. « La direction de l’État aurait mobilisé les écrivains et les poètes, aux côtés des historiens, pour inculquer le récit dominant, le grand roman national, passant sous silence fautes et erreurs. » Ces nouveaux chercheurs donnent pour faux ce qui a été inculqué aux enfants dans les écoles, aux adultes dans les journaux, les livres de souvenirs et autres discours politiques.

C’est pourquoi ils vont faire porter la critique plus en amont encore sur les formes de la socialisation politique et le système d’imposition des valeurs. Ils mettront notamment en évidence le rôle décisif d’un noyau d’idéologues sionistes : le groupe des « historiens de Jérusalem » rattachés à l’Université hébraïque de Jérusalem fondée en 1925. Ceux-ci ont contribué à inventer une nation en cherchant à établir la permanence de l’identité du peuple juif à travers 2000 ans d’exil, permanence gagée sur une référence qui serait restée ininterrompue à la terre promise à Abraham, Isaac et Jacob. Cette permanence est évidemment au fondement du thème du droit historique, argument central des sionistes, notamment dans la « Déclaration d’indépendance ».

Bien sûr ces débats ne vont pas rester internes au champ historique, ils touchent dès la fin des années 1980 l’ensemble des sciences sociales, et particulièrement la sociologie dite critique. Baruch Kimmerling par exemple travaillera la question du lien entre sionisme et colonialisme, s’attachant à décrypter derrière l’hypertrophie d’un discours travailliste vertueux et idéaliste les intérêts bien compris de la colonisation et du nationalisme. La notion de « conquête du travail juif », porteuse de l’idée de « préférence nationale, est à cet égard exemplaire d’un racisme national-colonial. » Le racisme est toute forme d’exclusion préférentielle, c’est-à-dire de désignation pour l’exclusion de groupes humains autres, extérieurs à « notre identité » (celle que nous croyons « nous » appartenir en propre), qui se voient stigmatisés et naturalisés. »

Par ailleurs l’ouverture des archives s’accomplit dans un contexte socio-politique qui éclaire également le phénomène « nouvelle histoire » israélienne : le traumatisme post guerre du Liban, le malaise face à l’Intifada, l’écroulement du mythe du melting-pot israélien avec la création du parti religieux sépharade Shas en 1984 et celle du Parti des immigrants de Russie de Nathan Sharansky en 1996, la perte de prestige du parti travailliste…

post-modernisme, déconstruction, « post-zionist studies » ?

Autre facteur explicatif de cette « nouvelle histoire », l’apport de la Nouvelle Gauche américaine, au plan méthodologique d’abord. Les références des « nouveaux historiens » et des sociologues critiques relèvent de la constellation postmoderne. Tout à trac : Foucault, Lyotard, Braudel, Thompson, Hobsbawm et Hacking… Pour faire vite, la conviction qu’un certain nombre d’évidences, comme le sionisme par exemple, relèvent d’une construction sociale et mérite d’être dénaturalisée.

Cette influence des « cultural studies » se ressent aussi fortement à travers un changement de perspective : à la conscience historique monolithique et dominante de l’historiographie sioniste, il s’agit de substituer des consciences historiques plurielles et minoritaires. Il s’agit de s’affronter au point de vue hégémonique « juif-homme-sioniste-ashkénaze-laïque ». Les « nouveaux historiens » revendiquent leur parenté avec un certain nombre d’histoires parallèles passées et présentes : la version palestinienne de la guerre de 1948, immédiatement récusée ; les versions du parti communiste et de la gauche radicale israélienne ; Ilan Pappé qui fut candidat du parti communiste antisioniste ; après 1967, les remises en question des intellectuels proches des Panthères noires sépharades (mouvement de lutte issu de l’immigration orientale) ; les histoires des groupes à forte identité : les arabes israéliens, les ultra-orthodoxes anti-sionistes, les yéménites, les homosexuels, les femmes…

Ce renouvellement de perspective est très violemment reçu par courants dominants. Les « nouveaux historiens » sont renvoyés tour à tour à un « instinct suicidaire », à un relativisme dangereux, à un libéralisme individualiste destructeur du sens de la communauté, aux influences pernicieuses de l’étranger, tout particulièrement américaines. On cherche à délégitimer certains en tant que « yordim » (les personnes qui ont quitté le pays), on les taxe de « révisionnistes »…

les points de la controverse : une révision savante de l’histoire d’israël

Maintenant, à la volée, plusieurs débats ouverts par la « nouvelle histoire ».

  • Comment le parti travailliste mit en place à partir des années 30 une idéologie sioniste et évinça toutes une série d’alternatives identitaires, tels l’assimilation, le socialisme juif, l’autonomisme culturel, le maintien de l’orthodoxie…
  • Que fut la synthèse du socialisme et du nationalisme revendiquée par le parti travailliste, sinon un mythe mobilisateur ? « Un mouvement national qui aspire à une révolution culturelle, morale et politique chargée de valeur de caractère fondamentalement particulariste peut-il coexister avec les valeurs universalistes du socialisme ? », demande Zeev Sternhell.
  • Quelle fut l’attitude du mouvement sioniste à l’égard de la diaspora, notamment à l’égard des juifs européens pendant le génocide ? Les dirigeants sionistes eurent longtemps une attitude très négative à l’égard de la diaspora et des juifs de l’exil. Ils pointaient « l’existence non naturelle » de cette fraction du peuple juif qui essayait de maintenir son identité particulière « en l’absence des conditions nécessaires à une nation que sont le territoire, la langue, la souveraineté. »
  • Comment furent accueillis les survivants du génocide ? Dans quelle mesure furent-ils instrumentalisés politiquement ? Idith Zertal dans L’or des juifs examine comment, dans l’affaire de l’Exodus, les rescapés furent utilisés sans vergogne afin de briser le blocus anglais. Comment, jusqu’au procès d’Eichmann, l’image de victime de l’holocauste dissonait avec celle du pionnier héroïque promu par l’imagerie sioniste.
  • S’agissant de la guerre de 1948, les arabes palestiniens quittèrent-ils volontairement leurs terres en obéissant à leurs chefs ou furent-ils chassés, n’y eut-il pas de massacres perpétrés par les juifs, l’armée israélienne était-elle réellement un David contre un Goliath ?
  • Comment les immigrants orientaux furent-ils accueillis dans les années 1950 ? Y eut-il discrimination, relégation aux marges de l’État et dans les quartiers pauvres… ?

L’invention de la nation israélienne s’et faite en une cinquantaine d’années dans des conditions difficiles. Il s’agissait de légitimer l’occupation de territoires déjà occupés, de faire venir « un peuple israélien », de lier en une identité unique des vagues d’immigration différentes, des diasporas hétérogènes.

La discipline historique fut mobilisée par le parti travailliste afin de créer un passé commun à des histoires multiples et de romancer une continuité spatiale dès les années 1930. La révision de cette histoire nationale-sioniste depuis l’ouverture des archives constitue en acte une critique de cette âme commune de la confiscation de cet espace.