Vacarme 17 / Arsenal

Le passant de la bande (extrait)

par

Géographe, benjamin@geosolutions.com n’a pas résisté à la proposition de Speedial, leader mondial de l’internet : faire la cartographie du web. C’est-à-dire, plus précisément, la cartographie des infrastructures très matérielles d’un réseau censément virtuel.
Philippe Vasset est journaliste. Collaborateur de Vacarme, auteur de plusieurs nouvelles, il a accepté que nous publiions un extrait de ce premier roman, encore inédit, où la fiction et l’aventure partent, repartent, à l’assaut des techniques. À moins que ça ne soit l’inverse : grésillements sonores du savoir, puissance optique des cartes, littérature de machine.

Les messages d’igor@truck.net et de luc@igc.fr s’insèrent dans ma boîte de réception comme des gravures dans les romans de Jules Verne. Ce sont de gigantesques épissures de câbles qui longent les routes allemandes, de longs étuis de métal fixés sous les ponts ou sur les flancs des tunnels, enfoncés entre les rails de chemins de fer ou bien mêlés aux câbles électriques, des réseaux souterrains qui exhibent de loin en loin leurs pelotes multicolores, des arches téléphoniques s’arquant dans des clairières pour laisser passer les bêtes. Des kilomètres de gaine traversant caves, égouts, conduits de chauffage et parkings pour dégorger leurs brins de fibres optiques dans la Volga. Ou bien de vastes salles souterraines aux plafonds desquels les bouquets de faisceaux forment une frémissante végétation, des châteaux d’eau transformés en échangeurs, bourdonnant de la rumeur amplifiée du transit. Ils racontent aussi que certains châteaux, musées, jardins publics et cathédrales financent leurs rénovations en accueillant des échangeurs, des armoires téléphoniques, parfois des émetteurs. On les trouve sous les toits des poivrières, dans les clochers, au centre des massifs ou bien sous les grands escaliers.

À observer, comme les parieurs du Reform Club suivaient les progrès de Phileas Fogg, l’avancée d’igor@truck.net et de luc@igc.fr sur la carte, je me rends compte que la tâche est démesurée, et qu’il nous faudra au minimum un ou deux ans de travail ininterrompu pour en venir à bout.

La solution, là encore, s’est présentée d’elle-même : luc@igc.fr a disparu. Le caractère providentiel de l’événement m’a, je l’avoue, un peu échappé au début, et j’ai intensément paniqué. Je ne pouvais bien évidemment pas appeler la police, elle le recherchait déjà. Au bout de trois jours, j’ai chargé ma valise dans ma voiture et suis parti à sa recherche : sa dernière position connue était un peu au nord de Châlon-sur-Saône, en Bourgogne. Après quelques heures de route, message de luc@igc.fr, qui va bien. Et qui est où ? Je ne peux rien dire, rendez-vous à ma dernière position.

L’endroit convenu est un champ de betteraves. Brève réminiscence de La Mort aux trousses, vite refoulée. Il fait désormais nuit noire, j’attends. Au loin, des coups sourd et réguliers, probablement du blé que l’on déverse d’un silo dans un camion. Une heure après, le silo n’est toujours pas vide (ou le camion pas encore plein) et les coups s’accélèrent. Je vais voir. Je suis accueilli par deux brigades mobiles. Un peu embarrassé, je me prépare à répondre de l’embauche d’un fugitif et du vol de données confidentielles. Ils me fouillent, me demandent si j’ai de la drogue sur moi — c’est tout comme, je suis ruisselant de sueur —, puis me désignent une colline : c’est par là. Le boucan est épouvantable, comme si tous les fermiers de la région avaient tous ouvert leurs silos en même temps. Je ne réalise mon erreur qu’au sommet de la colline : il s’agit d’une fête sauvage en plein champ, les policiers filtrent les dealers, ce que je prenais pour des manœuvres agricoles n’est que le rythme de la musique, et luc@igc.fr m’attend près d’un feu.

Désolé de t’avoir inquiété, mais je voulais que tu voies par toi-même. J’ai été « invité » pendant quelques jours par les Fureteurs. Voyant que je ne décolère pas d’un pouce : Ce sont des pirates informatiques qui peuvent nous être très utiles. J’éclate : les pirates sont des gamins boutonneux apparaissant en contre-jour dans les émissions grand public et décrivant par le menu des exploits aussi captivants que de piquer dans le porte-monnaie de maman (j’ai cassé le système de sécurité d’une banque) ou bien d’emprunter la voiture de papa (je suis entré dans les ordinateurs du Pentagone). Nous associer avec ces gens-là serait aussi productif que d’aller explorer le Pôle Nord avec une troupe de scouts. Les Fureteurs sont un peu différents. Bien sûr. Ils ne travaillent que sur des supports physiques. Devant mon incompréhension : ils estiment que les attaques à distance n’ont plus d’avenir, que les systèmes de sécurité sont devenus trop sophistiqués et que les cercles de pirates sont trop infiltrés pour ne pas travailler au renforcement de ce qu’ils essaient de percer. Alors ils ont pris la route, travaillent directement sur les câbles et les échangeurs et vivent dans les châteaux d’eau, les vieux aiguillages et les silos vides pendant l’hiver. C’est en suivant le parcours d’un gros câble jusque dans l’une de ces tours que je les ai rencontrés. Il m’a fallu trois jours pour les convaincre que je n’étais pas un policier — le câble en question était un branchement qu’ils avaient posé sur une dorsale qui passe à proximité. Je leur ai parlé de NetMap, ils sont très intéressés mais plutôt méfiants. Ça vaut le coup d’essayer de les convaincre, ils ont une bibliothèque de cartes impressionnante, fruit de trois ans de pérégrinations dans le monde entier.

Le face à face avec les Fureteurs a été plutôt enrichissant, même si je l’ai commencé menotté au radiateur du château d’eau qu’ils occupaient : i1s ne sont pas d’un abord facile, a convenu luc@igc.fr. Autour du réservoir, les écrans, les sacs de couchages, les réchauds, les platines et les chaussettes sales étaient tous interconnectés par une couronne de fils multicolores. Dans une malle, la collection de cartes : un seul coup d’œil sur celle-ci a suffi à me convaincre que nous ne pourrions nous passer de la collaboration de cette colonie hirsute. Les persuader qu’ils avaient également besoin de nous s’est révélé plus délicat. Ne pouvant raisonnablement pas leur dire que j’étais de leur côté – j’étais en costume, et singulièrement dépourvu de tatouages, même si j’ai un instant songé à faire passer une marque de naissance pour une scarification –, je leur ai tout raconté. Mon histoire les a fait sourire, mais pas pour les bonnes raisons : ils m’ont expliqué que j’étais manipulé. Et que tout le monde le savait, sauf moi.

Speedial se sert de vous pour récupérer des données confidentielles sur les projets des autres constructeurs. Internet est un réseau privé de bout en bout, et chaque étape appartient à quelqu’un, un peu comme les autoroutes aux États-Unis. Celui qui possède la carte du réseau mondial sera non seulement à même de prévoir les engorgements – et donc de facturer à prix d’or des délestages – mais pourra même, avec quelques sabotages judicieux, récupérer le trafic de ses concurrents. Si les constructeurs ont refusé de vous communiquer leurs plans, c’est très probablement parce qu’ils ont découvert, après enquête, que vous étiez financé par un concurrent.

Il faut bien avouer que c’est assez vraisemblable : une boîte vide, quelques idiots en mal de sensation dotés d’un budget conséquent... Ils ont raison, chez Speedial, personne ne se méfie des blouses blanches, et ça coûte tout de même moins cher que les professionnels du microfilm. Des collègues m’avaient autrefois raconté comment des fondations de géopolitique permettaient à des pétroliers d’aller enquêter sur le tracé des pipelines en Asie Centrale.

Les Fureteurs m’ont proposé de valider immédiatement leur théorie : il suffit d’envoyer un e-mail à vos employeurs en leur disant que, pour mener à bien le projet qu’ils vous ont confié, vous avez été amené à récupérer, de manière plus ou moins légale, des informations qui pourraient être considérées comme des secrets industriels. Naturellement, vous êtes inquiet des conséquences que pourraient avoir ces opérations, non seulement pour vous mais également pour eux. Je me suis exécuté, la réponse a été assez éclairante : peter@speedial_foundation.com, choqué de l’étroitesse d’esprit de toutes ces sociétés qui engrangent les bénéfices sans jamais vouloir redistribuer, m’expliquait que j’avais fort bien fait et que je n’avais pas à m’inquiéter, juste à être prudent. De toute façon, la Foundation vous viendra en aide en cas de problèmes. Bien sûr.

Je finis la soirée sur une banquette arrière de voiture posée au milieu d’un champ, à fumer des joints et à écouter les Fureteurs parler avec enthousiasme du circuit européen faisant courir ses ondes comme des meutes de rats sur un tas de détritus. Il faut voir les choses en face : je ne renouvelerai pas l’abonnement à mon club de squash cette année.