Répond le psaume

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Dans l’entretien qui précède, Frédéric Boyer et Olivier Cadiot redoutent que le débat suscité par leur « nouvelle traduction » ne se cristallise autour de la question du droit, pour des écrivains, à se colleter avec les écritures bibliques. S’ils craignent juste, si se déclenche une querelle des légitimités, alors nos questions sont vieilles, et nos débats disent une ignorance. Soit le Psaume LI, et ce qu’en firent successivement Marot, Castellion, Baïf, Corneille, Claudel, Meschonnic et aujourd’hui Cadiot.

Il faut repartir du XVIe siècle. C’est alors que se nouent, autour de l’enjeu de la traduction en français, la question de la littérature et celle des Écritures saintes. Du côté de la littérature, des écrivains débattent des relations entre création et traduction : créer, dit en substance Du Bellay, c’est exercer dans sa langue un transfert de capacités en lui conférant des « manières de parler » propres aux œuvres étrangères ; c’est ouvrir sa propre langue par une autre. Du côté chrétien, évangélistes et réformés formulent une exigence de lisibilité du texte saint. Lefèvre d’Étaples donne une version française de la Vulgate tandis qu’Olivétan publie une Bible dont le français semble refaçonné par l’hébreu. La première est interdite par l’Église catholique, la seconde devient, après avoir été retouchée par Budé et de Bèze, la Bible de référence des réformés d’expression française – l’arme d’une propagande religieuse dont l’efficacité inquiète bientôt quelques poètes catholiques comme Ronsard, soucieux de mettre leurs talents au service de la Contre-Réforme. Pour un écrivain de l’époque, traduire la Bible est un geste militant où se croisent une éthique religieuse, une érudition philologique et un engagement esthétique.

Pas pour tous : dans l’essai « Des Prières », Montaigne apporte de l’eau au moulin de l’Église qui « défend l’usage promiscue et indiscret » de textes si sacrés : « Plaisantes gens qui pensent l’avoir rendue maniable au peuple, pour l’avoir mise en langage populaire ! » Montaigne renchérit sur la rigueur de l’interdiction catholique en concentrant l’attaque contre la traduction des psaumes. Au Moyen Âge, le psautier s’était détaché de l’ensemble des textes sacrés pour servir de recueil de dévotion personnelle ; il en résultait une spécificité des psaumes dont les autorités religieuses de la Renaissance prirent acte en en tolérant la traduction : l’exception pour renforcer la règle.

On ne se priva pas. On s’engouffra dans la brèche ménagée par l’Église avec une telle ardeur que la traduction des psaumes devint un genre littéraire à part entière. Dans la majeure partie des cas, il s’agit de « paraphrases », où se mêlent la traduction d’éléments du texte original (ou tenu pour tel : la plupart des psaumes en français furent des traductions de traductions, du grec des Septante ou du latin de la Vulgate), l’amplification rhétorique et la méditation du croyant.

Le genre fit fureur, puis il se tarit : le goût classique s’accommodait mal de ces textes où se mêlaient, au défi de la bienséance, les élans du sublime et les notations triviales. Mais au-delà du genre, quelque chose se maintint du privilège de ce livre dans l’ensemble du corpus biblique : parce qu’il est l’endroit d’une parole humaine dans un livre dicté par le divin, ses textes sont moins intouchables – ce sont les textes où l’homme répond.

Jacques Roubaud : « Il y a quelques années, comme j’effectuais des recherches sur la naissance du sonnet en Angleterre, j’ai trouvé dans une bibliographie une référence à une série de sonnets anonymes datés de 1560 et servant de préface à la traduction d’un sermon de Calvin. J’ai fini par les dénicher, je les ai trouvés très beaux, très forts et très durs. Ils n’étaient signés que par deux lettres : AL. On a plus tard découvert qu’AL était une femme, une certaine Ann Vaughan Lock, une personnalité extraordinaire, qui fut l’aide du grand réformateur écossais Fox.

Cette série de sonnets, intitulée Meditations of the Penitent Sinner, est en fait une paraphrase du Psaume LI, dit le Miserere. Il y a d’abord une préface, puis chaque sonnet développe un nouveau verset du psaume. L’ensemble est d’une originalité absolue. À lui seul, l’usage du mot “méditation” est extraordinaire pour l’époque. »

De tous les psaumes, le LI est l’un de ceux qui a été le plus souvent traduit ou paraphrasé. Il doit ce privilège aux parrainages de David – à qui la tradition l’attribue – et de Luther, qui développa dans un commentaire des versets 18 et 19 le thème de la « justification » : Dieu peut gratuitement justifier l’homme qui sait et dit la réalité de sa faute.

L’anecdote de Roubaud et la publication de la traduction Bayard ont fait naître une idée : s’enquérir de ce qu’ont fait de quatre versets de ce psaume ceux des écrivains qui en donnèrent une traduction en français.

Mais si l’évocation d’Ann Lock permet d’esquisser le projet d’une enquête, elle en signale implicitement les limites et les insuffisances. Ann Lock n’était peut-être pas « écrivain », au sens que l’institution littéraire d’aujourd’hui donne au terme ; elle l’était parce que ses méditations sont œuvre d’écrivain. On peut d’ailleurs poser la question à la nouvelle traduction proposée par Bayard : que dit-on exactement quand on parle de « traduction d’écrivain » ? Qu’elle est une écriture, qu’elle fait œuvre dans sa propre langue (c’est alors le cas de la King James anglaise ou de la traduction de Luther) ? Ou qu’elle est le fait d’un écrivain reconnu comme tel par l’institution littéraire ? C’est dans l’intervalle de ces deux propositions que se jouera la lecture de chacune des traductions de la Bible Bayard : à l’origine, une série d’écrivains, au sens institutionnel du terme ; aujourd’hui, des textes qui ne s’équivaudront pas : des traductions peut-être vouées à dater, d’autres engagées dans la temporalité longue des œuvres. On connaît l’idée reçue selon laquelle une traduction durerait moins que l’œuvre originale, mais ce critère, loin de qualifier les traductions, est ce qui permet de les distinguer : une traduction-écriture, malgré (ou avec) son vieillissement, ne sera annulée par aucune nouvelle traduction, fût-elle philologiquement plus exacte.

Comment choisir dans ces conditions ? Comme « écrivain », Corneille s’imposait. Mais la raideur de son Miserere déçoit comme un pastiche. Comme « écrivain », Baïf avait peut-être moins de sens, tant son œuvre aujourd’hui ne semble plus documenter que les histoires littéraires, mais l’une au moins de ses traductions agit encore aujourd’hui comme un poème. Et si Castellion ne fut pas poète, il l’est en tout cas par sa traduction de la Bible.

On renoncera donc à définir les principes d’une sélection arbitraire et subjective ; on écartera aussi la tentation d’une comparaison – on en aurait été incapable, on ne sait rien du texte original. Cela n’interdit pas la promenade. Chacune de ces traductions participe, en même temps que d’une histoire littéraire, d’une histoire du regard occidental sur la Bible, de ses lectures et de sa lisibilité. Or cette histoire est la Bible, elle constitue le psaume, et rappelle qu’on ne peut rêver à un rapport avec le texte original qui ne la prenne en compte. En ce sens, la succession de ces traductions participe pleinement du texte tout court – du texte que voici :

Clément Marot (avant 1539)

Si tu vouloys sacrifice mortel
De boucz & bœufz, & compte tu en fisses
Je l’eusse offert, mais en temple n’autel
Ne te sont point plaisans telz sacrifices.
Le sacrifice agreable & bien pris
De l’eternel, c’est une ame dolente,
Ung cueur submis, une ame pénitente ;
Ceulx là (Seigneur) ne te sont à mespris.

On raconte que les troupes huguenotes entonnèrent un psaume de Marot, devant les yeux médusés des soldats catholiques, au moment d’engager la bataille de Coutras. Vraie ou fausse, l’histoire dit combien l’importance du psautier de Marot dépasse le champ de la littérature.

Marot ne savait pas l’hébreu ; peut-être travailla-t-il à partir des traductions françaises disponibles. À vrai dire on n’en sait rien, comme on ignore si son dessein fut clairement protestant. Il le fut au sens large : la Sorbonne s’empressa de mettre le psautier de Marot à l’index.

Cette confrontation du poète et des psaumes, cette lecture-écriture s’inscrit dans la cohérence de l’œuvre poétique. Marot avait inauguré la technique de l’imitation créatrice des anciens que Du Bellay formule un peu plus tard : du texte hébraïque, ou de ce qu’il en sait, il retient un effet alors inconnu dans la poésie française : le parallélisme, qui veut que la deuxième partie de chaque verset reprenne, renforce et réponde à la première. Quand il s’attèle aux psaumes, il n’écrit plus vraiment, comme s’il avait trouvé, dans ce qui fut l’un de ses derniers chantiers, un lieu pour sa poétique, au terme d’un cheminement qui l’a conduit de l’ornementation complexe des Rhétoriqueurs à la « commune manière de parler » que regrettait chez lui Du Bellay. Si dans sa traduction, on croit entendre parfois la joliesse du flûtiau (agréable, le sacrifice, dolente, l’âme), c’est peut-être parce que Marot reconnut dans les psaumes une caractéristique de sa propre poésie, ou plutôt de ce qu’elle cherchait et qui la travaillait : un lyrisme chuchoté, une gravité en sourdine. Celui dont l’œuvre constitue l’une des naissances de la littérature du moi – ses émotions, ses impatiences, ses remords et ses souffrances – fait ressortir des psaumes leur simplicité de prières quotidiennes : une poésie presque privée, une déploration sans solennité. À cet effet, il lui fallait trouver la forme la plus plastique possible : aux 49 prières de son recueil correspondent 49 strophes différentes – un laboratoire poétique où Ronsard ira directement puiser pour ses Odes. En vérité Marot n’invente pas : ses psaumes doivent beaucoup au répertoire des rythmes de la chanson populaire de la fin du XVe et du début du XVIe siècles ; mais ce choix n’est pas innocent, qui passe la grandeur du texte biblique au tamis d’une simplicité profane : des vers courts et presque syncopés, pour les proférer dans un souffle.

D’hyssope doncq par toy purgé seray ;
Lors me verray plus nect que chose nulle.
Tu laveras ma trop noire macule ;
Lors en blancheur la neige passeray.
Tu me feras joye & lyesse ouyr,
Me relevant ma grace enterinée ;
Lors sentiray croistre & se resjouyr
Mes os, ma force & vertu declinée.

Sébastien Castellion (1553) avec Jacques Roubaud (2000)

Car tu ne prends pas
plaisir
a
sacrifice,
que je le face :
les brulages
ne t’agreent
point.
Les sacrifices
de Dieu
sont
un esperit
rompu et battu,
ô Dieu
que tu ne méprises.

Pour celui-là, il faudrait un article entier ; au moins pour réparer un oubli plus injuste que d’autres. Le livre que Zweig lui consacre en 1936, Conscience contre violence, est l’un des seuls ouvrages de l’Autrichien qui ne soit pas disponible ces temps-ci. Zweig y fait l’éloge de ce protestant de France, qui rejoignit par conviction religieuse la Genève de Calvin, puis publia contre lui un « J’accuse » magnifique et suicidaire après l’exécution de Michel Servet (ce dernier voulait qu’on rejetât le dogme de la Trinité ; le cas était pendable). Dans le pamphlet de Castellion, certaines phrases dont Roubaud rappelle qu’il faut attendre plus de deux cents ans pour pouvoir en lire de pareilles : « Tuer un homme, ce n’est pas défendre une doctrine, c’est tuer un homme. » Castellion ne dut qu’à la mort naturelle d’échapper au pire.

Des années auparavant, il s’était attiré l’hostilité de Calvin pour avoir proposé de traduire la Bible, en latin d’une part, en français de l’autre – Calvin avait préfacé la traduction d’Olivetan revue par Budé et de Bèze, et ne voyait pas la nécessité d’une tentative qui en eût entamé l’autorité. « J’avertis [Sébastien], écrit-il à Viret, que jamais, quand il me donnerait même cent couronnes, je ne consentirai à me lier à des rendez-vous à heure fixe et ensuite à discuter parfois pendant deux heures sur un seul mot. »

Castellion savait mieux l’hébreu qu’Olivetan, en dépit des apparences. Ce dernier multipliait les idiotismes hébraïques ; Castellion annexe le texte hébreu pour lui donner des airs plus français que nature. Il faut rendre la Bible « entendible » aux « idiots » ; le traducteur n’a affaire qu’au sens, car « la lettre est comme une gousse de l’esprit ». Pareille proposition faisait déjà débat à l’époque ; mais Castellion la met en œuvre avec une radicalité tellement intransigeante qu’elle force une admiration stupéfaite : dans sa Bible, les mots d’origine visiblement étrangère sont écartés : le baptême est « lavement », le prépuce « avant-peau », l’holocauste « brulage » ou « flammage ». Et comme il craint que les réalités orientales des récits bibliques n’échappent aux lecteurs, il transpose, adapte dans le contexte de l’Europe renaissante : cherchez les satrapes de Darius, vous trouvez des « baillis ».

Il faudrait republier la traduction de Castellion, elle est inouïe. C’est le vœu de Jacques Roubaud, à qui l’on doit, dans Traduire Journal, l’intervention typographique sur le texte de Castellion reproduite ci-contre : « Je cherchais, dit-il, un système qui donne une idée de la disposition de l’écriture hébraïque. Il y a donc deux diagonales : la première, de gauche à droite, pour la lisibilité en français ; la seconde, de droite à gauche qui est comme un souvenir du texte hébreu. Ma proposition tend une sorte de pont entre les deux » – une « traduction graphique » qui trace une évocation d’hébreu dans les lignes d’un texte qui l’avait effacé.

Purge moi
d’ysope,
e je serai
net,
lave moi,
e je serai plus
blanc
que neige.
Fais moi
ouir
joy’e
liesse,
e que les membres
que tu as
écachés
s’égayent.

Jean-Antoine de Baïf (1567)

Ωstîes tu ne veux land je t’an usa’ offert,
Ni kelkonk olokωst’. Ame ki bas se met
Son ωfrandez a Dieu. Dieu ne méprisera
Un keur unble de son méfet.

Il doit y avoir de grandes traductions malades, comme on le dit de certaines œuvres, manquées pour s’être approché si près de la source de l’engagement d’un artiste qu’elles ne peuvent faire le poids de leur propre projet. Malades, les psaumes de Baïf le sont tant qu’ils ont disparu de la circulation, passés aux pertes et profits d’une œuvre qui ne les vaut pas.

Pour lui, le chantier des Psaumes est un apostolat poétique et religieux. C’est d’abord un engagement catholique qui cherche à faire pièce aux protestants sur leur terrain. Mais les psaumes s’inscrivent aussi pour Baïf dans un projet esthétique d’alliance de la musique et de la poésie. La pierre de touche formelle de ce projet est le « vers mesuré », qui renonce à la rigidité de la régularité syllabique et à la rime au profit d’une union plus libre du vers et de la mélodie, afin de produire sur l’auditeur des effets psychologiques plus intenses. Il s’agit de renouer avec le vers antique en travaillant à l’alternance des syllabes longues et brèves. Le projet est d’autant plus volontariste qu’il est a priori difficile de distinguer en français entre longues et brèves, en dehors de l’accent tonique. Qu’importe, Baïf s’y essaie, et indique son protocole en tête de chaque psaume. Pour le LI, ce sera une « ode tétracole ; les trois premiers anapestiques trimètres non cadencés » (– – – U, U – – U, U – U X.) ; et le dernier, « dimètre non cadencé » (– – – U, U – U –.). Reste que ce souci rythmique, auquel s’ajoute une invention graphique (la première de chaque strophe en retrait), fait étrangement concurrence à l’unité du verset, que Baïf désarticule à l’occasion en le faisant déborder au-delà d’une strophe, débutant le suivant dans la même. Mieux, il multiplie les sources, traduit les psaumes de la Vulgate latine en s’inspirant de la version française d’Olivetan et en s’aidant des « versions hébraïques des doctes » – Vatable sans doute, premier professeur d’hébreu au Collège des lecteurs royaux. C’est un hyperfétichisme de la lettre, mais qu’importe si la lettre est latine ou hébraïque : il tente en même temps la parataxe du texte hébreu et le mot à mot du latin. Sa traduction des psaumes est un champ de bataille où s’écharpent des fidélités incompatibles : entre deux ou trois langues, entre l’exigence d’un texte et le choix d’une métrique – ce que J.-P. Amunategui, qui republia en 1979 quelques psaumes de Baïf dans la revue Po&sie appelle une « défense et illustration de la poésie contre la langue ». Enfin, Baïf renonce résolument à l’orthographe au profit d’une écriture qu’il veut strictement phonétique.

À peine achevé le livre des Psaumes « après avoir souffert nombre de tourments », Baïf s’y remet, propose en 1573 une seconde version, puis on lui commande une troisième, qu’il achève en 1587. Dans la version de commande, le rythme est régulier, la rime est de retour, la langue est rentrée dans le rang (« De Dieu le sacrifice, / Qui nous le rend propice, / C’est le cœur humble et bas. »). Pas plus que les précédentes, elle ne sera publiée du vivant de Baïf. Mais c’est elle qui a eu les honneurs d’une édition intégrale aux PUF.

Vién d’izzωpe sakre m’ékpiér ȩ nétir
Par tœ purifié nȩt je serȩ dutȢt.
S’il te plêt me lavér, plus ke la nȩje blank,
Klȩr luizant je me montrerȩ.
Fȩ’ k’eurus asȢhȩt jœië je puiss’ Ȣïr :
mȩs ωs k’as abattus sœt ejȢis galars.

Pierre Corneille (1670)

Sur des autels fumant pour vous,
Si vous l’aviez voulu, j’aurais mis des victimes :
Mais l’holocauste enfin n’efface pas mes crimes
N’éteint pas tout votre courroux.
Le sacrifice qui vous plait,
C’est un esprit touché, des yeux fondus en larmes ;
Le cœur humble et contrit vous arrache les armes,
Vous fait révoquer votre arrêt.

Parce que c’est Corneille, rien d’autre.
Après l’espèce d’écriture du désastre du Baïf, les vers tranquillement frappés de Corneille font drôle. Mais cent ans ont passé, et le genre à l’époque n’est plus qu’une coquille creuse. On se demande pourquoi le vieux Corneille y est retourné. C’est une paraphrase que le texte semble ne plus venir inquiéter, une sagesse à portée d’alexandrins (« enfin » arrive à point pour que le compte soit juste), une démonstration rétablie (si…mais…) dans une syntaxe grand genre et un imaginaire grand siècle (il y fallait des larmes).

Vous croyez reconnaître un écho de Polyeucte ? Son fantôme, un succédané.

Paul Claudel (1943)

Des sacrifices, si c’est cela qu’il Te fallait, bien sûr que Tu
les aurais eus de moi. Tu ne prends pas plaisir aux holo-
caustes.
Le sacrifices que Tu demandes, c’est un esprit brisé de
douleur ! Tu ne mépriseras pas, Dieu, un cœur contrit et
humilié !

« Il y a quelqu’un qui m’a enfoncé les doigts aussi loin qu’il peut dans la bouche et je vomis. » Pas question pour Claudel d’une traduction ni d’une paraphrase : ce serait une démarche de l’intelligence, un savoir-faire poétique assorti d’une technique savante. On traduit Thucydide ; les psaumes, on les « répond  ». S’il emploie la métaphore biologique – « Je vomis. De temps en temps il vient des morceaux d’homme de lettres ! Que voulez-vous que j’y fasse ? » –, c’est pour soustraire son geste à la littérature et le psaume à la langue. Quand Claudel ne veut reconnaître que le « latin inouï » de Saint-Jérôme – la fadeur des traductions en français lui fait « mal au cœur », et quant à l’hébreu il n’en parle pas, vu que « David pousse son verset en latin » – c’est à peine d’une langue qu’il parle, sinon celle de l’Esprit Saint. Celui qui confiait à son fils que « [son] français se dérob[ait] sous [lui] devant un mot comme advesperescit  » voulait aussi que sa pulsion poétique s’abîme dans la poésie des psaumes, « la plus âpre, la plus énergique, la plus hardie qui soit au monde ». C’est le projet impossible d’un croyant qui prétend n’être plus poète, mais qui sait ce que son propre verset doit aux versets bibliques. De sa conversion à sa mort, Claudel ne relâche pas cet effort : faire des psaumes (il n’en viendra pas à bout) sa parole. Et de convoquer le moine Cassius qu’il cite dans Les Aventures de Sophie : « Le serviteur de Dieu se pénétrera tellement des sentiments exprimés dans les psaumes qu’il ne paraîtra plus les réciter de mémoire, mais les composer lui-même comme une prière qui sort de son cœur. » En jeu, le déplacement de l’opposition traditionnelle entre fidélité et liberté : la liberté est le produit d’une fidélité vraie, et aussi sa garantie ; Claudel y met du sien, intervertit à l’occasion des versets, en ajoute de son cru, refait sa prière. Dommage : le LI n’est pas le plus pertinent. Mais le psaume IV, par exemple, qu’il traduit deux fois. En 1945, il commence par cela : « Je n’ai pas eu recours en vain à Ta justice ! Miserere, écoute-moi ! J’ai dit : Dieu ! et tout autour de moi s’est élargi. » Et en 1949 : « Le jour finit, et le tracas avec lui de ce long jour qui s’affaiblit. / Le silence s’est fait, et le décollement au fond de moi de ces lèvres où naît le miserere. » Il s’agit des mêmes versets.

Pour le LI, sa proposition est peut-être plus timide. Et encore : sa prière, il la dramatise à l’excès. Ses points d’exclamation sont des points de vocifération. Au psaume, il donne l’allure d’un tête-à-tête. Cela ne se chante plus : il faut hurler.

Tu me toucheras avec l’hysope et je serai pur ! Tu me lave
ras, et la neige n’est pas plus blanche !
Tu donneras à mon oreille la consolation et la joie, et les os humiliés exulteront !

Henri Meschonnic (2001)

Car tu ne désires pas un sacrifice et je le donnerais
L’immolation tu ne veux pas
Les sacrifices de Dieu un esprit brisé un cœur brisé et
écrasé
Dieu ne méprise pas

Depuis 30 ans, Meschonnic travaille à la traduction de la Bible, soit en la traduisant, soit en produisant une critique des traductions existantes. La distinction est artificielle : c’est l’un des combats de Meschonnic de montrer que la traduction est une poétique en acte, une pratique théorique. Parmi les Bibles en français, il distingue entre les traductions vers l’identité – qui dissolvent, dans un français naturel, l’étrangeté de la langue – et les traductions vers l’altérité – qui calquent le français sur la langue d’origine. Meschonnic les conteste également, parce qu’il y observe la reproduction d’un vieux dualisme – celui du signe, avec son signifié et son signifiant : le sens et sa forme. Il n’y a, dit Meschonnic, de sens que du rythme. On ne traduit ni une signification ni une langue : le premier effort de la traduction est de produire un texte qui fasse, dans la langue d’arrivée, ce que l’original fait dans la langue de départ – littéralement, sa métaphore.

On peut ne pas être entièrement conquis par des traductions dont l’effet est un peu en deçà des propositions qui les soutiennent (qu’on me permette d’entendre un peu trop d’Eluard dans son Cantique des cantiques) ; leur lecture peut en être empêchée par l’agressivité de leur blindage théorique. Mais ses choix ouvrent les textes comme des questions poétiques. À commencer par la disposition graphique de la phrase. Chaque pause marque un changement de construction grammaticale. Meschonnic est en guerre contre la manie de la subordination dans les traductions courantes des textes bibliques : la syntaxe hébraïque est paratactique, et le sens du psaume s’élabore dans un système de construction par apposition ou juxtaposition, souvent masqué par ceux des traducteurs qui verrouillent le verset en y ajoutant des verbes ou des marques de subordination, en estompant les ruptures, qui sont au principe de leur expressivité.

Meschonnic porte une attention constante à la valeur historique du lexique. Comme Cadiot (voir l’article de Lise Wajeman), il renonce à « holocauste », parce que son usage actuel rend le mot inaudible. Mais cette valeur historique est aussi une situation poétique : pas de poème dont le sens ne se construise dans son rapport à un certain état de la poésie. Le terme « psaume » a pris une coloration idyllique qui va à contresens de sa visée. Chouraqui avait choisi « louanges », mais c’est orienter les psaumes, dit Meschonnic, du côté de Saint-John Perse. Ceux de Meschonnic sont des « gloires ».

Remets-moi de mon égarement avec la marjolaine et je serai
pur
Tu me laveras et plus que neige je serai blanc
Fais-moi entendre la liesse et la joie
Ils se réjouiront les os que tu as écrasés

Olivier Cadiot (2001)

Tu ne veux plus de mes sacrifices
et même pas par le feu et la fumée
Dieu
mon sacrifice c’est ce souffle brisé
Dieu n’exclut pas un cœur brisé broyé

Olivier Cadiot décrit dans les pages qui précèdent (pp. 104 et 108-109) ce qu’ont été ses choix pour le livre des psaumes qu’il a traduit avec Marc Sevin. Il y parle de leur « matière » comme d’un « paysage catapulté » ; il s’agit d’en produire la sensation de désastre – chants heurtés, ligne rompue du verset, poétique du choc. On vient de découvrir sa nouvelle traduction des psaumes. Sa lecture est une expérience physique : joie des corps brisés, comme il dit :

Tu me purifies avec l’hysope
Enfin pur
lave-moi plus que neige
Je serai blanc
Tu me fais entendre des chants de joie
très grande joie
Joie des corps brisés