Vacarme 27 / Vacarme 27

Il faut défendre la société

par

There is no such thing as « society ». There are only
individual men and women, and there are families.
– Margaret Thatcher.

Demandez vous à quand remonte la dernière fois où vous avez entendu parler de la « refondation sociale » : trois mois ? six mois ? un an ? Rien d’étonnant, direz-vous : à mesure qu’elle passait dans les mœurs, en parler devenait inutile. Admettons. Mais demandez-vous, maintenant, depuis quand le vieux reproche « d’étatisme » n’a pas été agité contre ceux qui s’opposaient aux réductions d’impôts et à l’appauvrissement des services publics : trois mois ? six mois ? un an ? La même durée ou à peu près, depuis, disons, les grèves du printemps dernier. Croisez maintenant ces deux remarques, et vous verrez que quelque chose de l’espace politique a comme pivoté. Comme si le pouvoir en place était désormais mal placé pour dénoncer la mainmise de l’État, ou en appeler à la libération des forces vives du social. Comme si, à l’opposition canonique entre étatisme et libéralisme, s’était substitué un face-à-face nouveau entre État et société.

D’un côté, si le reproche d’étatisme est devenu difficile à manier, c’est que, ces dernières décennies, peu de majorités auront comme celle-ci ressuscité le volontarisme politique. Nicolas Sarkozy en est le vivant symbole : homme d’État superlatif, intervenant dans tous les domaines, faisant valoir partout la puissance de la parole, aux antipodes donc d’une puissance publique réduite à ses justes proportions libérales. Ce volontarisme est bien sûr paradoxal, puisque l’État emploie aujourd’hui toute sa puissance à saboter ses propres outils régulateurs, et à détruire des pans entiers de son intervention. Il n’empêche. Par l’ampleur et la force de cette automutilation, le mandat de Jacques Chirac apporte un démenti cinglant à la supposée « fin du politique », montre qu’il est encore possible, à l’échelle nationale, de mettre en œuvre un projet cohérent et concerté. On ne peut même pas dire que ce processus tende vers une réduction de la souveraineté à ses seules fonctions régaliennes, à sa mission de gendarme : car ce rôle semble pris dans une telle expansion, quatre cents articles dans la seule loi Perben II, que l’État minimal ainsi promis semble bien être à sa manière un État intégral, brisant toutes les digues entre l’ordre public et la sphère des échanges privés.

Face à cet étatisme d’un nouveau genre, c’est bien une protestation de la société qui semble se dessiner. Protestation de la société, plutôt que du « mouvement social » : parce que ne s’y retrouve pas le seul « peuple de gauche ». Parce que s’y nouent d’étranges unanimités, dans des professions d’ordinaire plutôt calmes (magistrats, ou psychanalystes). Parce que s’y revendiquent les conditions politiques sans lesquelles deviennent impossibles l’initiative, la création, le dynamisme des échanges ou l’innovation technique. Parce que la nécessité des mécanismes de redistribution collectifs y est invoquée à l’appui de l’autonomie des personnes, et sous la bannière d’activités hautement individualisées (la lutte pour le statut d’intermittent en fournirait un bon exemple). Parce qu’on y défend le rôle des juges, comme gage d’une société protégée par l’État, mais aussi de l’État et de ses serviteurs. En bref, le découplage entre les libéralismes économique et politique s’accentue chaque jour davantage : à mesure que le premier fait converger l’État et le marché, le second glisse de notre côté, en venant rappeler que l’individu s’enlève sur le fond de solidarités sociales et sous la protection du droit.

Devant cette nouvelle donne, le choix est assez clair. On peut se laisser fasciner par ces noces de la volonté et de l’État, rêver qu’elles changent un jour de camp – et finir par admirer discrètement Sarkozy d’avoir réhabilité la politique. Cela s’est vu. On préférera, dans les colonnes de Vacarme, tenir à cette réticence que la société manifeste, lorsque l’État tente de la mener au marché. Autrement dit, pour reprendre sérieusement un titre ironique de Foucault : il faut défendre la société. Ce qui veut dire : réaffirmer l’autonomie de ses modes d’organisation et d’expression, de plus en plus sévèrement policés, gouvernés, réduits au rôle de caution ou de témoignage. Mais aussi : ne pas lâcher sur les revendications de droits les plus « formelles », telle la liberté de croyance, plutôt que d’y voir les manifestations d’une conscience aliénée dont l’État devrait nous délivrer. Mais encore, car c’est le revers d’une autonomie conséquente : cesser de rêver d’hommes d’État qui nous ressemblent. En trouver, déjà, de plus indécis, et que nous puissions harceler.