Vacarme 17 / Processus

La chair de poule (en revenant de l’expo)

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Dans son Voyage d’Italie, Sade raconte comment, à Florence, on aménagea, depuis le Palais Pitti, lieu central du pouvoir, deux communications symétriques : la première conduisait aux œuvres d’art des Offices, la seconde au musée scientifique intitulé la Specola, le miroir du monde. On pourrait imaginer un dispositif mental analogue pour les étranges moulages rassemblés par Edouard Papet : des objets pris en tenaille entre l’œuvre d’art et le matériel scientifique – mais en en grignotant les catégories –, ordonnés par une conception du savoir qui tend à une représentation du monde à la fois totale et maîtrisée.

La technique est ancienne : elle est attestée par Pline dans Histoire naturelle, perdure au Moyen âge, se développe dans l’Italie renaissante, et se poursuit jusqu’au XIXe siècle où elle triomphe, corrélativement aux débuts de la photographie, à l’emprise du positivisme et à la tentation réaliste, avant de tomber dans une relative désuétude. La technique est ancienne, mais la radicalisation de son usage en infléchit le sens. D’abord, on prit sans doute l’empreinte des morts, une dernière trace pour la mémoire. Sans abandonner le royaume des morts on passa aux vivants : on moula des corps à des fins didactiques, parce que tant qu’on considéra la nature comme modèle unique de l’art, mieux valait aller vérifier sur pièce : on amoncela des nuques, des cuisses et des gorges dans les ateliers d’artistes florentins du Quattrocento, comme on le fit plus tard chez les sculpteurs au XIXe. C’étaient des documents de plâtre, fragiles et précaires, que le geste de l’art et la noblesse de la pierre devaient relever et dépasser. Puis la science s’y mit : la médecine, d’abord, qui trouva dans le moulage plus de vérité clinique que dans les modelages de cire en vogue aux XVIIe et XVIIIe siècles – ce furent des collections de sexes échancrés, de lésions dermatologiques, jusqu’aux gueules cassées de retour de Verdun dont on enregistrait la réfection moulage après moulage. La phrénologie, bien sûr, avait été de la partie, et l’on avait vu de petits Lavater déchiffrer dans l’empreinte du visible les indices de l’invisible : les moulages étaient des allégories psychologiques idéales. Dans la foulée, la jeune ethnographie recourut au moulage pour constituer un inventaire intercontinental. On se mit enfin à tout mouler, dans un effort compulsif de duplication du réel. On moula des morts et des vivants, certains qui avaient prêté leur corps à l’art ou à la science et d’autres dont la science s’était approprié l’empreinte à leur corps défendant. On moula des animaux et des végétaux, cadavre de chien ou feuille de chêne. On moula sur culture, aussi, les trésors des monuments français qu’on rassembla dans le musée du même nom. On moula pour classer, cloisonner, étiqueter, exposer ; pour produire un catalogue du monde organisé par la raison de l’Occident. On claquemura tout l’univers, il s’agissait de ne rien laisser dans l’ombre.

[Ici, mettre la pensée en pilote automatique. On la connaît, cette petite musique du XIXe siècle. On sait ce qu’il y a de policier dans cette volonté de savoir, on n’ignore pas ses développements les plus sinistres. On se souvient de la remarque de Zola : « Dorénavant, rien n’existera qui n’a d’abord été photographié. » On pourrait la paraphraser en mettant « moulé » à la place. Si l’on pense à la photographie, la violence du moulage paraît encore plus crue. D’abord parce qu’elle est un geste directement appliqué sur le corps du modèle, et qu’on ne peut imaginer sans honte la souffrance des malades dont on huilait la blessure avant de l’enduire de plâtre, ou la terreur du « sauvage » – comme on disait – dont on moulait toutes les parties du corps pour en reconstituer l’intégralité – la science l’exigeait. Mais aussi, peut-être, parce que le moulage n’a pas eu la postérité artistique de la photographie, qu’il nous semble aujourd’hui circonscrit dans un XIXe siècle sur lequel on ne peut s’empêcher de jeter un regard rétrospectif glacé d’effroi. On pourrait s’arrêter là ? Non.]

Il y en a qui ont bougé. Ils n’auraient pas dû : le plâtre est impitoyable, il retient tout – les plis de la graisse, les ridules au contour des yeux, le tracé des pulpes des doigts ; et la chair de poule produite par la fraîcheur du plâtre, et le frémissement du corps, une respiration incongrue qui dessine sur le moulage une fine cicatrice de plâtre ; les petits accidents de la vie.

Les morts sont plus tranquilles. On peut badigeonner de plâtre leurs yeux grands ouverts. Ils ont l’air presque vivant, la sérénité des cadavres et l’immobilité adéquate à la rigueur du plâtre. Sur le vif, il faut fermer les yeux du modèle, lui intimer une pose en espérant qu’il la tiendra sans broncher le temps de la prise. Parfois, le visage est si crispé que le moulage prend un aspect paradoxalement funèbre. Cette empreinte du monde est aussi son négatif, qui conserve les morts parmi les vivants et paralyse le vif.

Morts ou vivants, ils sont depuis longtemps morts et enterrés. De beaucoup, on ne connaît plus que ce dépôt de leur corps, l’histoire a congédié le reste. Voilà qu’on repense à la photographie : les albums aussi sont des cimetières. On y songe tellement qu’on est allé chercher des pistes dans les mémoires de Nadar. On a trouvé ce passage où Balzac, « mal à l’aise devant le nouveau prodige », conjure son appréhension en formulant une théorie presque inquiétante : le corps était composé de « couches superposées à l’infini », et « chaque opération daguerrienne venait surprendre, détachait et retenait en se l’appliquant une des couches du corps objecté ». Dans la marge, on a posé une question pour objecté  : objectivé ? ou réfuté ?

Mais il y a là quelque chose qu’on n’a jamais vu dans aucune photographie, qui inquiète et fascine : le corps objecté répond. On dira que la photographie enregistre elle aussi sur le modèle l’effet de son geste – la crainte, lisible dans un regard, d’être capturé dans une image, ou les yeux aguicheurs du modèle à l’endroit de l’objectif. Mais la réponse ici est plus infime et plus spectaculaire : cette chair hérissée, ces marques d’un souffle qu’on n’a pas pu retenir, ces traces incontrôlables d’une réaction du corps à la caresse du pinceau sont l’empreinte de purs réflexes du corps. Ce que le plâtre imprime de cette chair moulée, c’est aussi son caractère érectile. Il en résulte des objets discrètement pornographiques, et cet aspect peut être amplifié par la position du modèle (des bustes déployés pour mieux souligner la ligne des muscles et le dessin des chairs) et surtout par le cadre, qui isole un fragment du corps, comme s’il était le produit d’une fixation fétichiste. Il faut voir les sculptures de Geoffroy-Dechaume à côté des moulages qu’il a réalisés en privé pour imaginer ce que fut le poids de l’autocensure chez l’artiste.

Dans Le Chef-d’œuvre inconnu de Balzac, Frenhofer administre à Porbus une leçon de tradition artistique : « La mission de l’art n’est pas de copier la nature mais de l’exprimer. » Frenhofer évoque le moulage, mais l’exemple qu’il choisit semble être pris à dessein pour en conjurer le danger – l’objet du désir : « Essaie de mouler la main de ta maîtresse et de la poser devant toi, tu trouveras un horrible cadavre sans aucune ressemblance. » Frenhofer ne veut pas ou ne peut pas voir comme dans la main moulée viennent se loger, contre toute attente, les traces d’une vie nue.

Sans doute cette vie n’a-t-elle pas grand chose à voir avec la vie dont parle Frenhofer et que vise le geste de l’artiste (« Une main, puisque j’ai pris cet exemple, une main ne tient pas seulement au corps, elle exprime et continue une pensée qu’il faut saisir et rendre. ») Mais elle est comme déposée dans tous les moulages sur le vif, quelle que soit leur finalité. C’est une présence brutale qui déborde le projet qui présidait au moulage – la représentation de la personne (le masque), ou d’un type humain (le Chinois), ou d’une pathologie (la syphilis), etc. : une incarnation.

[Tu croyais trouver une vieille obsession – le pouvoir, le fichage des corps et de la vie scellés dans des catégories –, tu en rencontres une autre – la pornographie, la façon dont ses objets résistent au partage entre les choses et leur représentation. Tu pressentais (sans le savoir vraiment) qu’entre ces deux lubies quelque chose pouvait se tramer. Voilà du pain sur la planche pour les numéros à venir. Tu pourrais t’arrêter là ? Pas encore.]

Les filles de plâtre

Tous ces objets n’ont pas à proprement parler de postérité : c’en est fini depuis longtemps de l’usage massif du moulage. On peut estimer pourtant qu’ils emportent dans leur sillage nombre de pratiques et de questionnements artistiques ultérieurs. C’est en tout cas à leur lumière qu’on visitera l’exposition. Edouard Papet en esquisse quelques-uns dans les pages qui suivent. On pourrait en évoquer d’autres, en vrac et sans exclusive : l’échange des signes de l’art et de la science ; le brouillage de la frontière entre façon et contrefaçon ; l’effacement de la figure de l’auteur comme source de l’expression ; la mise en crise, par excès hypermimétique, de la tradition artistique fondée sur l’illusion.

On voudrait ici n’en retenir qu’un, tout petit, plus intime aussi : la contestation du privilège des matières nobles. Ici le plâtre prend la place du marbre de la grande sculpture. Loin des rêves de pierre, une matière friable où la poussière s’incruste presque sans remède : pour l’ersatz de corps, un ersatz de pierre.

De Balzac à Zola, en passant par Hugo, Baudelaire, ou Flaubert, la littérature du XIXe siècle est hantée par la prolifération du plâtre, dont elle use avec insistance comme d’une métaphore du mensonge en même temps que de l’oubli. Dans les statues bon marché des vestibules comme dans le badigeon des façades parisiennes, on croit repérer les prémices inquiétantes d’un triomphe du simulacre (le plaqué) et d’une humanité sans mémoire (le plat) : la statue de Memnon d’où sortait une musique, elle, était en pierre, protégée des atteintes du temps et des intempéries.

Difficile, dans ces conditions, de ne pas éprouver aujourd’hui, dans le face à face avec ces objets décidément mineurs à la survie si visiblement précaire, le sentiment d’une mémoire miraculeusement rescapée. Une durée écrite sur du vent.

[Feuilleté l’autre jour chez un bouquiniste un roman de Xavier de Montépin de 1856, Les Filles de plâtre, dont le succès de scandale fut paraît-il considérable : il valut à son auteur la prison mais fut maintes fois réédité. L’occasion d’apprendre une expression que l’époque avait manifestement consacrée : la fille de plâtre, c’est la prostituée.]