Après Oslo : bantoustans et opposants
La mise en œuvre du « processus d’Oslo », commencée en 1991 pour se formaliser en 1993, résulte de nombreux facteurs au premier rang desquels il faut compter la puissance d’une Intifada qui, de 1987 à 1992, par son caractère massif et continu, a fait franchir un nouveau cap à la délégitimation des mythes sionistes, en particulier parmi la population israélienne.
so long, Oslo
La dénégation fondatrice d’Israël, résumée par l’axiome « un peuple sans terre pour une terre sans peuple », qui conduisait à faire des Palestiniens les victimes des victimes fut comme pulvérisée sous l’envol des pierres. Signe patent de la nécessité de prendre en compte l’existence des Palestiniens : la décision israélienne d’encourager en sous-main les activités du Hamas pour casser l’OLP et l’Intifada. Cette logique d’utilisation de l’ennemi va ensuite se complexifier et s’étendre avec sa prolongation par la novation d’Oslo, essai de satellisation de l’OLP dans l’Autorité Palestinienne ; celle-ci sera ensuite contrainte de soutenir la « seconde Intifada » en octobre 2000 pour reconquérir une légitimité…
Les éléments sous-jacents à ce schéma continuent activement à opérer comme autant de forces créatrices, d’esquisses d’alternatives, hors de la sclérose des politiques instituées. Dans le champ académique, les postures critiques successives d’Israël ont suscité une nouvelle formalisation intellectuelle à travers l’enquête sur la genèse et la fondation de l’État. Le tort fait aux Palestiniens est devenu un enjeu désormais permanent du débat public israélien. À tel point qu’aujourd’hui des Israéliens expriment assez précisément ce que leurs représentants n’ont jamais accepté : lors de l’enterrement d’une femme colon tuée par des tirs palestiniens, son parent, Yossi Khakim déclare : « Je suis prêt à demander pardon à Yasser Arafat pour les souffrances que nous avons causées à son peuple » (En vue, Le Monde, 19 mai 2001). Rattrapé par le passé, le gouvernement israélien peine à répondre aux critiques de sa propagande qui faisait de la « Guerre des six jours » de 1967 une réaction défensive d’Israël. Qui connaît le poids énorme de cette falsification historique, en Israël et au niveau mondial, perçoit combien la vérité politique israélienne est désormais fragile, malgré l’apport constant de nouveaux supplétifs.
Icône obsolète, Oslo forme le dernier avatar de cette politique du mensonge déconcertant. Ce ne fut fondamentalement qu’une paix américano-israélienne dont le « processus » comportait simultanément l’intégration et le renversement de sa prémisse : une reconnaissance du tort fait aux Palestiniens. C’est pourtant cette reconnaissance qui seule pourrait permettre une paix que l’injustice radicale du « processus de paix » interdit. Afin de préserver le formidable investissement économique de long terme des États-Unis en Israël (140 milliards de dollars depuis 1949), de favoriser la stabilité régionale, et ainsi, entre autres motifs, de maintenir le bas prix du pétrole, l’équipe Clinton a encore une fois joué le renforcement du leadership international américain aux dépens des Palestiniens. Cette prééminence américaine a été l’objectif commun qui réunissait autour de Clinton des conseillers dont nul ne peut nier, au prétexte élégant de refuser la trivialité d’une telle affirmation, qu’ils sont profondément acquis à l’idéologie sioniste. Trouvant sans doute là matière à une revanche contre la cosmopolitisation américaine, l’équipe Clinton a ainsi surfé sur la dynamique de reconnaissance israélienne des Palestiniens et a fortement contribué à en limiter la portée.
Avec Oslo, Israël n’a concédé qu’une chose et une seule : la reconnaissance de l’OLP comme représentant du peuple palestinien ; le reste, tout le reste, a été laissé à l’indétermination de futurs accords finaux qui ne peuvent voir le jour dans ce cadre. Ni le statut de Jérusalem, ni la question du démantèlement des colonies implantées sur les territoires occupés en 1967, ni le droit au retour des Palestiniens, ni les réparations, ni tout bonnement la reconnaissance et le statut d’un État palestinien, n’ont fait l’objet de négociations réelles. Ainsi Edward Saïd, en Palestinien non aligné, allait-il jusqu’à parler de reddition palestinienne au lendemain d’Oslo. La « colombe » israélienne Amos Oz a pu déclarer : « C’est la seconde plus grande victoire dans l’histoire du sionisme. »
De fait, l’essentiel de l’accord est consacré à la sécurité israélienne. Pour Shimon Perez et Itzak Rabin, un tel accord, qui permettait de redéployer l’armée dans l’encerclement de zones auto-administrées par les palestiniens, était le moyen le plus efficace de sortir Tsahal du guépier de la guérilla urbaine.
judaïsation coloniale et néo-bantoustans
Aujourd’hui, Sharon ne fait que revendiquer sans faux-semblants une politique d’implantation de nouvelles colonies qui n’a jamais connu de frein depuis Oslo lors des gouvernements précédents : le nombre de colons s’est accru de 89% entre 1992 et 1997. La colonisation est bien la continuation du sionisme. Cette politique (400 colonies et 400 000 colons),sobrement désignée en Israël comme politique de « judaïsation », par les implantations nouvelles et l’extension des implantations existantes, par la construction de routes de liaison entre ces colonies, permet le morcellement continu des territoires occupés, les soumet à un contrôle militaire renforcé destiné à assurer la sécurité de colons intégrés dans le corps d’armée. Pour constituer un périmètre de sécurité susceptible de se transformer rapidement en extension de la colonie initiale, l’expropriation des terres, devenant « terres d’État », s’accompagne de la destruction des cultures et habitations environnantes, de déboisements, de refus de permis de construire aux Palestiniens. Ainsi Israël garde le contrôle de 35% du territoire de Gaza ; la somme des terres colonisées s’élève à près de 70% des territoires occupés. Ce morcellement vise, par la discontinuité du territoire qu’elle instaure, à empêcher la circulation entre les différents centres de populations palestiniennes. La Cisjordanie « palestinienne » est également divisée en 227 « îlots » non contigus de relégation des Palestiniens. Le contrôle des terres sert à un contrôle de la mobilité palestinienne qui prend souvent la forme du blocage pur et simple. Ainsi à Gaza, zone d’enfermement surpeuplée où des colonies continuent d’être implantées, de 80 000 en 1987, à 30 000 avant Oslo, le nombre de Palestiniens autorisés à traverser la frontière avait chuté à 8 000 en 1995. Dans les territoires occupés, l’exemple urbain le plus brutal de cette politique est la ville d’Hébron où 100 000 Palestiniens sont régulièrement soumis au couvre-feu et à des restrictions de circulation, tandis que quelques centaines de colons se déplacent librement, armés et sous protection militaire.
L’un des résultats du « processus de paix », bien analysé par Marwan Bishara, est que depuis 8 ans, la très grande majorité des 2,7 millions de Palestiniens vivant sous domination israélienne ont été séparés des colons et autres Israéliens par des mesures de sécurité et de bouclages. Les territoires auto-administrés sont de fait des bantoustans. Cette situation a entraîné un appauvrissement des Palestiniens qui, de main-d’œuvre relativement mobile, disponible pour Israël, ont dû subir une restructuration productive durant laquelle le but recherché était, plutôt que d’utiliser une main-d’œuvre infériorisée sur le territoire israélien, de la faire travailler pour des entreprises sous-traitantes gérées depuis les territoires « autonomes » de Gaza ou de Cisjordanie. L’instauration d’un permis de travail imposé aux Palestiniens pour travailler en Israël a divisé le nombre de Palestiniens autorisés à le faire par quatre de 1992 à 1996.
La Palestine officielle dépend d’Israël pour 88% de ses exportations… À sa façon, c’est-à-dire avec les rigidités ethnicistes et militaires qui le caractérisent, l’État israélien adapte le modèle des maquiladoras américaines en Amérique centrale et du Sud. Il s’agit d’exploiter une main-d’œuvre dont la reproduction et le contrôle politique sont confiés à d’autres institutions (terrritoires « palestiniens », et Jordanie). Le développement d’une nouvelle économie israélienne faisait partie du pari. Le « processus de paix » allait permettre un desserrement du boycott des marchandises et services israéliens parmi les pays mitoyens et une relance des investissements dans les productions émergentes du travail immatériel (de 1993 à 1998 les exportations de produits de haute technologie ont augmenté de 15% l’an). De même le brain-drain, la capture américaine des cerveaux, qui en Amérique du Nord mit au travail des centaines de milliers d’informaticiens fuyant le Bloc soviétique, a été repris localement pour fixer l’immigration d’européens de l’Est et diminuer leur propension à fuir Israël. Le souci d’une intégration du million de juifs (souvent « juifs de papiers », pour émigrer) issus d’Union soviétique a ainsi beaucoup joué en faveur d’Oslo. Le travail banal que les Palestiniens bouclés n’effectuaient plus en Israël a partiellement été dévolu à une nouvelle immigration, non arabe, en provenance de pays asiatiques, ce qui ne manque pas de perturber encore les fondements ethniques de l’État…
Oslo a permis une croissance israélienne (le revenu annuel par tête passe de 12 600 dollars en 1992 à 20 000 en 2001), qui a, elle aussi, son revers : la nouvelle classe d’entrepreneurs, tournée vers le marché mondial, semble se désintéresser du contrôle des territoires occupés, ce qui devrait contribuer à ouvrir l’espace dévolu au refus de la politique de colonisation… La logique impérialiste, incarnée tardivement par un État dont les conceptions matricielles restent marquées au coin de leur origine historique et géographique, se trouvait déjà confrontée, à l’intérieur, à une logique impériale cherchant à renouveler les formes du contrôle, à repenser la domination pour la réorchestrer selon d’autres modes. Le sionisme, laïcisation ratée d’un ethnicisme religieux, continue ainsi à perdre toute capacité autre que réactive, ce qui n’en diminue guère le danger.
les « inventeurs de paix »
Dans cette société israélienne grosse de contradictions explosives, les mouvements et initiatives d’opposants au régime n’en prennent que plus de portée en ce qu’ils dessinent, en filigrane, d’autres possibles, à la fois occultés et toujours présents, toujours renouvelés, par le souci du réel, un souci qu’animent des subjectivités hors la dosa et ses représentations, un soin assumé par la présence effective aux côtés des Palestiniens. L’exemple de l’AIC (Alternative Information Center), méthodiquement présentée par Isabelle Avran, éclaire ces possibles, forgés dans la dissidence, ce dehors surgi de l’intérieur, dont dépend le devenir israélien. Celui-ci passe par une rupture pratique élargie et conceptualisée d’avec le racisme biologisant européen du XIXesiècle qui a produit l’idéologie ethniciste sioniste. Et les rencontres avec les Palestiniens n’y suffisent pas si elles ne forment qu’un dialogue flatteur pour le dominant colonial qui s’y complaît. Ce sont des formes de l’être ensemble qu’expérimentent des groupes tels l’AIC, une des rares associations israélo-palestiniennes. La construction de formes de communauté hétérogènes et multiples, échappant à la clôture identitaire. Cela passe aujourd’hui par l’information contre la torture, qui valut à Michel Warchawski l’emprisonnement : ce responsable de l’AIC devait payer une information qui valait pour le régime adhésion aux luttes des Palestiniens ; par le soutien actif et concret aux Palestiniens expulsés de leurs maisons par Tsahal, aux reconstructions hors la loi, aux collectes de médicaments ; par l’organisation pour les Israéliens de visites des territoires occupés pour que la rencontre des Palestiniens soit possible hors de cette scène typique du soldat en action qui découvre l’Arabe en tant que participant d’une force d’occupation ; loin aussi de la diabolisation télévisuelle de l’Arabe terroriste. Tisser des solidarités concrètes, par-delà la guerre et l’occupation, contre elles, loin des gargarismes sur la paix d’une classe politique israélienne qui y trouve un moyen d’affermir sa position, celle d’un sionisme qui ne survit idéologiquement que parce qu’il demeure un efficace discours, une pratique de séparation ethnique, auxquels les Israéliens sont conduits à confier leur survie. Pour le pire. Des pratiques locales et minoritaires de coexistence, de reconnaissance, de coopération sont à l’œuvre. La recomposition des oppositions au sionisme, depuis les réservistes objecteurs jusqu’aux formes de coopérations avec les Palestiniens ouvrent une perspective qui s’oppose au bellicisme israélien.