Vacarme 17 / Arsenal

Couples

par

Vous y étiez habitué comme à un vieux couple, fâché mais inséparable. D’un côté, la narration classique, où une action succède à une autre, un plan à un autre, dans l’ordre immémorial du récit. De l’autre, une durée dégagée de l’intrigue, où l’événement est perceptif, sensoriel, optique ou sonore, en tout cas affectif, pas narratif. L’opposition était trop abrupte, sans doute, pour que vous n’ayez jamais soupçonné que la beauté du cinéma se joue précisément dans sa capacité à la dissoudre. Mais vous l’aimiez bien. Vous pouviez colorier ça politiquement (le drame est forcément un peu bourgeois, le plan-séquence a toujours un peu pour lui le mouvement). Vous aviez sous la main votre réserve de correspondances théoriques, tirées des meilleurs auteurs (drame/percept, pouvoirs/résistances, strié/lisse, etc. – imparable). Vous organisiez votre système de préférences esthétiques comme on défend une position de classe, avec cette fierté du pauvre qui oppose à l’absence de capital culturel le glorieux travail de l’œil nu (quand on n’a pas assez de mémoire pour retenir une histoire, forcément, on s’intéresse d’avantages aux devenirs). Parfois vous aviez peur (« retour de la fiction ! »). Parfois vous raffiniez (et si une narration de gauche était possible ? et si Godard avait tourné réac’ ?), mais uniquement pour les délices du paradoxe, et toujours en privé. Grossier, mais commode ; usé, mais poli par l’usage : ça tenait. Ça tenait parce que vous y teniez, comme à d’autres vieux couples de la même époque, comme à un objet familier, familial. Vos parents se marient en 1972, et c’est précisément parce qu’il est éborgné – de l’œil droit, vous plaît-il à rappeler – que Ouah-Ouah, votre chien en peluche, n’est pas un simple bibelot.

Arrive l’Emploi du temps. A priori, tout va bien. Vous avez pleine confiance en Laurent Cantet et Robin Campillo. Ressources Humaines, le précédent film de Cantet, est bien un peu narratif, mais les efforts dépensés par la critique pour n’en pas faire un drame social auraient suffit à vous le rendre sympathique – le social, pavé dans la mare du drame. Par ailleurs, vous avez adoré. Quant à Robin Campillo, vous avez lu le scénario de son Aménagement d’un territoire dans une revue qui ne se défend que mollement de son deleuzo-foucaldisme, et pour cause : le territoire dont il s’agit sert à la fois de halte aux nomades, de refuge au lumpen et de lieu de drague aux gays, on y entre sur les traces d’un chien errant, on y suit des chemins indécis, creusés (à peine) par des cheminements mystérieux – espace tourbillonnaire, pur percept. Vous en savez par ailleurs suffisamment sur ce nouveau film pour le savourer par avance : il paraît que Cantet et Campillo sont partis d’un fait divers, mais pris par le milieu, comme il se doit, en l’amputant de ce qui en faisait la tension dramatique – l’affaire Romand, moins le meurtre. Vincent, le héros, va donc pouvoir se consacrer entièrement à ce que faisait Romand avant de tuer sa famille : rien d’autre qu’un temps à employer, l’étirement précaire d’un mensonge qui cherche à durer, une errance, la littéralité d’une fuite. Exit le drame. Vous êtes calé, sûr de vous, entre vos deux accoudoirs. Vous caressez le gauche.

Et en effet, au début, tout va bien. Le film ne commence pas au commencement de l’histoire de Vincent – frisson d’aise. Vincent chemine, en voiture – vos yeux brillent déjà. Pas d’autres points d’appuis que sensoriels, pas d’autre chronologie qu’une variation d’états et de vitesses – votre pouls suit le mouvement.

Vous n’êtes plus très sûr, à vrai dire, du moment où le doute s’est installé. Peut-être au premier mensonge de Vincent. Depuis une aire d’autoroute, il téléphone à Muriel, son épouse, et lui sert un bobard, et lui dit qu’il l’aime. Quoi ? Une fille ? Dans un road movie ? Ou bien lors de la rencontre avec Jean-Michel, le trafiquant de contrefaçons. Sympathique, ce hors-la-loi, mais quand même : ça ne narre pas un peu, là ? Si. Et si vous aviez lu le dossier de presse avant d’entrer dans la salle, vous auriez compris que c’est pire que ça. Cette part narrative, Cantet et Campillo l’ont non seulement tolérée, mais désirée, et accueillie avec soulagement : c’est, disent-ils, « dès lors que le personnage de Jean-Michel est apparu, [que] nous avons eu le sentiment d’avoir trouvé le film. La fiction s’est imposée. Sans chercher à faire un thriller, nous avions trouvé une dynamique totalement fictionnelle. » Et c’est vrai, à y regarder vraiment, que la belle fuite lisse que vous attendiez ne cesse de se strier. Le cheminement de Vincent est aussi une intrigue, et vos auteurs ont visiblement refusé de choisir entre les deux régimes de fiction qu’autorise le mensonge : rêverie (qu’est-ce qui pourrait être ?) et suspense (est-ce que ça va prendre ?). Cantet et Campillo auraient donc fait l’impossible, l’impensable : le scénario d’une errance, à moins que ça ne soit l’inverse. L’autre accoudoir vous gratte.

De minute en minute, l’agréable durée à laquelle vous vous étiez préparé devient moins confortable. Car tout est à l’avenant. La musique est à la fois « une vraie musique de film, qui n’a pas peur de ce qu’elle est » (frémissement des Straub), et une ritournelle, aux accents tziganes de surcroît (Deleuze respire). Vincent est en fuite, bien sûr (sourire de Negri), mais pour fuir, il désire des institutions, notamment la pire de toute : être fonctionnaire de l’Empire (Hardt s’excuse, il doit aller aux toilettes). Rien ne va plus : votre vieux couple est amoureux, et il danse.

Vous devriez être ému, mais vous êtes vexé, vexé d’être ému. Alors, mauvais joueur, vous cherchez les moyens d’une contre-offensive. Non, le film n’avait pas besoin d’une « dynamique fictionnelle ». Si, il pouvait tenir debout tout seul, sans béquille narrative. Il n’y avait qu’à le vouloir et vous pouvez le prouver. Le titre, à lui seul. Butor. Bien. Vous tenez une piste, vous cherchez plus avant. Dans cet Emploi du temps-là, également des vitres : la fenêtre d’une chambre, le contact d’un front avec ce qui le sépare du froid. Mais votre souvenir est trop vague, la correspondance trop lâche, et Vincent plus souvent à l’extérieur qu’à l’intérieur des vitres qui le coupent de son environnement. Cherchez encore. Un Homme qui dort, Georges Perec. Oui. Ça c’est mieux. Un roman et un film. Là aussi, le refus du travail encadré. Là aussi, sur cette base, le déploiement d’une errance, l’exploration d’une durée. Or là – vous en êtes presque sûr – pas d’encodage narratif, pas de soumission à la légalité de l’intrigue. « Tu fais des promenades plus lointaines qui te mènent vers d’autres villages, à travers les champs et les bois. » C’était donc possible, non ? Non. « Tu inventes des périples compliqués, hérissés d’interdits qui t’obligent à de longs détours. » Perec est désolé, il n’avait pas le choix : les fuites ne sont jamais lisses.

Vous voilà en bien mauvaise posture. Déstabilisé, fiévreux, désemparé avant même la chute, qu’il aurait fallu au contraire aborder avec un moral d’acier. Non seulement parce qu’elle est triste, terriblement triste, mais parce que c’est une chute. Non seulement le dernier mot, mais le dernier mot laissé à une énorme affirmation narrative, triomphe d’autant plus brutal qu’elle avançait jusqu’alors prudemment, la narration, encore fondue aux percepts, jouant avec eux sans complètement se jouer d’eux. En vérité, vous auriez dû vous méfier. L’errance pouvait continuer, pas le film. Mais vos efforts pathétiques pour retrouver vos petits vous ont laissé exsangue, sans autre recours que l’idéologie : au moins, une critique radicale de l’emploi, puisqu’il vaut la mort, strictement ; au moins, un plaidoyer par l’absurde pour un revenu garanti, puisque Vincent veut être fonctionnaire, comme le personnage de Perec était boursier. Même au plus fort du soupçon, même au milieu de la déroute, vous n’avez pas voulu croire que ces deux salopards oseraient aller jusqu’au bout. Mais si. Votre vieux couple n’est pas seulement amoureux, il s’est moqué de vous.

Le retour à la lumière est pénible. Vous vous sentez trahi, et idiot. Car vous vous trompiez, évidemment. Vous faisiez semblant de ne pas voir que votre combat sentait l’arrière-garde à plein nez, et que si un Van Der Keuken, par exemple, cherche encore à «  essayer de se libérer de l’argument fort, de la narration obligatoire » (entretien avec Libération, 25 octobre 2000), c’est sans doute qu’il est sorti de l’IDHEC vingt-cinq ans avant Campillo et Cantet, et que les fronts, depuis, ont bougé. Vous aviez oublié que votre propre histoire politique doit évidemment moins aux années 1960 que vous n’avez pas connues, qu’à la découverte, grâce à ce produit d’import qu’est Act Up, de l’Amérique et, partant, de cette « fureur du récit » qui a elle aussi, autant que la déconstruction par le percept, servi d’antidote à la pauvre narration de la « qualité française ». Vous êtes furieux. Si vous aviez votre nounours sous la main, vous lui arracheriez l’autre œil.

Calmez-vous. « Tu n’es pas mort, tu n’es pas devenu fou ». Reprenez vos esprits, et reprenez. Si vous tenez tant que ça à votre vieux couple, notez qu’une affirmation narrative aussi noire, aussi négative, ne peut que se dissoudre comme telle dans sa propre noirceur : la narration ne peut pas sortir victorieuse d’un récit aussi triste, ou alors comme Pyrrhus. Demandez-vous, d’ailleurs, si cette chute en était vraiment une. Rien à voir, par exemple, avec le final de Sixième sens. On vous avait berné, bien sûr, mais vous en étiez ravi. Pas de danger, puisque cette chute ne jouait qu’à l’intérieur du film, de manière strictement rétrospective. Là, au contraire, une inquiétude profonde, qui vous suit bien après le film, quand la vie reprend. Et c’est votre chance, cette inquiétude.

À vous crisper sur vos accoudoirs, à résister en vain, vous n’avez pas vu ce que vous regardiez, pas écouté ce que vous entendiez. Pourtant, au cœur même de cette chute si lourde, une fêlure, un craquement. Voyez Vincent face à son employeur, et écoutez-le : « Ça ne me fait pas peur », dit-il, accablé. Vous n’aviez même pas remarqué que c’est le ressort même de la fuite qui sert à sa clôture, qui n’en est donc pas une.

D’autant, et surtout, que tout n’est pas clos. Comment avez-vous pu ne pas voir qu’il n’y a pas une fuite, dans ce film, mais deux ? Que les mensonges professionnels de Vincent se doublent, forcément, de mensonges amoureux ? Que si les premiers ont fait long feu, on ne sait rien de la résolution des seconds ? Que cette incertitude, à rebours, parcourt tout le film ? Vincent est-il amoureux malgré, dans ou contre ses mensonges ? Vous n’en savez rien, bien sûr. Ou vous en savez trop. Car vous n’êtes pas un gauchiste orphelin de ses dualismes, vous êtes un garçon, un garçon amoureux d’une fille, et votre vraie inquiétude, ce doit être celle-ci, ce couple-ci. Nulle autre ressource, en la matière, que votre imaginaire, imaginaire que l’on a pris soin de ne pas déterminer. C’est la chance qu’on vous laisse. Elle est mince. Elle est infinie.

« Non. Tu n’es plus le maître anonyme du monde, celui sur qui l’histoire n’avait pas de prise, celui qui ne sentait pas la pluie tomber, qui ne voyait pas la nuit venir. Tu n’es plus l’inaccessible, le limpide, le transparent. Tu as peur, tu attends. »